Jean-François Mollière, ALP’ Annecy
16 mars 2025Jean-François Mollière est l’invité d’honneur de la 3 ème édition d’Annecy Lac Photo Festival qui organise un concours sur ce thème Le bruit du monde. C’est le Festival ALP’ qui réunit des expositions de jeunes amateurs, de professionnels autour du même thème. Le bruit? Ce sont, d’après le dictionnaire, des sons dus au hasard. En photo ce sont des variations aléatoires de couleur et de luminosité qui dégradent la perception de l’image. Au fond, nous sommes du bruit, nous dégradons et nous nous dégradons. Nous sommes aussi le fruit du hasard contre lequel nous luttons, croyons-nous, essentiellement par la science alors que l’art est plus efficace en la matière. Le selfie, lui, nous réduit au hasard de ce qui passe alors que la photographie capte le monde et s’émerveille qu’il existe quelque chose plutôt que rien. C’est la question que se posait Leibniz.
Exposition photographique à Bonlieu jusqu’au 23 mars.
Rencontre avec Jean-François Mollière.

Est-ce que l’on peut dire que la photographie est de la lumière arrêtée, captée ?
C’est une écriture à partir de la lumière. Ça capture et ça suspend le temps. Patrick Tosani montre ce côté figé de la photographie dans son travail. Contrairement aux autres disciplines artistiques, la photographie se fait en une seule fois. On ne touche pas son œuvre, qui se fait à travers une machine, alors que le peintre fait son travail au fil du temps. Il touche, retouche la toile. Un musicien, un sculpteur, un photographe se posent un peu les mêmes questions.
On peut éventuellement retoucher une photo, mais si l’intention de départ n’y est pas, la suite n’aura pas la portée nécessaire. Il faut attendre longtemps pour déclencher en une fraction de seconde. Tes photos rappellent la question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Tes photos capteraient un petit moment de vie sur le néant.
Il n’y a pas de hasard dans la vie. Il faut le faire surgir, il faut épuiser son sujet. Tu arrives devant quelque chose qui présente un potentiel photographique ; il faut être en écho avec le monde. Quand tu photographies, il ne faut pas penser. Tu penses avant, tu penses après, tu ne penses pas pendant. Rien ne doit interférer, c’est une espèce de transe sans laquelle tu ne peux pas être en résonance avec le monde.
C’est un transport amoureux.
Oui !!! Ça a énormément de rapport avec l’amour. Mon premier titre, d’ailleurs, a été Fragments amoureux. En Afrique noire, je n’arrivais pas à dormir tellement les images me hantaient. C’est la passion d’une vie.
La photo réussie est toujours une sorte d’autoportrait détourné.
Bien sûr. Robert Franck a cassé complètement la photographie, comme l’expressionnisme abstrait aux USA a révolutionné les choses. Avec la 2 ème guerre mondiale, tous les grands peintres ont émigré là-bas. Toutes les photographies de Robert Franck sont des autoportraits. Je sais, mais on analyse mieux le travail des autres que le sien, je sais que d’une certaine façon je réalise des autoportraits. On pense naïvement que la photographie se fait avec l’œil. Non, ça se fait avec le corps. Tu es obligé de te bagarrer avec le réel. C’est comme dans une danse, tu es complètement dans quelque chose, tu te balades comme si tu flottais. Un peintre dira la même chose. Pollock, c’était tout son corps qui s’exprimait. Parfois je regarde à peine dans mon appareil parce que je fais plus facilement surgir le hasard. Je suis tellement en correspondance que je sais que ça peut être bon.
C’est comme si tu pouvais provoquer des choses !
Oui, bien sûr. Une photographie n’est pas une pensée, c’est une intuition de pouvoir provoquer les choses, de faire surgir le hasard et la vie. Une grande photographie, c’est comme une grande peinture, on se fiche de ce qu’elles représentent. Burgalat disait que le plus important d’une photographie n’est pas ce qu’elle montre. Quand tu vois une peinture de Scully ou de Rothko, c’est la vibration qui t’intéresse. La première fois que j’ai vu une Annonciation de Fra Angelico, c’est la vibration qui m’a transporté. Après, tu reviens à l’histoire, mais c’est le jeu formel qui fait que l’œuvre te dépasse !
On est en pleine physique quantique. Ce sont les relations entre les particules qui prévalent. Il y a comme une contradiction : la photographie capte, fige sur un support, et en même temps elle crée un autre mouvement en redonnant vie dans le regard du spectateur, dans l’analyse…
La photographie échappe à l’auteur, elle prend son propre envol et chacun en a sa version, comme en sortant de la projection d’un grand film. Certains me disent « Tu as pris ça le 11 septembre », alors que c’était en janvier 2022. Ces réactions montrent que l’image fonctionne, elle est un poème visuel. Quand je visite une exposition de peintures ou de photographie vraiment forte, je me dis que je n’ai vu qu’une seule image. C’est comme en musique un accord de notes dont tu ne retiens que la composition, que la mélodie. Concevoir une exposition, c’est comme écrire une symphonie. Une ou deux images faibles mettent tout en l’air.
Olivier Massin écrit que , quand on voit une image il est possible de ne voir que l’image, ou bien la réalité à laquelle elle renvoie, ou bien l’une et l’autre alternativement, ou bien les deux en même temps. C’est cette conversation qui est intéressante, le jeu des interprétations possibles. Quand on regarde ce tableau…cette photographie.
C’est un honneur que tu dises tableau.
Cette autre, là-bas, est un Vermeer. Il y a l’œuvre et puis le hors-champ. Sur cette photo de New-York, ton personnage va continuer de marcher et sortir du cadre.

