Invader, par Nicolas Kéramidas

Invader, par Nicolas Kéramidas

8 octobre 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Nicolas Kéramidas, venu envahir BD Fugue Annecy le temps d’une dédicace pour Chasseur d’Invader.

Les passionnés et les autres

J’ai plaisir à vous rencontrer parce qu’Invader ne fait pas partie de mon univers et parce que je suis curieux de vous entendre parler de votre passion.

Justement, le challenge est là. Je ne demande pas à tout le monde de jouer comme moi, mais je veux partager mon intérêt pour Invader. Sur Netflix ou d’autres plateformes, on voit depuis quelques années des reportages sur des sujets très variés. Il m’est arrivé d’en regarder sur des sujets qui, au départ, ne m’intéressaient pas du tout. La façon de les aborder rend la chose intéressante et même captivante. Bien sûr, avec cet album je voulais parler à ceux qui sont déjà passionnés mais aussi aux autres.

Une passion pour découvrir ou redécouvrir

Il n’y a rien de rationnel dans cette passion, quoique le jeu semble avoir un fonctionnement qui obéit à certaines règles.

C’est une passion qui fait appel à l’amour de la collection. Je collectionnais déjà beaucoup de choses ! J’étais le bon client. Il faut souligner que le principal avantage de cette collection est qu’elle est gratuite. C’est rare. Il faut cependant payer pour se déplacer. Moi, je bouge beaucoup, alors j’associe ma passion et mes voyages. Contrairement à ce que je pensais, j’arrive à dégager du temps sur mes déplacements pour répondre à mes recherches, au point qu’elles deviennent l’axe principal lorsque je bouge. La semaine prochaine, je vais à Rennes et à Nantes. Je sais qu’en arrivant, je vais aller faire le tour. Je ne connais pas spécialement ces deux villes et je vais les découvrir différemment. Paris, par exemple, ce n’est pas que la Tour Eiffel. J’ai redécouvert Paris…alors que j’y ai habité onze ans !

Regarder différemment

Et puis, comme il met souvent ça au premier, au deuxième étage, il nous amène à regarder ce que l’on ne voit pas habituellement, les architectures. On fait de nouveaux trajets qui permettent de découvrir des choses qui ne sont pas spécialement liées au jeu lui-même. C’est une manière autre de découvrir les villes. Le plus bel exemple est certainement Tokyo. J’avais quarante-huit heures. J’ai contacté quelqu’un là-bas pour faire un tour génial, que je n’aurais pas pu faire seul. La personne m’a montré le bar où a été tourné Kill Bill. Et puis il y a des choses à trouver sur les façades, au sol, à l’intérieur de bâtiments où on ne rentrerait pas sinon.

En plus de toute cette découverte, il y a la galerie que l’on a sur son téléphone et qui répond au côté collectionneur. Ça forme un tout. C’est ce que j’adore.

La carte et le territoire

Alfred Kozybski, dans Une carte n’est pas le territoire montre que le langage ne peut pas rendre compte de la réalité. Alors le jeu devient une autre forme de la réalité. Le territoire et le plateau de jeu se confondent.

L’un de mes amis est sociologue. Il étudie la possibilité d’une exposition à la BNF avec les cartes d’Invader. Il y a déjà eu une expo Invader à Marseille. Comme c’était à l’époque du confinement, elle n’a pas été organisée en un lieu fermé, mais dans la ville. Le truc a été génial, surtout lorsque les gens ont pu ressortir. Invader va bien plus loin que des mosaïques !

L’occasion de rencontres

Dans le bouquin, j’essaye de rendre compte de cette richesse. On pourrait faire plein d’autres bouquins sur le sujet. Ma passion m’a fait rencontrer tout un tas de gens. Comme Tout à pied. Chacun a un pseudo, lui, il fait tout à pied, de Clermont à Paris. Pour moi, c’est associé à un carnet de voyage.

Un jeu qui a la cote

Je regrette d’avoir découvert Invader sur le tard. Il y a une bonne dizaine d’années, l’application n’existait pas. Tout le volet d’œuvres dans les galeries d’art avait encore une cote accessible. Maintenant, ça a pris des proportions complètement dingues et inaccessibles. J’aime bien, aussi, ce petit côté frustrant.

Pourquoi ne pas voler ?

Ça existe et ça le rend dingue. Au fond, rien ne ressemble plus à une mosaïque qu’une autre mosaïque. Il nous donne même le mode d’emploi pour en faire chez nous. Les voler ne présente aucun intérêt ! Il paraît que certains filment le mur pour faire croire que c’est authentique.

