Olivier Clerc, passeur vulgarisateur
27 juillet 2024Rencontre à Cluny avec Olivier Clerc, à la librairie Le Jardin secret. Plaisir de retrouver le profil préféré de Talpa : pensée en arborescence, curiosité d’autodidacte à vie et oxymore vivant sautant par-dessus les cases qui enferment.
Être pluriel, c’est singulier
— Je suis un lecteur invétéré. J’aime bien lire plusieurs livres en même temps, de genres différents.
Comment procède votre cerveau quand vous menez plusieurs lectures ensemble ?
Je suis multitâches de naissance. J’ai aussi eu la chance, dans mon parcours, de n’avoir jamais une seule activité professionnelle. J’ai toujours cumulé plusieurs casquettes : auteur, traducteur, directeur de collection, journaliste, organisateur d’événements.
Ce n’est pas un simple concours de circonstances ; c’est vous qui avez suscité ce fonctionnement ?
C’est un peu les deux. Mes débuts professionnels se sont faits dans une structure qui était à Genève, une sorte de mini institut Esalen. Elle m’a permis dès le départ de faire plein de choses différentes. De faire à petite échelle sur trois ans ce que j’ai fait ensuite à grande échelle sur les trente ans qui ont suivi : mêler l’édition, la traduction, l’organisation de cours, les conférences… J’ai un esprit très curieux et une tolérance à la routine assez faible. D’où le besoin de passer souvent à autre chose et j’ai remarqué que cette alternance est bénéfique. On revient à une tache avec un nouveau souffle, un nouvel intérêt. Cette façon de procéder permet aussi des croisements très enrichissants. Plus jeune, j’étais très admiratif des grands encyclopédistes d’autrefois qui s’intéressaient à tous les sujets. C’est devenu très rare. On a beaucoup de spécialistes aujourd’hui et on a perdu cette dimension horizontale. Il arrive qu’on tombe encore, c’est assez rare, sur des gens exceptionnels qui ont cette capacité transverse à jongler avec énormément de sujets différents. J’ai fait la découverte tardivement de Ken Wilber qui est considéré aux USA comme l’Einstein de la conscience. Il a une connaissance sidérante d’à peu près tout ! Il est capable d’établir des liens entre les différents champs d’investigation qui vont de la philosophie aux sciences, à la religion, l’art, la sociologie…
Vous procédez de la même façon.
Je ne suis pas un universitaire. J’ai certainement évité ainsi un certain formatage mais, en revanche, je suis peut-être moins rigoureux dans ma façon de construire et de développer ma pensée. J’ai fait publier il y a trois ou quatre ans Charles Eisenstein chez Jouvence. J’ai retrouvé chez lui des idées que j’avais eues de façon purement intuitive, presque mystico-poétique. Je tombe d’un coup sur quelqu’un qui a les mêmes intuitions de base mais à qui les années d’études donnent l’argumentaire nécessaire pour les développer à destination d’un public qui a besoin de références, d’une démarche très cadrée. Je peux toucher certaines personnes, lui en touche d’autres et j’en suis ravi.
Passeur et traducteur
Est-ce que vous vous considérez comme un passeur ? Vous transmettez, vous traduisez, votre intelligence établit des liens.
Le terme de passeur me convient tout à fait. Traducteur aussi. J’ai traduit une centaine de livres de l’anglais en français mais il y a une autre forme de traduction, c’est la vulgarisation. Je reproche à certains de ne s’adresser qu’à leurs pairs. Ce qui m’intéresse est l’éveil de conscience du plus grand nombre. Nous vivons en démocratie et cela n’a aucun sens de maintenir le plus grand nombre dans une conscience ratatinée . Thomas Jefferson disait « On ne peut pas être libre et ignorant. » Si l’on veut que la société dans son ensemble aille vers quelque chose de meilleur, il faut transmettre les idées au plus grand nombre.
Partage et générosité
D’où vous vient cette forme de générosité ?
