Ibsen « Une maison de poupée » Théâtre de Carouge

 Ibsen « Une maison de poupée » Théâtre de Carouge

28 avril 2023 Non Par Paul Rassat

Faire exploser carcans, contraintes et rôles imposés pour être enfin soi. C’est paradoxalement ( ?) l’extrême contrainte, devenue insupportable, qui pousse l’héroïne de la pièce d’Ibsen  à se libérer de toute contrainte qui l’empêcherait d’être pleinement elle-même et non une marionnette, une poupée.

Jusqu’au 14 mai 2023

Sortir du rôle

Il est amusant de relever que Nora, personnage de théâtre, parvient à sortir sur scène de son rôle d’épouse, de mère, d’amie pour tenter de trouver sa voie et sa véritable voix. Les différentes définitions du mot rôle enrichissent la perception de la pièce.

Rôle, « ce qui est en forme de rouleau », donc enroulé sur soi. Possiblement enfermé.

« Page recto verso d’un acte notarié ». Les contrats ont une place prépondérante dans cette pièce.

«  Registre, procédure ». Le mari de Nora, après avoir été avocat, est directeur de banque.

«  Ensemble des répliques dites par un acteur »

«  Comportement social, modèle organisé de conduite relatif à une certaine position social, à un groupe… statut. »

«  Action, influence sur. »

« Une maison de poupée » épuise tous les sens du mot rôle pour enfin en sortir. Et, d’ailleurs, la sortie de Nora, à la fin de la pièce, se fait côté public. Elle quitte la scène, quitte la pièce et entre dans «  la vraie vie » comme diraient ceux qui croient qu’ils y en a une autre.

Mise en boîte, mise en scène

La mise en scène d’Anne Schwaller, précise, intelligente, sans effet inutile, colle au texte et en déroule tout le sens. Elle l’exprime, le presse au point que la boîte de la poupée explose. Tout contribue à ce déroulement. La musique, de l’opéra au jazz. La scénographie, très souple s’articule avec la sobriété et la froideur du mobilier uniforme. Le moindre détail est pensé. Les grilles du poste radio et l’ouverture de la boîte aux lettres se font écho : liens avec le monde qui rythment la vie dans la maison de poupée. Jusqu’au porte-manteau qui devient personnage. On y suspend les « costumes » et un chapeau. Chapeau, chef, directeur, statut… Mais lorsque le cadre contraint de Nora explose, les meubles sont empilés hors espace de jeu, figurants devenus inutiles, et le chapeau a changé de place. Les panneaux faisant cloisons sur la scène sont eux-mêmes  extensions des situations, conflits, états d’âme. Entrées et sorties des personnages ne visent pas à un rendu figuratif : elles sont elles aussi en conversation permanente avec Nora.

Statut ?

Il est évidemment question du statut de la femme. De ces trois femmes qui sacrifient leurs vies au devoir, à l’amour, Nora, l’amie d’enfance, la domestique. Elles incarnent le sacrifice. Et dénoncent ainsi au public la viduité des valeurs que beaucoup, surtout les hommes, mettent en avant pour justifier une place sociale, un rôle qui, au fond, les contraint autant que les femmes sans les faire souffrir autant : le devoir, la morale, l’honneur, la justice. Il ne s’agit pas de dire qu’elles sont inutiles, mais qu’elles sont souvent des paravents qui figent les personnes en rôles prédéterminés, écrits d’avance. Nora, elle, cherche à être vraie, à vivre !

Au-delà

Déroulons encore ! Par-delà les thèmes jusque-là évoqués – et qui doivent l’être – la pièce d’Ibsen touche à une question qui traverse toute notre Histoire et notre pensée : la relation maître / esclave. Le second travaille et transforme le monde. Le premier dirige. « La vie vaut ce que nous sommes capables de risquer pour elle ». Nous sommes alors toutes et tous maîtres, donc égaux. L’actualité de la pièce d’Ibsen nous renvoie, en France, aux Gilets Jaunes considérés comme irresponsables car, au sens habituel, inorganisés. À la théorie des premiers de cordée et du ruissellement. Au rôle de la rue et des casseroles en ce moment. Naguère, tout le monde était Charlie, puis les soignants, les caissières de supermarchés. Serions-nous toutes et tous un peu Nora ?