Une démarche unique

On rejoint la question de la reproduction et de l’authenticité, depuis Walter Benjamin, Andy Warhol…

Lui fait des alias. Des copies authentifiées, à vendre très cher. Mais, oui, c’est tout un monde que j’ai découvert, que je continue de découvrir. C’est d’une richesse hallucinante. J’aime bien avoir à aller ailleurs, à la recherche des mosaïques. On ne peut pas jouer chez soi.

Est-ce que la notion de compétition intervient dans ce jeu ?

Il y a un classement mondial, donc une compète. Je suis pas mal classé, mais c’est compliqué d’être bien classé quand tu habites à Grenoble quand tout, globalement, se passe plutôt à Paris. Je profite de mes voyages pour avancer.

Un boulot de « dingue »

Ça se passe plutôt dans les grandes villes ?

Lui est français, il réside à Paris. Il en a mis plus de quatre mille dans le monde, mais mille cinq cents à Paris. Un tiers de son travail. J’ai été fasciné quand j’ai commencé à comprendre qu’une seule personne gérait tout ça ! Il a commencé en 96/98, il y a vingt-cinq ans ! Cette personne a passé deux à trois nuits par semaine, toute sa vie à installer ses œuvres ! Il faut une abnégation ! D’autant plus qu’il ne s’est sans doute pas passé grand-chose pendant une dizaine d’années. À l’époque, il n’y avait pas les moyens, comme internet, pour faire écho à sa démarche. Ça ne fonctionnait que par le bouche à oreille.

Un truc de génie

En 2014, deux fans ont conçu une application géniale qui fait appel à la géo localisation. C’est ce qui a créé la communauté. Normalement, n’importe qui aurait arrêté au bout de cinq ans. Passer autant de nuits par semaine, vers quatre ou cinq heures du matin, dans des endroits parfois bien glauques ! Comment il le finançait au départ. C’est l’un des seuls artistes qui n’a jamais changé de direction. En 96, il a posé une mosaïque, une deuxième deux ans plus tard, et l’invasion commence !

Dans Les tontons flingueurs, Audiard fait dire «  Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ». En réalité, il faut tout oser, et c’est l’échec ou le succès qui fait la différence.

Quelle obstination ! Je ne crois pas qu’il ait pu croire que ça marcherait un jour. Le côté collection participe au succès. Le street art aussi, mais c’est assez récent.

Une culture populaire

Il y a aussi un aspect puzzle coulissant, comme en avaient autrefois les mômes. Un peu madeleine de Proust. Invader, même si on est censés ne pas le connaître, on sait qu’il a la cinquantaine. Il a une forme de culture qui fait référence à Goldorak. Il te fait des portraits de Michel Platini, de Renaud, des trucs qui me parlent et qui font partie de la culture populaire. Parfois, je n’ai pas les références, j’aime bien creuser.

La stratégie

J’aimerais qu’il fasse un bouquin où il expliquerait. Pourquoi certaines pièces ? Pourquoi là ? J’arrive pas toujours à comprendre.

Il y a une conception, une vue d’ensemble ?

Peut-être pas au début. Maintenant, quand il fait de nouvelles invasions, telles que Fontainebleau, il donne un sens à ce qu’il fait. Même si ce n’est pas toujours évident.

Il a des concurrents ?

Certains font des mosaïques, oui. Des copies. Elles peuvent créer le doute chez les gens, ce qui n’est pas super. Parfois, on lui pique des endroits qu’il a avait repérés et qu’il aurait aimé envahir.

Anticiper

Ça veut dire que certains arrivent plus ou moins à comprendre sa stratégie et à le devancer.

C’est marrant, parce que, dès qu’on se met à jouer, on se demande où il va intervenir. On sait qu’il le fait en se promenant, en regardant des films : tout est source d’inspiration. Il y a une ville particulière, c’est Montpellier. Il a placé ses mosaïques de façon que, quand on regarde d’en haut, de dessus, elles forment un grand Space Invader.

Envahir l’espace !

On imagine la prochaine étape avec Elon Musk, sur Mars ?

On n’en est pas loin. Il y en a déjà un dans l’ISS et que l’on peut prendre en photo quand l’ISS passe au-dessus de nous. Thomas Pesquet est fan d’Invader et aurait proposé d’en mettre un sur la Lune.

Pour aller le flasher !

Ce jeu est une quête sans fin. Frustrante et excitante parce qu’on sait qu’on ne les aura pas tous. Le premier au classement en a trois mille cinq sur les quatre mille.

Dans la vie, on est souvent flashé. Là ce sont les joueurs qui flashent.

Je ne l’avais pas vu comme ça.

Empreinte carbone et autres pistes de réflexion alimentent encore la conversation pendant un bon moment. La passion de Nicolas ne faiblit pas !