Ce qui me plaît, c’est quand quelqu’un me dit : « Ça me fait penser à… » Si l’imaginaire décolle, la poésie s’envole. Chacun son interprétation à partir de l’inconscient.
C’est donc une rencontre de personne à personne, d’inconscient à inconscient entre le photographe et le regardeur, via la photo.
Oui. Lorsque je vais à New-York, je n’ai jamais de plan, je me balade avec mes images mentales. Le bâtiment qui t’a ému, la lumière qui t’a ému, tu y retournes.
C’est un voyage en toi et dans le passé que tu renouvelles en permanence.
Toujours excitant. Dans une vie de photographe, tu peux passer jusqu’à trois mois sans rien faire d’intéressant, et en une journée tu feras dix photographies qui peuvent rester.
C’est un peu comme un calligraphe qui emmagasine de l’énergie, se concentre. Tu as l’impression qu’il ne se passe rien, et puis ça démarre.
Tu te bats avec le réel. Tu mets une énergie dingue. À New-York, je peux faire vingt-deux kilomètres dans la journée. Je repère un bâtiment et je m’arrange pour gagner une position haute qui permet d’avoir une vue sur lui.
Jean-François développe alors ses stratégies « alternatives » pour gagner les roofs top des hôtels de luxe. Il se « débrouille », comme il dit. La décontraction vestimentaire des gens riches permet parfois de se faire passer pour l’un d’eux.
Je suis capable de tout faire pour y arriver. Tu es tellement convaincu que tu fais quelque chose qui t’est essentiel que tu passes pour un client de l’hôtel.
Qu’est –ce qui t’a fait venir à la photographie ?
C’est Bob Dylan. Quand, adolescent, j’écoutais Dylan, je sentais qu’il y avait une intériorité ( Je ne comprenais rien), une intériorité, une force, quelque chose qui me dépassait. Je découvrais : « Ça doit être possible de s’exprimer de cette façon là ? « C’est un cri tellement fort que je devais faire la même chose, mais en photographie. Je ne sais pas chanter.
Ça correspond à un manque. Quand tu n’es pas artiste, c’est plus facile de te reposer l’été dans ta chaise longue à ne rien faire. Avant, je n’arrivais pas à prendre de vacances. Oui, c’est Dylan et la découverte de la peinture qui m’ont emmené à la photo. Les émotions artistiques.
Je pense parfois que Le plongeur de Paestum est la première photographie, d’avant l’invention de la photographie. Saisir un instant et en faire l’expression d’une éternité. Le temps suspendu.
Il faut faire attention avec l’expression « saisir le temps » qui renvoie à l’école de Cartier Bresson qui parlait toujours de l’instant décisif, ce qui a contribué à déformer la pensée sur la photographie. On pense que c’est capturer un instant précis, déclencher au bon moment. Le bon moment, c’est la résonance du monde. Et puis une photo peut être une pose longue, un agencement formel, même si une photo est unique. Si tu reviens sur le même lieu, avec le même cadrage, la même lumière, le résultat sera pourtant différent.


C’est Héraclite.
Il est donc dangereux de parler d’instant décisif en photographie.
Le carpe diem est cet instant d’un présent qui n’existe pas dans lequel se fondent le passé et le futur.
Ça m’intéresse vraiment. Quand tu es en résonance dans le monde, dans cette plongée photographique, c’est vraiment le carpe diem. C’est là où je me sens le plus vivant. C’est incroyable, orgasmique. Je me dis : « C’est pas possible ! » Ce sont des moments de fulgurance…même si tu peux te planter et le réaliser quand tu découvres l’image sur l’ordinateur et lorsque tu fais le tirage. La photographie, ce sont des étapes. La prise de vue est un moment important…
Il faut cette intensité à l’origine.
En général, quand tu as cette intensité au départ, tu ne te trompes pas beaucoup. On peut être déçu, c’est sûr, ou à l’inverse découvrir des images que l’on n’a pas vues. Un photographe qui te dit qu’il voit les choses pendant la prise de vue, c’est pas vrai. Ça va trop vite ! Le gars qui court je le vois, mais je ne peux pas voir les trois personnages qui sont en bas. Impossible !
Un peu comme l’écrivain qui dit que ses personnages lui échappent.
Bien sûr. Il faut que ça échappe ! C’est bon signe.
Puisque tu parlais de moment orgasmique, il existe ce qu’on appelle l’orgasme tactile, une mini crise d’épilepsie due à l’entrecroisement de trois moments, présent –passé-futur, provoqué par la répétition d’une phrase musicale, par exemple.
C’est la meilleure réponse aux angoisses existentielles. Si je fais de la photo, c’est que j’ai tellement peur de la mort, je vis tellement d’angoisse existentielle que la photographie, comme tu le dis, arrête le temps pour moi.
J’ai hâte que ça recommence.