J’ai toujours été comme ça. Il a fallu qu’on me parle une bonne centaine de fois de cette générosité pour que j’en prenne conscience ; ça relevait de l’évidence pour moi. Les choses sont faites pour être partagées. Ce que l’on fait pour l’humanité, pour la planète, pour le vivant nous est bénéfique. Rien n’est séparé de rien. Le drame de notre époque est le décalage abyssal entre ce qu’on sait à travers la physique quantique et beaucoup d’autres choses et ce que l’on enseigne et ce que l’on croit. La plupart des gens croient être séparés, croient être indépendants, que ce qu’ils font n’a pas d’incidence sur le collectif. Rien n’est plus faux !
Je déplore que beaucoup de choses sortent en anglais et ne soient pas disponibles en français. Je prends un exemple : dans le domaine de la philosophie, un Luc Ferry ou un Comte-Sponville ont cinquante ans de retard en comparaison de Ken Wilber, Charles Eisenstein et tant d’autres. Ceux-ci sont méconnus ou bien publiés chez d’obscurs éditeurs de développement personnel au lieu de sortir aux PUF. Arrivé au quart de la lecture d’un livre qui m’intéresse, je vois déjà toutes les personnes à qui en parler.
J’ai découvert il y a six mois Serge Carfantan, dont le site est extrêmement consulté. Lui aussi est dans une démarche de générosité et met beaucoup de choses à la disposition des gens. Son livre Connaissance de la totalité n’est accessible aujourd’hui qu’en ebook, malheureusement. J’y ai trouvé d’un seul coup, en français, tout ce que je lis depuis quarante ans. Il a les mêmes passions et centres d’intérêt que moi, et il les retranscrit avec un esprit encyclopédique, beaucoup d’intelligence et de clarté !
La religion, la science et la spiritualité
La spiritualité, le fait d’être reliés et non connectés, sont perçus par beaucoup comme la bienveillance . On y voit une tarte à la crème, un côté nunuche. Nous serions reliés de façon plus sérieuse et indiscutable par l’économie mondiale, globale. C’est un peu comme si la dimension spirituelle était volontairement dévalorisée.
Je compare souvent l’époque ou la religion dominait le monde entier. En Europe, hors de l’Église catholique il n’y avait pas de salut. La science a eu beaucoup de mal à exister, ce qui a retardé son développement. La science a eu du mal à s’émanciper de la religion. Aujourd’hui, on a transformé la science en religion à son tour. Le scientisme est devenu l’une des religions les plus dévastatrices qui soient : elle empêche les gens d’aller regarder des choses qui ne relèvent pas du domaine de la science. La science nous a apporté le soleil de la raison qui est venu éclairer toutes sortes de zones de superstitions, de croyances infondées mais le soleil, quand il se lève, fait disparaître la lune et les étoiles. On a perdu la lune de l’imagination et les étoiles de la spiritualité.
On sent qu’aujourd’hui une nouvelle étape est sur le point d’être franchie grâce à cet éveil spirituel : quelque chose existe au-delà de la science et de son domaine de validité. Les scientistes regardent la spiritualité comme les religieux regardaient autrefois la science. D’un œil très méfiant, très méprisant.
Éviter le binaire !
Vous parlez de l’ombre et de la lumière. Notre monde est essentiellement binaire, il supprime toute forme de nuance. On est soit pour, soit contre.
J’adore ce dicton juif : « Entre deux solutions il faut choisir la troisième. » J’ai rencontré un jour, il y a plus de vingt ans, Bernard Ginisty, dans la voiture bar d’un TGV. Il remarque « Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tant de Juifs remportent des prix Nobel ? Dans notre scolarité, on nous apprend que les choses sont bonnes ou mauvaises, justes ou fausses. On apprend en mode binaire. Dans les écoles talmudiques on étudie les avis de rabbins dont la pensée s’oppose. » Ils vont vers l’ouverture nécessaire ensuite à la recherche.
Le pardon, le cœur, les blessures
Vous intervenez particulièrement sur le thème du pardon. L’étymologie du mot, perdonare rejoint l’idée du don.
