Les pièges de la raison

Les pièges de la raison

18 janvier 2021 Non Par Paul Rassat

Les vertus de la raison

Comme toute chose poussée à l’extrême la raison verse alors dans l’absurde. Porté par les Lumières du 18° siècle, son développement fut indispensable pour lutter contre les méfaits d’un enseignement reposant sur la scolastique du Moyen Âge et son dogmatisme. Elle permit de dissiper peu à peu des croyances extrémistes de toutes sortes. Le 19° siècle vit le règne du positivisme, de la foi en une science capable de résoudre tous les problèmes. La psychanalyse, le surréalisme, deux guerres mondiales fragilisèrent cette foi absolue en la science. Dieu était mort et il fallait savoir si l’Homme resterait un être moral.

La raison au service d’une seule vision

Ce Dieu qu’on disait mort fut bien vite remplacé (Ils avaient cohabité) par le rendement tout puissant qui promettait un futur lumineux. Rendement, rentabilité, rapport s’appuient sur une approche logique et rationnelle de la société et de son organisation. Une raison univoque au service d’une vision étroite. Le chemin y est balisé de statistiques, de chiffres, de schémas et de courbes qui s’auto-renforcent. C’est sinon le mur auquel il faut faire face parce qu’on refuse de voir en face la réalité des chiffres. Parce qu’il n’ya pas de plan B.

La raison érigée en système

« La raison est un étroit système

Gonflé en idéologie

Le temps et le pouvoir aidant,

Elle s’est changée en dogme,

Dépourvu d’orientation et

Caché sous les apparences d’une recherche désintéressée.

Comme la plupart des religions, la raison

Se présente comme la solution des problèmes

Qu’elle-même a suscités

John Saul


Les bâtards de Voltaire  La dictature de la raison en Occident paru pour la France en 1992 chez Payot et Rivages. Plus de six cents pages pour dénoncer les excès d’une raison aveugle. Unlivre pour illustrer la pensée de Voltaire:

Écartons ces romans qu’on appelle systèmes ; Et pour nous élever descendons dans nous-mêmes.

De quoi mieux comprendre la conclusion de Candide « Il faut cultiver notre jardin.« 

La confiance aveugle en la raison

Le livre Des têtes bien faites souligne les dangers du biais de confirmation dont le principe est de rechercher ce qui peut confirmer ce que l’on croit déjà. Au point qu’on accorde souvent du sens aux propos d’un locuteur qu’on ne comprend pas. Le ton doctoral, l’assurance de certains experts l’emportent bien souvent sur l’esprit critique. C’est qu’il ne s’agit plus de s’exprimer avec raison mais d’avoir raison. Tous les moyens parfois y sont bons. L’habillage, le « packaging » verbal emporte le morceau.

Le cœur a ses raisons…

On se méprend souvent sur la formule de Pascal qui signifie réellement « La raison ne doit pas tenir compte du cœur. » Dichotomie. La raison gouverne désormais les affaires et les émotions s’emballent sur les réseaux sociaux. Et plus on nous avancera qu’il faut regarder la réalité en face, qu’il n’y en a qu’une avec un mur et sans plan B, plus le bon peuple cherchera refuge dans les subterfuges des réségo sociaux. La tentation de l’irrationnel est d’autant plus forte que la raison mise en avant par les dirigeants est biaisée, soumise aux intérêts de certains.

L’impérialisme de la raison

Les mathématiques fonctionnent sur la base de syllogismes. Si a=b et c=c donc a=c. Imparable. Mais que sont a, b et c ? Des abstractions. Notre vie n’est pas faite d’abstractions mais aussi de sentiments, d’émotions, d’hésitations, de choix, d’erreurs. Les mathématiques régissent pourtant notre monde d’aujourd’hui comme la religion autrefois. Elles le scindent. D’un côté la raison masculine ; de l’autre l’émotion et l’intuition féminines. L’impérialisme a même affecté un coefficient 5 aux mathématiques dans ce collège de Haute-Savoie jusque dans les années 80 !

