L’enfer c’est les hôtes

L’enfer c’est les hôtes

11 février 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Karibou et  Lionel Richerand chez BD Fugue Annecy pour la sortie de leur album L’enfer c’est les hôtes. Conversation dans laquelle vous êtes invités à reconnaître les voix de l’un et de l’autre. Les vrais philopsophes auront tout de suite la référence détournée à Jean-Sol Partre. Lui-même était l’hôte de quantité d’alcool et de drogues diverses au sein de l’enfer de Saint-Germain.

Qui a eu l’idée de représenter de cette façon l’entrée de l’enfer ?

C’est la naissance du monde. L’origine du monde.

C’est en accord avec tout le livre : Caïn est le premier à arriver en enfer ; c’est une première fois, l’enfer  est encore vierge.

C’est Lionel qui interprète parfaitement cette ouverture entre les murs de l’enfer. Il le fait graphiquement et avec  les idées qu’il apporte.

Le hasard fait que nous nous rencontrons juste après la composition du gouvernement Attal. J’ai eu l’impression que la politique est comme votre enfer : ce n’est jamais prêt, du bricolage permanent.

L’album a été réalisé en 2022, bien avant la composition de ce gouvernement. Mais quand on fait de l’humour, on s’inspire du monde réel. J’avais réalisé Dans la forêt, une généalogie de sorcières avec Lilith. C’est la première femme créée, comme Adam à partir de la glaise. On ne la connaît pas beaucoup, d’où l’intérêt de la retrouver dans ce livre avec un côté très inquiétant, prédatrice. Il ne s’agissait pas de partir dans du scabreux. En réalité, l’entrée de l’enfer, les références au monde réel sont des clins d’œil. Karibou ne verse pas dans la potacherie.

Nous retrouvons, page 36, ce passage « Il tient ça de Dieu, son créateur, comme vous. La rage, la vengeance, la punition…Des fils à papa qui s’étonnent d’être châtiés pour agir comme leur paternel. » 

C’est presque biblique, oui. Ce qui m’a toujours gêné dans ces histoires est la dimension paternaliste. Le comportement du Dieu créateur est profondément injuste. Il crée un paradis dans lequel il est interdit de toucher à l’arbre de la connaissance ! Abel est le fils préféré alors que Caïn est délaissé . C’est l’agriculture contre l’élevage. Le « Tu enfanteras dans la douleur » n’arrange pas les choses. Le travail de la terre ne paie pas, celle-ci devient stérile…

Ce qui me faisait penser au gouvernement Attal, et à la politique à travers lui, c’est que vous dézinguez le pouvoir, le decorum.

Je fais de la satire sans le faire exprès. Cette dimension absurde vient de ce que je me dis «  Ce serait marrant si… » En écrivant, je réalise qu’on peut interpréter…Et puis on est inscrits dans une collection où l’enfer est vu comme une entreprise avec sa hiérarchie, son autoritarisme, ses incompétences. L’une des premières planches que j’ai dessinées représente les différentes salles des enfers avec la géométrisation des pièces.

C’est page 36. Cette logique parfaite, géométrique qui débouche sur une utilisation débile rappelle Deleuze et ce qu’il dit de la bêtise*.  La précision de votre architecte est remarquable, elle débouche sur de la connerie. ( On rejoint ici les chiffres, la statistique).

Je pense à Franquin, avec Idées noires. Un prisonnier est lâché dans un labyrinthe. Il exulte en disant «  Oh les cons ! ». Et la dernière image montre une planète qui est entièrement un labyrinthe : il ne s’en sortira jamais. Dans une autre version, on retrouve le bonhomme dans le labyrinthe et on lâche une bête fauve. Le gag est « Surtout, ne pas péter ! » L’absurde l’emporte. Avec les figures géométriques de notre architecte, les cercles de l’enfer se simplifient à l’extrême. Le côté paper bord pour expliquer le plan renforce le contraste entre la perfection géométrique et le bricolage de la réalité. Le nécessaire de bureau relève du parc d’attraction, bureau d’architecte, administration et fonction publique. Azazel est représenté avec une blouse blanche, un stylo dans la poche.