Mon premier livre sur le sujet s’appelle Le don du pardon. Le pardon m’est tombé dessus de façon tout à fait imprévue. C’est ma rencontre avec Don Miguel Ruiz au Mexique qui en a décidé. J’ai traduit et fait publié ses livres en français. Il m’a fait vivre concrètement une expérience très courte, d’une demi-heure, qui a changé ma vie. Ayant grandi dans l’Église catholique, je considérais le pardon comme un truc purement intellectuel ; je ne l’avais jamais ressenti, jamais vécu. Les années que j’ai consacrées à approfondir cette expérience, à la partager avec un livre d’abord, un atelier ensuite, en créant des cercles de pardon qui ont essaimé dans une quinzaine de pays, m’ont amené à définir le pardon d’une manière extrêmement simple : c’est la guérison des blessures du cœur. Tous les gens de notre société sont blessés à cause de ce qu’ils ont vécu dans l’enfance. Alors que notre médecine est capable soigner le moindre bobo, les gens peuvent passer trente ans avec une blessure du cœur qui ne cicatrise jamais. Leur façon de penser se trouve influencée par ces sentiments et ces émotions douloureux. La santé en est affectée. Nos émotions refoulées nous rendent malades davantage que nos pensées. J’ai une passion pour tout ce qui nous aide à aller mieux individuellement et collectivement. Les ateliers que j’ai menés m’ont permis de constater que j’avais là le plus grand levier de transformation : le cœur. Nous sommes des handicapés, des analphabètes émotionnels et relationnels.
Pour quelle raison ?
Parce qu’on a tout misé sur l’intellect, sur la science, sur le mental. Tout ce qui relève du cœur a été laissé de côté et méprisé parce que subjectif. Ça ne fait que quinze, vingt ans que les choses évoluent.
Certains domaines étaient reléguées dans l’univers féminin.
Et on se rend compte que si on n’éduque pas le cœur, si le cœur est blessé, tout le reste part en « cagade ». L’un de mes amis a longtemps travaillé chez Bull, à Grenoble. Certaines personnes étaient des génies de l’encodage mais des catastrophes humaines absolues, incapables de travailler en équipe, faisant perdre du temps et de l’énergie au fonctionnement collectif. Au bout d’un certain temps, il a changé de stratégie, embauché des gens qui avaient de vraies qualités humaines, aptes à travailler en équipe, et il leur a appris à coder. C’est bien plus facile dans ce sens que dans l’autre.
Quel système permet ces errements ?
On peut penser que nos dirigeants jouent de ces faiblesses psychologiques, de notre difficulté à nous pardonner nous-mêmes pour nous rendre responsables de situations qu’ils ne maîtrisent pas.
Notre société est malade, nos responsables sont malades aussi, sinon ils n’en joueraient pas. Ou ils auraient une autre carrière, dans un autre domaine. Amin Maalouf pointe que notre système choisit les gens qui ont le moins de scrupules. Ils sont capables de jouer des coudes et capables de tout écraser pour arriver à leurs fins et ont voudrait qu’ils deviennent vertueux une fois arrivés aux postes suprêmes ! Vertueux, mignons et altruistes ! Amin Maalouf ne dit pas qu’il faut les critiquer, mais s’intéresser au système qui sélectionne ces gens.
Le levier des croyances
Je reviens à la question du pardon. Mon passage par la politique m’a permis de voir qu’elle ne m’offrait pas le levier qui me convenait pour changer la société. L’expérience concrète du pardon, en revanche, permet de toucher en deux ou trois heures un espace, une vibration jamais atteints et touchés auparavant. On découvre alors un niveau de connexion inédit avec son prochain. Charles Eisenstein remarque qu’on ne change pas de croyance comme de chemise. Une croyance est investie de tout notre affect. On peut passer d’une idée à une autre, d’une hypothèse à une autre, mais nos croyances sont enracinées dans notre cœur, dans nos tripes. La chose qui aide le plus à changer de croyance est de vivre une expérience impossible dans les croyances que l’on avait jusque-là. Alors, d’un coup, notre cadre s’élargit pour englober des choses qui nous semblaient jusque-là folkloriques.
La ruse du développement personnel
Je suis tombé il y a quarante-cinq ans dans le développement personnel, en même temps que dans la spiritualité. Celle-ci a représenté ma colonne vertébrale. J’ai claqué la porte de l’Église a seize ans et me suis intéressé à d’autres religions, je suis allé pratiquer différentes approches, différents enseignements. Je cherchais quelque chose qui résonne en moi, que j’ai fini par trouver vers vingt-trois, vingt-quatre ans et je me suis construit sur un enseignement spirituel. Parce que j’avais cet axe intérieur, je m’intéressais à des ouvrages de développement personnel. Je les lisais toujours avec ce référentiel intérieur, des critères qui me permettaient d’apprécier la pertinence des écrits.
