Laurent Petit,artisan cuisinier et toque éthique
10 octobre 2021Laurent Petit, un art de vivre (photo © Gilles Camillieri)
Laurent Petit, quand je vous ai appelé pour vous rencontrer vous étiez en vacances en Corse. Qu’est-ce que vous y appréciez ?
Cette histoire de mer et de montagne, l’idée de faire une rando le matin et de se baigner l’après-midi. Comme ici avec le lac. En Corse, j’apprécie particulièrement le mouvement de l’eau. On va entre l’Île Rousse et Calvi, en Balagne. Ce n’est pas encore trop touristique.
La complicité comme moteur entre Laurent Petit et son épouse
Je me suis dit que nous pourrions partir de livres. Le dernier que vous avez produit est « modeste » par le format…Une photo vous montre avec votre épouse. Qu’est-ce qu’elle évoque pour vous ?
Notre complicité incarnée par 30 ans de mariage et 29 ans d’entreprise. Un respect mutuel aussi, très profond. La photographe m’a fait enlever mes lunettes, je me reconnais à peine ! Elles sont un tel marqueur !
La rencontre de Michel Guérard
On peut revenir tout à fait au début avec ces 2 livres de Michel Guérard. La cuisine est affaire de rencontre. Celle-ci a compté.
Elle a été la rencontre de plus qu’un cuisinier. La rencontre d’un homme, en mai 84. Même si elle a été brève, ce monsieur me montre que mon métier peut prendre une vraie dimension. Le petit métier de cuisinier que j’ai choisi peut devenir celui d’aubergiste, avec toute la noblesse que ça comporte. Pour moi, monsieur et madame Guérard étaient les aubergistes exemplaires.
[Michel Guérard termine ainsi la préface de La grande cuisine minceur (édition de 1984 !) « Et je berce encore un vieux rêve, celui de marier un jour prochain le cuisine gourmande à la cuisine minceur et qu’elles deviennent un nouvel art de vivre pour l’honnête homme d’aujourd’hui et de demain. » C’est dans les pas de ce pionnier que marche Laurent Petit.]
Au-delà des étoiles
Vous vous dites artisan cuisinier, vous parlez d’aubergiste.
Finalement, il y a ces étoiles qui…comme ça…mais avant tout c’est un métier d’accueil, de bienveillance. Ce qui nous anime est de faire plaisir. C’est presque égoïste parce qu’on se fait plaisir en apportant du plaisir aux autres. Ils vous le redonnent au centuple en vous disant que c’était génial.
Puisque vous parlez d’étoiles, dans un livre de 2018 vous évoquez la 3° étoile, que vous n’avez pas encore. René et Maxime Meilleur disent que cette 3° étoile les a libérés. Quel effet a-t-elle eu sur vous ?
Elle a tout de même été perturbée par cette époque particulière que nous avons traversée. Elle a été une grande émotion, une grande joie. C’est le cadeau dont l’enfant a rêvé au pied du sapin de noël, une émotion très pure et très forte à la fois.
Être soi avant tout
On n’a pas la grosse tête ?
On reste soi-même. Si on a la grosse tête, c’est qu’on l’avait avant. C’est un cadeau du ciel, un cadeau de la société…Je n’ai pas sauvé des vies ! Je n’ai jamais été dans l’obsession, dans la douleur pour avoir ces étoiles. Parfois, je me pince pour me dire « On a 3 étoiles. »
Elles sont là, sur votre veste.
Heureusement parce que je les oublierais assez vite. On reste une maison toute simple, toute modeste, comme notre clientèle qui nous ressemble. Ça ne change pas la vie, à part quelques rappels des médias.
Faire valser la hiérarchie des produits
Continuons sur le thème de la modestie, vous utilisez des produits modestes et soutenez qu’il faut revoir leur hiérarchie. Vos lentilles valent du homard ! Il vous faut en convaincre vos clients.
C’est là qu’intervient le savoir faire culinaire, l’expérience de 40 ans. On peut aller chatouiller les fibres de chaque végétal de manière à flatter l’âme de chacun au moment de la dégustation. Rendre un chou vert savoureux en le construisant en tarte mille feuille condimentée d’une féra fumée, ce n’est que du chou vert mais c’est grand. Quand on cuit un colrave dans une soupe de poissons de lac safranée, il est tellement confit, goûteux qu’il devient un géant. De même avec la racine d’endive interprétée dans un dessert pour faire de la chicorée montée sur une meringue très torréfiée, avec un granité. Le résultat vient donner un rythme particulier à la fin du repas. C’est du métier.