Yves Cusset a écrit «  Réussir sa vie du premier coup. » Vous lui répondez avec «  Réussir son entrée en enfer du premier coup » ?

C’est un peu ça. C’est plus facile quand on est le premier. Il y a plus a choisir, c’est comme un buffet. On peut se balader, on est tranquille. Quand Caïn se retrouve des milliers d’années plus tard avec tous les damnés, il ne veut pas frimer mais il trouve que l’enfer devenu grand public est moins amusant. Avant, il avait l’oreille de Lucifer, maintenant ils sont trop nombreux.

Vous pensez qu’on vous réservera un accueil particulier à votre arrivée en enfer ?

J’espère que je pourrai participer à la porture des autres. Ou accéder à l’espace VIP.

Pour pouvoir cracher sur les autres tout en bas, comme Caïn et Lucifer ?

( Rires). Non, Caïn arrive presque accidentellement en enfer. Il est plutôt une bonne pâte, un peu le touriste dans le train fantôme, qui n’est pas vraiment concerné par ce qui se passe. C’est du Grand Guignol.

D’où l’intérêt de vivre les choses en touriste, avec la distanciation nécessaire.

Cette distance est très importante, quel que soit le contexte. Elle nous permet d’échapper à la culture du ressenti dans laquelle il faut tout dire tout de suite, les émotions, le reste. Pourquoi pas ? Mais on se laisse un peu envahir. La distance permet d’ouvrir à ce qui peut arriver. Caïn pense qu’il va repartir, qu’il pourra raconter cette histoire, le côté sympa de Lucifer. Je pense à certaines plates-formes de films horrifiques. La quantité d’hémoglobine donne un côté presque comique à la mort. Pas comique mais grotesque. Les démons sont quand même inquiétants. Mais la candeur de Caïn désamorce ce qui pourrait être terrifiant.

Peut-être une dernière question : à combien de degrés est l’humour en enfer ?

Il existe des études qui estiment que la température de l’enfer devrait tourner autour de 250 degrés, en fonction de la profondeur et d’autres paramètres.

De l’intérêt d’être très sérieux sur des questions farfelues.

Il faut être sérieux pour que l’histoire soit vraisemblable. Il n’y a pas tant d’espace que ça. Il faut travailler les duos, les tandems, la mécanique pour que le lecteur n’ait pas d’effort à faire. Pour le dessin j’ai eu à travailler au format pour gérer le côté miniaturisme. Prendre très au sérieux des sujets futiles renforce encore l’humour. Parler très sérieusement des chaussettes, par exemple… L’habit fait le moine pour caractériser des personnages. L’apparence traduit immédiatement la personnalité.

Lionel et Karibou échappés de l’enfer.

C’est le cas pour Lilith, même si elle est nue, et gratinée !

Je la trouve voluptueuse. Elle fait son âge…

Et ne pourrait ainsi convenir à un romancier télévisuel connu .Une autre référence tirée du milieu politique nous vient à l’esprit, mais, par décence, nous la tairons.

Elle est à la fois séductrice et stressante : en 4 cases elle doit en imposer. Waterloose, Salade César fonctionnent sur le même principeque cet album. Je prends des personnages connus pour être très sérieux et je les enlève de leur piédestal.

Comme la conversationest passionnée, elle se poursuit à travers des références. Buster Keaton, « Psychopathologie de l’échec » de René Laforgue…l’humour, finalement, est chose sérieuse.

Codicille

« La bêtise est une structure de la pensée comme telle : elle n’est pas une manière de se tromper, elle exprime en droit le non-sens dans la pensée. La bêtise n’est pas une erreur, mais un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités… » Gilles Deleuze Nietzsche et la Philosophie.

Syllogisme

L’enfer c’est les autres

« Je » est un autre

Je suis une composante de l’enfer. Et comme celui-ci est pavé de bonnes intentions, je suis pavé de bonnes intentions.

Planche savonnée

Regardez de près la dernière planche, elle est savonnée d’humour. Puisque le diable est dans les détails, amusez-vous à repérer le clown caché dans cette planche digne du romantisme allemand du 19° siècle.