Toutes choses égales par ailleurs

. Si 2+2=4, c’est que le résultat de l’addition n’est pas 4, mais son égal.

    Don Juan, lui, déclare, « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. »

C’est drôle parce que Don Juan, spécialiste de la dissimulation, du mensonge et de la tromperie n’est pas dans l’équivalence quant il parle de mathématiques, mais dans l’affirmation absolue, dans l’existence indiscutable.

Reste le 2 et 2 font 4. Assemblage, bricolage.

À cette remarque de la taupe, il y a déjà quelques années, Cédric Villani avait bien voulu répondre par mail :

Oui, le langage est une question majeure dans l’affaire (Cf. Wittgenstein).Si l’on va au fond des choses, la signification du signe = est délicate; voir les interrogations des logiciens du début du 20e siècle(Russell, Whitehead etc.) Cependant il est parfois préférable de ne pas se faire trop intransigeant. C’est indéniablement vertigineux quand on se pose la question à fond ! »

Vertige de la raison !

Vertige de l’amour chantait Alain Bashung, adepte de la contrepèterie qui voisine avec la métaphore et le zeugma. Cette dernière figure de style consiste à associer des éléments de façon inattendue voire inappropriée pour créer un effet.

 Elle avait un QI très élevé et un décolleté très bas. Woody Allen

« Les grands pots rouges des deux côtés du perron, transformés en Indiens sauvages par la nuit qui venait et les incertitudes de l’orthographe. » Boris Vian L’herbe rouge

L’avantage de la langue sur les mathématiques est que la première est libre d’associer librement les éléments qu’elle veut. Les mathématiques ne peuvent pas factoriser des torchons avec des serviettes.

Exacte ou humaine ?

Ah que les sciences exactes peuvent être inhumaines ! Dans ce même collège de Haute-Savoie évoqué plus haut se tenait un conseil de classe du premier trimestre. À propos d’une élève de 6ème, une enseignante déclare au vu des notes « Elle est littéraire ! » Onze ans et des broutilles, moins de trois mois de collège et ton orientation tombe déjà ! Heureusement une licence  alliant sciences exactes et sciences humaines est née à l’Université d’Aix-Marseille. Elle devrait permettre de développer un véritable esprit critique et une pratique raisonnée de la raison.

La pensée hypothétique

Aujourd’hui, plus encore que par le passé, on assiste au déchaînement de la pensée-gestion. Suite d’affirmations assurées:

 1° Il est vrai que ceci est.

 2° Il est nécessaire d’en tirer les conséquences.

 3° Il est capital que ces conséquences, tirées du REEL, soient considérées comme les seules valides. En dehors d’elles, chimères et délires!

   Traire ce qui est pour nourrir “l’état des choses” et le faire perdurer, voilà le traitement que les gestionnaires de l’ETANT infligent au monde.

   Qui ne reconnaît là la pensée technocratique ? Et, de plus en plus fréquemment, celle des politiques qui les singent. Qu’avancent ces” réalistes” ? Les choses sont ce qu’elles sont, on n’y peut rien. Il faut en tenir compte. Et ils en tiennent les comptes mêmes !….

   Nous disposons, heureusement, d’un autre type de pensée, la pensée hypothétique ou conditionnelle: “SI…, alors..” C’est le “si” des enfants: si j’étais ceci…Qui interdit qu’il ne soit également celui des parents ? Il fonctionne comme une machine à tisser  des liens “en puissance”…

en puissance et pas virtuels. Dès que, par l’esprit, la liaison entre ceci et cela est établie, un choix se présente….    Seule une pensée (un peu) libérée de la dictature de “l’état des choses” peut s’opposer à la pensée-gestion. N’être plus plombé par le Réel, tout en ne le niant pas, permet de l’anticiper et procure quelques moyens de le faire être autrement qu’il s’apprête à être, et qu’il sera si je ne m’en mêle pas…

Denis Guedj La gratuité ne vaut plus rien

Et la raison?