« Je suis un électron libre » dit Laurent Petit
Le métier à lui seul ne permet pas la créativité. Il y faut des qualités personnelles ?
Cette créativité, je l’ai toujours eue. Je ne suis pas un enfant du sérail. Je n’ai pas eu de maître, ni à penser, ni dans le geste. Culinairement, je suis un électron libre. Ça m’a emmené dans des dérives et fait perdre du temps mais j’en ai gagné aussi. Ce comportement m’a permis de m’affranchir de pas mal de choses.
S’affranchir des codes pour créer
Vous vous créez en grande partie vous-même. Si je me souviens bien, vous n’avez d’ailleurs pas gardé une très bonne impression de l’école.
Effectivement, je me suis affranchi de tout ça. Ma 3° étoile vient lorsque je vais encore plus loin. Je dis alors que le système et les codes de la gastronomie sont désuets. Je suis un peu provoc quand je dis que croquer dans un champignon de Paris que je viens de cueillir ou dans une truffe apportent des expériences comparables. Croquer à pleine bouche dans un champignon est d’une intensité dingue. Croquer dans une truffe apporte aussi cette densité mais la texture est moins agréable. J’ai vraiment fait le test.
De l’importance des rencontres
Vous cassez les codes en passant d’un livre intitulé Best Of à ce dernier où vous donnez la vedette à la ville, aux produits et aux producteurs. Vous n’y êtes pas dans la démonstration mais dans votre relation aux autres.
Tout vient de rencontres. Le Best Of avec Ducasse qui produit une série et qui m’a demandé d’en être. Le livre appuie mon image en construction avant la 3° étoile. Je m’y mets à nu pour chaque recette, chaque geste est photographié. Annecy était vient de la rencontre avec Delphine Evmoon, une fille un peu perchée, sûrement un peu comme vous. Elle fait de très belles images. Elle m’a contacté pendant le Covid parce qu’elle avait saisi que j’ai un point de vue différent.
De l’importance du virage radical en région de montagne et en gastronomie
Vous parlez de votre « cooking out » en 2015 et vous aviez déjà esquissé quelque chose en 2007 avec Images cuisinées des grands lacs de Savoie.
C’était le début d’une belle idée mais je ne suis pas allé au bout. Avec le recul, je me dis que si je sors en 2007 un livre sur les poissons de lac, il n’est pas normal que je n’enfonce pas le clou. C’est à ce moment-là que j’aurais dû prendre un virage radical. Je ne cautionne plus rien de tout ça aujourd’hui. C’est 2007 mais ça me paraît une éternité ! Pour grandir, il faut considérer que rien n’est jamais acquis, qu’il y a toujours tout à faire. Même avec cette 3° étoile, je pense que je suis vraiment au début d’une nouvelle histoire. Il ne faut jamais s’arrêter.
L’art de la passe et du travail en équipe
Les écrivains ont peur de la page blanche. Le nombre des produits n’est pas infini. Vous n’avez pas peur de manquer d’inspiration ?
Même si un plat paraît abouti, il est toujours possible de le faire grandir. Et puis il y a le travail d’équipe. J’ai envie de mettre en avant le talent de la jeunesse à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Dans un article qui date d’il y a 20 ans Luc Dubanchet titrait déjà « Laurent Petit, le passeur ». J’ai toujours poussé les pépites que j’avais ici à s’envoler. Je les y ai aidés.
« Il faut cultiver notre jardin » (Voltaire) potager et personnel
C’est peut-être lié au côté autodidacte. Quand on trouve quelque chose, on a envie de le partager.
Être seul pour se construire ne présente aucun intérêt.
Nous nous étions rencontrés à l’occasion d’un marché de vos producteurs que vous aviez organisé ici. Vous souhaitiez que les municipalités aident les restaurateurs à avoir du terrain pour y faire un jardin.
Ça devrait être obligatoire.
