Le voyage permanent de Joël Alessandra
1 octobre 2021Talpa avait aimé Le bruit de la pluie. D’où le désir de converser avec Joël Alessandra afin de mieux connaître la personne et l’auteur. Il se trouve que nous avons parlé de la relation au monde, de la vérité et de la sincérité avec laquelle l’auteur en rend compte. Sujet intéressant qui anime le milieu de l’art en général depuis bien longtemps. Et puis, comme Talpa n’hésite pas à recreuser dans le même sens, un rappel de cette formule si pertinente « On n’écrit pas pour rapporter sa vie dans ses livres, mais pour la découvrir. » Alan Bennett La reine des lectrices.
Le goût de l’aventure
Joël, vous êtes à la fois le scénariste et le dessinateur de Lady Whisky…
Comme sur beaucoup d’ouvrages.
Il y est question de dessiner l’instant en prenant le temps. « En prenant le temps d’appréhender les gens et les paysages qui nous avalaient. » C’est une drôle de relation au monde.
Pour éclairer cette phrase que j’avais oubliée, je suis plutôt un dessinateur de voyage. Un carnettiste, un dessinateur voyageur. La matière de mes livres est empreinte du réel, des pays que j’ai traversés. Je ne peux pas dessiner un lieu sans y avoir été. Pour entamer l’histoire de Lady Whisky, il a bien fallu que je la vive. C’est une espèce de reportage dessiné que j’ai dû documenter. J’ai pris la suite d’Helen Arthur qui est décédée avant de trouver le cru exceptionnel capable de représenter sa marque de whisky. Je me suis mis en tête de trouver, à titre posthume, ce breuvage. Au-delà des liens de parenté qui nous liaient, il y avait une véritable amitié avec Helen. Je suis donc parti cette idée, sans savoir ce que j’allais trouver.
Le carnet de voyage romancé
Je documente donc comme un carnet de voyage, jour après jour. Les faits sont romancés, bien sûr. S’y ajoutent des métaphores visuelles, des parallèles avec la littérature. Je cite des écrivains écossais qui ont abordé le thème du whisky.
La relation à la réalité
L’approche est identique pour Errance en Mer Rouge. J’y parle des pirates de Somalie. J’ai longtemps habité à Djibouti, c’est pourquoi mes histoires sont toujours plus ou moins empreintes de réalité. La démarche est la même pour Petit fils d’Algérie. Je me suis rendu en Algérie sur les traces de mon père et de mes grands parents. Le pitch ? Mon grand père est incroyable, il insulte les Arabes, il est raciste, c’est un salaud de colon. Il faut que j’aille sur place vérifier tout ça. C’est impossible. Là encore, je dis à mon éditeur « Je vais entreprendre le voyage. Je ne sais pas ce qui va se passer. » Il y a donc souvent des surprises. Bonnes ou mauvaises, en tout cas, il se passe quelque chose pour nourrir une histoire. Je suis allé plusieurs fois en Algérie mais je raconte mon périple comme s’il s’était déroulé en une seule fois.
Scénario au fil de l’aventure
J’ai un projet en cours grâce à une bourse de la création de la région Occitanie. Je dois partir sur les traces, vers les racines de mon amoureuse qui est née au Laos. Elle est venue en France à l’âge de un an et demi pendant la guerre du Vietnam et ne connaît pas son pays de naissance. Ce sera un voyage initiatique et de découverte mais nous ne savons pas ce que nous allons trouver. Le choc émotionnel ? Les gens que nous allons rencontrer ? C’est ce qui est passionnant. L’amorce du voyage est connue, son but aussi. Ce que nous trouverons demeure un mystère, d’autant plus que la crise sanitaire nous bloque pour le moment.
Le voyage se fait aussi par la littérature
Vous voyagez pour écrire et dessiner. Vous écrivez et dessiner pour pouvoir voyager : c’est un enchaînement.
C’est un « cercle visqueux » et agréable. (rires). La première fois que j’ai mis le pied en Afrique, c’était comme coopérant en lieu de mon service militaire. J’ai choisi Djibouti parce que j’étais un grand lecteur de Monfreid, de Rimbaud et de Kessel.
La « réalité » ? Quelle réalité ?
Le préfacier de l’album Les voyages d’Ibn Battûta écrit que la véracité d’un récit n’est pas la vérité mais davantage une question de sincérité. Antoine, dans Le bruit de la pluie est le résultat d’un assemblage d’informations croisées. Comme le récit de votre voyage en Algérie. On s’en fiche, c’est l’esprit qui prime.
Absolument. Dans La Rihla, Ibn Battûta raconte qu’il est allé prier dans une mosquée, au sud de l’Inde, au bord de la mer. Pour la trouver, je me suis fais inviter par l’ambassade à New Delhi. Puis j’ai pris un avion pour Trivandrum au Kerala, un autre jusqu’à Calicut. J’ai retrouvé la mosquée, l’ai dessinée dans l’album et il n’y a que moi qui le sais ! (rires). [Jusqu’à présent]. C’est sans doute idiot, mais ça tient à la satisfaction du devoir accompli. C’est un peu comme ça que je fais le lien avec le réel.
