« Le bruit de la pluie », Joël Alessandra, Jeanne Roche

« Le bruit de la pluie », Joël Alessandra, Jeanne Roche

28 août 2021 Non Par Paul Rassat

 L’album intitulé « Le bruit de la pluie » rend visible ce qui ne l’est pas, avec justesse et sensibilité. Un enfant, un diagnostic, le monde se bloque. La déflagration de ce diagnostic, une tumeur cérébrale qui nécessite une exérèse chirurgicale, fige tout. Antoine, le jeune « héros » de l’album déclare « Moi, après j’ai rien compris à ce qu’on me disait…Je n’entendais que le bruit de la pluie. »Pour Nougaro la pluie fait des claquettes, comme Gene Kelly. Sénèque affirme que « La vie n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre comment danser sous la pluie. » Mais lorsque la pluie n’est ni son, ni rythme, son bruit arrête l’univers, le réduit à une sensation. Arrêt. Coupure. L’équipe dont fait partie Jeanne Roche reçoit de jeunes patients, les accompagne dans une approche holistique afin de renouer les fils de la vie et de débloquer le bruit pour qu’il redevienne  son.

Rencontre avec Jeanne Roche

Le bruit de la pluie

Pourquoi ce titre, « Le bruit de la pluie » ?

Il renvoie aux propos des patients ou bien de leurs proches quand ils reviennent des années après sur l’annonce du diagnostic. C’est un moment de sidération. C’est inentendable, d’une telle violence qu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Quand plus tard ils en parlent, c’est pour dire « Je me souviens, ce jour-là il pleuvait. Tout ce que j’entendais était le bruit de la pluie. » Ou bien « J’avais très froid. » La violence est telle qu’elle interdit la pensée élaborée. L’univers se réduit à des choses basiques, sensorielles. « J’entends tel bruit. J’ai la sensation de chaud, de froid. Je vois telle couleur. » Ces éléments très primitifs s’inscrivent dans la mémoire. 

Le « bidule » et ses effets

Reconstruire une pensée, retisser les liens 

C’est souvent après des années, à travers un travail d’accompagnement  par des professionnels, par d’autres cheminements que peu à peu le patient et ses proches arrivent à élaborer une représentation de la maladie, de ses conséquences, des traitements, de qui ils sont. Il y a aussi le deuil de ce qu’ils seraient devenus ou de ce qu’ils rêvaient de devenir s’il n’y avait pas eu cette maladie.

Accompagner

Ce moment fige les choses, forme une coupure. Votre travail d’équipe est d’aider le patient à  retisser tous les fils avec lui-même, l’entourage familial, scolaire…

C’est un travail d’accompagnement. Je déteste l’expression « prise en charge ». Cet accompagnement comporte des étapes multiples. Il consiste à aider l’enfant à mieux se connaître. Son entourage familial à mieux le connaître et à mieux le comprendre. Bien souvent la maladie et les traitements qu’elle a nécessités sont responsables d’une situation de handicap invisible. Des problèmes de mémoire, par exemple, de concentration, d’attention, de flexibilité, la difficulté à sentir ce que l’autre perçoit. Les apprentissages scolaires s’en ressentent ainsi que les relations interpersonnelles.

Vous intervenez essentiellement auprès des enfants ?

De deux à vingt-cinq ans. Cet âge est la limite à laquelle l’enfant quitte les études ou l’apprentissage pour démarrer une vie active, une vie d’adulte. Nous passons le relais si nécessaire à des structures adultes spécialisées ou bien il n’y a plus besoin d’accompagnement dans les meilleurs des cas.

 La force de la fiction tirée du réel

Antoine, le héros du livre n’existe pas vraiment. Il est le résultat d’un assemblage de personnes, de données vues, vécues. Il est une synthèse, un équilibre entre la fiction et la réalité. Mais la première page est écrite par la maman d’un petit garçon qui a été accompagné par l’équipe alors qu’il avait trois ans.

Solliciter un parent pour écrire la préface est une suggestion de Joël. L’idée est très belle. J’ai tout de suite pensé à cette maman que je connais depuis dix-huit ans. Son fils Thibault a aujourd’hui vingt-quatre ans. On va se dire au revoir dans quelques mois. Je ne pouvais pas solliciter n’importe quel parent. Je savais que la mère de Thibault a beaucoup travaillé sur elle. Sa qualité d’écriture convenait. L’équilibre s’est fait aussi en associant au projet d’écriture Babette, qui s’appelle Lisa dans la BD. J’avais prédéfini un certain nombre de thématiques qui m’étaient chères : la relation avec la fratrie, la question de la temporalité nécessaire pour le patient et son entourage, qui court parfois sur plusieurs années…

L’approche de Joël Alessandra 

Pour chaque thématique nous avions recensé avec ma collègue plusieurs anecdotes cliniques. Nous en avons bombardé Joël pendant une journée. Il a pris des tas de notes et ses retours nous ont bluffées. C’est au point qu’on imagine que cette BD est autobiographique. Ce n’est pas le cas. Joël a une incroyable capacité à prendre un sujet à bras le corps, à s’en imprégner.

L’esthétique de son dessin fait toujours sens. Sans effet gratuit. La ville de Lyon est un personnage qui ancre la narration et tisse ces fameux fils.

Le scénario est suffisamment fort, il ne nécessite pas de fioritures. La sobriété est efficace.

Le poids des mots

L’équipe qui accompagne les patients préfère que les choses soient formulées par l’enfant et l’entourage plutôt que de voir à priori un dossier. La parole, l’échange sont primordiaux.

Mettre en mots est un travail thérapeutique qui participe d’une élaboration psychique de ce qui s’est passé. En plus des mots, il y a dans la BD des images, des regards, des expressions très parlantes. J’insiste sur l’approche de Joël. Après notre première journée de prise de contact, il est revenu dans le service trois mois plus tard. Il a rencontré des patients, des parents. Il a assisté à des entretiens avec des aptitudes relationnelles incroyables en trouvant sa juste place. Ceci lui permet de placer dans la BD des éléments d’histoire véridiques, de vraies phrases avec de « vrais morceaux de patients ». C’est le cas lorsqu’Antoine dit à sa mère « Je déteste quand tu me mets des  barrières ». C’est une patiente qui a dit ceci.

Les mots, les images : exprimer (« faire sortir », étymologiquement) pour avancer

Antoine se distingue par son aptitude à dessiner. Est-ce que c’est une caractéristique qui correspond à une réalité ?

Pour réaliser cette BD, Babette et moi avons consulté de nombreux dossiers qui comportent des dessins d’enfants. Elle travaille beaucoup avec le dessin comme éducatrice. Les patients dessinent souvent des monstres. Ils sont parfois attirés par des films d’horreur. On retrouve cette dimension dans « Le bruit de la pluie ». Le « bidule » en tant que tumeur est innommable au départ. Petit à petit l’enfant arrive à élaborer une représentation qui lui permet de faire avec.[Le bruit redevient son.]

L’accompagnement de l’équipe au sein de laquelle exerce Jeanne Roche rend visible ce qui ne l’est pas, décalages, « bidule ». C’est ce que réalise parfaitement « Le bruit de la pluie ».

PS L’album comporte quelques pages informatives et explicatives.