[ Dans Relions-nous, Emmanuelle Coccia écrit « …la ville naît au moment où un groupe d’êtres humains se lie dans une relation de fidélité avec une série de plantes : c’est avec le premier jardin et avec l’invention de l’agriculture que l’humanité abandonne la posture de chasseur-cueilleur et devient sédentaire…La ville est donc essentiellement un jardin…Ce n’est pas la pierre qui définit la ville, mais la plante… » Nous l’avons oublié pendant bien longtemps.]
Le jardin, les producteurs et la vraie cuisine
Je me bats en tout cas pour que chaque restaurateur ait son lopin de terre. La pression foncière est très forte ici. Un jardin pourrait compenser la déperdition de connaissances, les lacunes de certains restaurateurs. On verrait vraiment la différence entre ceux qui cuisinent de vrais produits et ceux qui assemblent. On ne peut rien faire sans les fondamentaux, sans nos producteurs. Il faut aller passer une semaine avec un maraîcher ! Ramasser les petits pois, les fraises ! Quel travail ! Ce que je vais dire n’est pas glamour mais ma réussite est aussi due à mon côté très pragmatique, gestionnaire, manageur. Il équilibre mon penchant no limit, un peu perché, poète.
Créer des plats « beaux à l’âme »
Est-ce qu’il vous est arrivé de croire à certaines créations qui ont finalement été des ratages ?
On sent certaines idées sur le papier et puis ça ne matche pas. Dieu merci, un plat n’est pas une addition d’idées, ni uniquement de la maîtrise technique. Un jeudi matin par mois on fait un testing collégial. Chacun des jeunes apporte sa proposition. C’était hier le premier testing après la saison d été qui n’en comporte pas. Les gars avaient perdu le fil. Ils m’ont fait un inventaire de techniques. Sur les plats que nous avons goûtés, un seul était beau.
Beau ou bon ?
Beau à l’âme, avec de la saveur, des effluves. C’était un oignon farci, dans la bonne assiette, avec un très beau jus, une belle fraîcheur avec une huile de cébette mais le siphon au fromage qui garnissait l’intérieur gâchait l’ensemble. Intellectuellement, je déteste le fromage cuisiné.
Vous avez dit « cérébral »?
Ce que vous venez de dire est intéressant. Vous fonctionnez beaucoup sur le mode intellectuel. Vous analysez. On a pu le remarquer à Top Chef.
C’est mon côté cérébral.
C’est drôle parce que j’avais écrit un portrait de vous sans jamais vous avoir rencontré et vous aviez un peu tiqué sur le mot « cérébral » lorsque nous en avions parlé ensemble.
J’ai des potes qui ont fait de grandes études. Ma frustration de ne pas en avoir fait peut percer parfois. Lorsque je les traite d’intellos, ils me répondent « C’est toi l’intello, ce n’est pas nous ». Nous, on a appris comme des idiots, on a eu la capacité à absorber, c’est tout.
Comment vivre la notoriété
On vous retrouve aussi dans un album qui est sorti récemment, Sacrés chefs. Le livre présente 8 chefs célèbres dont vous faites partie.
J’adore ce livre. Il est superbe et plein de vérités. Ducasse se met à poil. Nous disons tous des trucs que nous n’avions jamais dits.
Vous passez à la télé, vous devenez un personnage de BD, quelle est la suite ? (rires). Votre portrait en peinture ?
Je relativise tout ça. Je suis un enfant gâté. J’ai beaucoup de chance et un peu de bon sens paysan. Je n’ai pas d’enfant, je sens que je suis poussière sur terre. Profitons tous les jours, aimons-nous et c’est tout.
Le Clos du Bon Sens Paysan
Les sens font partie de cet art de vivre. D’où vient le nom de Clos des Sens ?
Le clos vient de cette terrasse, avec ces deux arbres. L’histoire commence là. Pendant 20 ans, notre histoire se déroule dans cet espace clos. Les sens parce que je considérais qu’un repas réussi met tous les sens en exergue. J’avais 29 ans à l’époque ! C’était quand même très ambitieux, presque prétentieux. Si je devais rebaptiser notre établissement aujourd’hui, ce serait Le Clos du Sens. Ma femme et moi l’avons construit avec beaucoup de bon sens paysan.