Ne pas hésiter à romancer et à usurper…avec sincérité
L’album est un récit romantique hyper romancé. Il est impossible que la relation faite par Ibn Battûta au 14° siècle soit totalement vraie après 30 ans de voyages. Lui-même romance son voyage, que je romance graphiquement à mon tour.
Vous vous donnez bonne conscience en allant sur les lieux pour qu’on ne vous traite pas de menteur !
Il y a même une petite pirouette sur le propos graphique. Je publie mes propres carnets de voyages en lieu et place de ceux d’Ibn Battûta…qui n’était pas un dessinateur mais un juriste.
Vous êtes aussi un usurpateur !
Complètement ! Je n’ai aucune légitimité pour faire ce métier ! je suis un imposteur qui fait prendre des croquis à Ibn Battûta, ce qui me permet de crédibiliser le rendu que je fais de son voyage. C’est une mise en abyme visuelle.
Une part d’autobiographie
Puisque vous aimez voyager, vous vous identifier à votre personnage.
On s’attache toujours aux héros qu’on dessine. Dans Errance en Mer Rouge, dans Petit fils d’Algérie, dans La force des femmes, je me mets en scène. Je me dessine, je suis l’un des personnages et je m’exprime à la première personne. Dans Ibn Battûta, il y a une certaine distance avec le personnage mais une manière aussi de m’identifier à son parcours. Je suis parti très jeune moi aussi. À 16 ans, j’ai dit à mes parents « Je pars au Brésil ». Ibn Battûta pars à 20 ans pour faire le pèlerinage à La Mecque. L’aventure était courante. Ça l’était moins de partir seul, sac sur l’épaule. Il se laisse porter pendant 30 ans de voyage. Il est le premier touriste de l’Histoire.
Converser avec le monde
La lecture de votre album permet de comparer son époque et la nôtre. C’est une sorte de conversation qui s’établit ainsi.
On ne peut pas s’empêcher de comparer l’Islam que pratique Ibn Battûta, son amour des femmes, sa totale liberté et sa tolérance extrême avec notre époque. Il est très curieux, a l’esprit ouvert même s’il est très croyant. Il est porté par la religion et ne voyage pratiquement que dans le monde musulman et de bénéficier de son hospitalité. On pouvait aller de Grenade jusqu’en Inde grâce à une espèce de passeport diplomatique que constituait la pratique de l’Islam.
Les voyages forment à tout âge
Grâce à vos voyages et aux restitutions que vous en faites, vous avez appris une masse considérable de choses.
Oui, d’autant plus que les sujets que j’évoque sont assez différents. Si l’on prend Errance en Mer Rouge, c’est une aventure humaine sur un fond de géo politique, avec des enjeux stratégiques. Je ne suis pas historien mais j’essaye de donner chaque fois un éclairage, sur la guerre d’Algérie, sur le retour des rapatriés en métropole. Pour Le bruit de la pluie, j’ai été immergé avec des patients, des médecins…
Il faut aimer les gens, leurs histoires
Pour Le bruit de la pluie Jeanne Roche souligne votre capacité à observer, à trouver la bonne relation aux autres.
Chaque sujet m’intéresse, est une découverte. J’apprends énormément chaque fois. Le bruit de la pluie est venu du fait que j’avais réalisé un livre de commande intitulé À Fleur de Peau. Il traite de la neurofibromatose, une maladie génétique rare. Une immersion dans les services du CHU de Nantes avait été nécessaire. Je pense que j’ai effectivement un relationnel assez facile. J’aime les gens. J’écoute leurs histoires, je suis bon vivant. Je suis passé par l’École Boulle dont la formation permet de regarder à 360 degrés. On y passe par tous les ateliers, on voit tous les corps de métier, comment les autres travaillent. Son enseignement m’a permis de m’adapter. J’ai pu m’ouvrir à d’autres disciplines et acquérir une appétence pour l’histoire de l’art, pour l’architecture.
Le carnet de voyage comme passeport
C’est sans doute de là qu’est né mon goût pour les carnets de voyages. Le carnet est d’ailleurs un véritable passeport. Au Tchad, en Centre Afrique, en Éthiopie, en pleine brousse, je m’assois pour dessiner. En quelques minutes tous les gamins rappliquent, leurs parents. Une conversation sans langue s’entame grâce au medium que constitue le dessin. Je peux ouvrir n’importe quel carnet parmi les dizaines que j’ai réalisées, à n’importe quelle page. Je vais me souvenir du moment, de l’environnement, de la sensation, quasiment des odeurs. Et puis le temps nécessaire à la réalisation du dessin fait que les gens tournent autour, s’y intéresse et qu’un dialogue naît.
Vivre est passionnant
Est-ce qu’il vous arrive de vous ennuyer ?
Je n’ai pas le temps. J’ai beaucoup de fers au feu même si je suis parfois victime de mon enthousiasme. Il y a tellement de belles choses à faire ! En ce moment, je suis sur trois albums, plus des commandes. C’est foisonnant et je n’ai pas le temps de m’ennuyer. C’est passionnant !