Les Gueules d’Enfer de Jean-François Chevalier

Les Gueules d’Enfer de Jean-François Chevalier

12 juillet 2022 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Jean-François Chevalier pour évoquer sa série Les Gueules d’Enfer et, au-delà, la cohérence de son travail d’artiste.

Confluence géographique, humaine et artistique

Les Gueules d’Enfer, c’est à la fois la confluence entre la Meurthe et la Moselle et le nom que vous avez donné à l’un de vos travaux.

C’est un attachement au territoire. Mon travail date de 1986. L’usine de Pompey était encore ouverte. Je ne savais pas qu’elle fermerait quelques mois plus tard. Par la suite, les portes ont failli être soudées alors que les lingots étaient à l’intérieur.

Il y a d’abord eu une exposition de mon travail au Musée du Fer de Jarville, d’où l’aventure était partie. Je m’y étais rendu avec mon recueil de gravure réalisé alors que j’étais encore à l’École des Beaux arts, pour mon diplôme. Mon intention était de demander à travailler un lingot en vue d’une exposition. Réponse positive. À l’usine où je me rends pour travailler, je demande deux lingots pour anticiper un éventuel ratage. Et puis après, les lingots arrivaient.

Les douze travaux de lingots

Pourquoi douze lingots, finalement ? Les douze travaux d’Hercule ? La Cène ?

Ça s’est fait comme ça, douze lingots. On les a sortis, exposés au Musée du Fer. Ils ont ensuite été déposés à Pompey pendant trente ans. Ils ont bougé deux, trois fois à Gigondas, Vittel…

Vous avez associé le matériau solide avec des liquides (rires). Vos Gueules d’ Enfer vont maintenant trouver une disposition définitive.

Ils forment une sorte d’arabesque, de spirale autour d’un chêne.

La technique et le spirituel

Comme des pierres levées.

En travaillant j’avais d’ailleurs ressenti que je me rapprochais de la préhistoire. C’était une sensation très particulière qui me traversait. Travailler un bloc avec une flamme, c’est la matière qui coule partout. Après deux, trois essais j’ai compris comment procéder avec un chalumeau décriqueur. Il fallait simplement suivre la matière. Je ne pouvais travailler que sur place, à l’usine, avec le pont roulant…

Transmission

J’ai retenu quelques chiffres impressionnants : température à 2700 degrés, chaque lingot pèse quatre tonnes. C’est monstrueux!                                                                                                             Je suis casqué, habillé en conséquence, dans la tenue des ouvriers de l’usine. [On notera l’emploi du présent] La couverture de mon recueil de gravures est constituée d’une plaque de résistance du four de mon père, qui était pâtissier à Pompey.

Vous rendez hommage à votre père. Votre fils Xavier travaille dans vos pas. Vous êtes dans la transmission aussi bien familiale que dans votre travail avec Les Gueules d’Enfer. C’est dû à votre personnalité, à votre rôle d’artiste ? Vous avez été aussi professeur.

L’artiste transmet en y mettant sa patte. On marque notre passage.

La dimension mythologique

Comment avez-vous été perçu par les ouvriers ?

Ils rigolaient. Ils disaient « Celui-là, il va se cramer. » Et puis avec leur chalumeau décriqueur ils nettoient la calamine pour rendre le lingot lisse. Moi, en revanche, je faisais du modelage. L’inverse !

Que représentent vos Gueules d’Enfer ?

Mon intention était de faire des têtes, des personnages qui ne soient pas des personnages. Une fois mes dessins réalisés, je suis passé à la cire, à une petite échelle pour trouver la relation personnage / pas personnage.

Il y a quelque chose qui fait penser aux lions de Delos, avec une dimension mythologique.

Oui, avec l’échelle humaine. Le tracé rappelle parfois une tête et on est libre de l’interpréter à sa guise.

Pendant longtemps les hommes ont été considérés comme de la matière, uniquement pour leur force de travail. Vous rendez la matière humaine.

C’est ça. Les deux se rejoignent.

L’art comme aventure permanente

Les Gueules d’Enfer sont impressionnantes, massives. Vous produisez aussi des œuvres légères, diaphanes. Est-ce qu’il y a un matériau, une technique que vous n’ayez pas encore travaillés ?

Je pars du principe que je peux faire quelque chose avec n’importe quoi parce que je n’accepte pas d’être cantonné dans une voie définie. Je peux faire ceci. (Jean-François Chevalier montre l’une de ses productions).

Ça me fait penser à du Warhol.

C’est du Warhol ! Le papier peint de Warhol que j’ai collé et travaillé.

L’art et sa dimension spirituelle : une élévation

Vous aimez vous amuser sérieusement.

Ah oui ! Et je continue. Tous les jours. Mon atelier se remplit, même si certains travaux sont partis pour se poser ailleurs. Exposés ou non, ils continuent à vivre d’eux-mêmes. Ils font leur travail. Comme moi. En reprenant le nom Gueules d’Enfer, je suis en relation avec le territoire, mon travail est cohérent. Il y a les lingots. J’ai aussi fait une horloge solaire avec des mères de coulée, une roue d’inertie, une poche de wagon, le tout orienté en fonction du solstice d’été. J’ai laissé un couloir dans mon dispositif pour que l’ombre portée du bol suive le rayon du soleil. Nous parlions de forces qui m’ont traversé pendant mon travail !

Du métal au cristal

C’est autant spirituel qu’artistique.

Ce qui est spirituel est artistique, non ?

Je dirais presque l’inverse. Ce qui est artistique est spirituel. Dans l’autre sens, ce n’est peut-être pas systématique. À Custines j’ai fait la porte du tabernacle en cristal. J’y ai dessiné un poisson en creux, au doigt.

Lors d’une précédente exposition consacrée à Jean-François Chevalier. Dialogue père / fils et matière artistique.

Héritage et transmission, toujours

Le cristal, le métal, la disposition en fonction du solstice…l’association est extraordinaire.

Dernièrement j’ai fait des cartes.

Votre fils Xavier les récupère et les fait voyager.

Il est toujours question de territoire, de géographie, de matière. La matière est inhérente au lieu et engendre certaines activités. Et puis il y a un autre type de cohérence qui s’y ajoute. Mon intérêt pour la gravure vient de Jacques Callot. Gamin, je voyais ses cuivres, ses tirages, j’ai voulu suivre ses pas.

La matière, l’esprit, les mains, la technique sont réunis dans votre travail.

Le travail de création devient une accoutumance. Je cherche par tous les moyens à m’y plonger.