J’ai utilisé pendant trente ans le développement personnel comme un cheval de Troie pour parler de ma spiritualité profonde parce que le mot spiritualité fait peur. On mêle sous cette appellation les sectes, la religion… Ceci m’a permis de partager des choses qui m’animent en profondeur avec l’optique permanente du vulgarisateur qui veut partager avec le plus grand nombre : comment toucher à l’essentiel à un niveau qui permet à chacun de se l’approprier en accord avec sa propre religion, ses propres convictions.
L’indispensable expérimentation personnelle
C’est ce qui m’a amené à cinquante-huit ans à devenir auteur pour enfants. Si on arrive à se faire comprendre d’un enfant, c’est qu’on a touché à ce qu’il y a de plus simple et de plus fondamental. Je pars de l’expérimentation. Dans le domaine de la santé, de l’alimentation, comme dans celui du pardon, l’expérimentation me permet de ne pas avoir à croire. Je suis sorti de la croyance en une certaine Église avec l’envie de savoir, de connaître, de faire des expériences de première main. J’ai donc un besoin irrépressible de faire passer les choses par le vécu. Je suis un sceptique ouvert qui ne rejette rien a priori. Ceci m’a permis de vivre des choses qui sortent de tout cadre attendu, comme cette rencontre avec un chaman Yurok, en Californie, qui guérissait principalement avec l’eau et avec le feu dans lequel il pouvait plonger les deux mains, ce qui défiait les lois de la physique telle que nous la connaissons. Il m’a expliqué que ce n’est pas lui qui le maîtrisait mais le feu qui travaillait à travers lui. Je me passionne pour tout ce qui ouvre la conscience, élargit le champ de connaissance.
Faire réellement « bouger les lignes »
C’est ce que j’aime beaucoup chez le docteur Stanislas Grof, qui sera sans doute reconnu un jour pour avoir révolutionné comme Jung la psychiatrie, la psychothérapie et la psychologie contemporaines. Il a la rigueur de la médecine mais la capacité d’accueillir les choses les plus étonnantes dont il vérifie la validité : cinquante ans de recherches sur la conscience humaine résumés dans un livre que j’ai eu la grande chance de traduire, Quand l’impossible arrive. C’est une autobiographie bouleversante écrite à soixante-quinze ans dont chaque chapitre fait sauter une limite dans la représentation du monde.
Nous vivons un monde factice
Nous avons commencé notre conversation en pointant que, pour beaucoup de gens, ce qui nous rassemble c’est l’économie…et que le reste serait un peu de la foutaise. Ma conviction est que la plupart d’entre nous vivent dans un monde qui n’existe pas, une pure abstraction, une représentation faite d’histoires, de récits qui ne sont plus en accord avec ce que sait la science, ni avec ce que les grandes traditions spirituelles disent depuis des milliers d’années. On vit dans un monde qui n’existe pas. Charles Eisenstein note que certains se vantent de s’appuyer sur des faits. Un fait est quelque chose qu’on a fabriqué. C’est mythe de l’objectivité dont on sait avec la physique quantique qu’elle n’existe pas. Une histoire vraie est un oxymore. Une histoire peut contenir une part de vérité mais ne peut être vraie à cent pour cent. Elle traduit le point de vue d’un narrateur.
La vraie beauté du monde
Quand vous avez commencé à vous intéresser aux domaines que nous évoquons, comment vos proches vous percevaient-ils ?
Quand j’ai passé mon bac, à Genève, on m’appelait le lévitant. Je passais pour un extra terrestre. Je m’en suis fait une raison assez rapidement. Mon but n’était pas cependant d’être un type loufoque, bizarre. Être un passeur, créer des ponts me convient pour faire sortir les gens des petites boîtes dans lesquelles ils sont enfermés. Leur permettre de découvrir que le monde est beaucoup plus vaste, plus mystérieux, plus beau, plus mystérieux que ce qu’on imagine habituellement.