PENSÉE, RATIONALITÉ, ALÉAS

PENSÉE, RATIONALITÉ, ALÉAS

15 mai 2023 Non Par Paul Rassat

Après avoir abordé la notion de temps, et dernièrement l’intelligence artificielle avec Nicolas Curien, membre de l’Académie des technologies, la conversation continue : pensée* rationnelle, intelligence en réseau, utilité des études, sérendipité, mécanique quantique…

TROIS QUALITÉS POUR UNE PENSÉE DE QUALITÉ

Il me semble qu’une pensée intelligente et riche est à la fois arborescente, faite d’oxymores, et nourrie d’autodidaxie. Est-ce également votre avis ?

Pour ce qui est de l’arborescence, je dirais plutôt que la pensée humaine est réticulaire. En effet, l’arbre n’est qu’un cas très particulier de réseau, dans lequel chaque nœud n’a qu’un seul antécédent et où l’on ne peut passer d’un nœud à un autre sans remonter à leur plus proche prédécesseur commun. Une intelligence purement arborescente serait donc assez pauvre !  L’intelligence fonctionne plutôt selon le modèle d’un réseau maillé, à l’image du réseau de neurones naturels de notre cerveau ou du réseau de neurones artificiels d’une IA. La pensée ne suit généralement pas le chemin direct d’une sève qui va du tronc d’un arbre jusqu’à ses feuilles en passant par ses branches. Au contraire, elle fait des boucles, prend des chemins de traverse, met à profit des courts-circuits, connecte entre eux des nœuds qui ne sont pas nécessairement liés de manière hiérarchique. Dans son parcours sinueux, la pensée garde mémoire des impasses et aussi des portes entrouvertes sans succès en certains nœuds, mais qui pourront être fructueusement ouvertes en d’autres nœuds, au fil de la réflexion.

S’agissant des oxymores, je suis parfaitement d’accord si, au-delà de la figure de style, vous entendez par oxymore l’opposition dialectique entre des termes contradictoires dont l’adjonction fait sens, davantage que chacun d’eux considéré à part, chacun étant en quelque sorte consubstantiel à l’autre. Il en est notamment ainsi  de la dualité entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge, l’un ne pouvant être conçu sans l’autre, ni même défini autrement que comme le contraire de l’autre ! L’important n’est pas le bien en soi ou le mal en soi, c’est le « bien et le mal », de façon superposée, dans un même mouvement de pensée.

Quant à l’autodidaxie, c’est une évidence. Quelles que soient – ou d’ailleurs ne soient pas – ses études initiales, chacun de nous apprend tout au long de sa vie, s’enrichit de ses expériences, érige étage par étage l’édifice de son savoir. Celui qui dit « La vie ne m’apprend rien » est, soit un menteur, soit dans le déni.  Contrairement à l’inné, l’acquis est en perpétuelle régénération. À chacun de cultiver son jardin !

LES MATHS SONT-ELLES UTILES ET COMMENT LES ENSEIGNER ?

Dans le système scolaire, beaucoup d’élèves rechignent à faire des efforts pour apprendre quelque chose qui n’apparaîtrait pas comme immédiatement utile, comme les maths. Ils veulent un chemin simple et clair.

C’est vrai. Si vous interrogez des gens dans la rue sur l’utilité des maths, ils vous diront à une écrasante majorité que les maths enseignées au collège et au lycée ne leur servent à rien… et donc ne servent à rien tout court. Alors que leur réponse sera beaucoup plus nuancée si vous leur posez la même question à propos d’autres matières, par exemple le français, l’histoire ou la géographie. Il y a seulement quelques décennies les maths étaient considérées comme la discipline reine au sein du système éducatif. Mais dans la France d’aujourd’hui, elles sont presque devenues une discipline honteuse ! Se répand un certain snobisme, voire une certaine fierté et une certaine arrogance, à s’autoproclamer nul en maths. Pourtant, nier l’utilité des maths, et plus généralement celle de la science, c’est faire preuve d’un singulier aveuglement : sans les maths, il n’y aurait tout bonnement pas de voitures, pas d’ordinateurs, pas de téléphones portables, pas d’innovation technologique. Si vous le faites remarquer, alors vous aurez droit à une légère inflexion du discours : « À l’exception des ingénieurs, les maths ne servent à personne d’autre ! »

C’est comme avec l’intelligence artificielle : il y a un effet magique. On ne fait pas le lien entre les cours et la réalité. Les objets de notre vie quotidienne semblent appartenir à un autre monde que celui donné à voir dans les manuels scolaires.

Ce sont pourtant des individus qui étaient assez bons en maths à l’école qui sont à l’origine des technologies que nous utilisons chaque jour !

Notons également qu’outre l’utilité des maths comme socle fondateur des sciences et des technologies, il existe une autre raison pour laquelle elles constituent une discipline incontournable. En effet, tout comme d’ailleurs les lettres, et de manière complémentaire, les maths contribuent à former l’esprit, l’entraînant à penser de manière articulée, lui apprenant à raisonner logiquement.

En cours de maths, comme en cours de français, les élèves font l’apprentissage d’une langue. La caractéristique clé de la langue mathématique est qu’elle possède une grammaire extrêmement rigide, ne tolère aucune variation fantaisiste ni aucune figure de style. Parce qu’elle est pauvre « littérairement », cette langue est puissante « fonctionnellement », en ce sens qu’elle élimine par construction toute incohérence logique interne et permet également de détecter des incohérences externes, souvent présentes dans des raisonnements non formalisés exprimés en français. C’est sa pauvreté littéraire qui fait la force de la langue des maths. Elle n’évolue pas non plus en permanence, elle est moins « vivante » qu’une langue parlée. Elle peut toutefois accepter des extensions, chaque fois une qu’une théorie nouvelle l’exige.

La conversation aborde alors la théorie des ensembles, ce que l’on a appelé les maths modernes.

L’introduction des maths modernes dans l’enseignement secondaire, voire primaire, partait de l’idée que la clé d’une pensée logique réside dans la capacité de l’esprit à reconnaître des catégories, des structures. L’objectif était de former les élèves à repérer des structures communes à des ensembles d’éléments appartenant à des champs très différents,  et à identifier des propriétés et des opérations s’appliquant indifféremment à tous les ensembles rattachés à une même structure. Par exemple, l’opération consistant à compter les éléments d’une collection d’objets ne dépend pas de la nature de ces objets : on compte de la même façon des pommes sur un pommier, des cerises sur un cerisier… et des avions dans un hangar. Au lieu de s’intéresser séparément aux pommes, aux cerises ou aux avions, on s’intéresse alors de façon générique  à la catégorie abstraite  « ensemble d’éléments ». On gagne ainsi en puissance de raisonnement… mais au prix d’une abstraction ! Or beaucoup ne semblent pas disposés à payer ce prix de l’abstraction. C’est la raison pour laquelle, malgré la bonne intention de départ, les maths modernes n’ont guère rencontré de succès, c’est un euphémisme, si bien que l’Éducation Nationale a dû faire machine arrière… pour vite tomber dans l’excès inverse de « dé-mathématiser » les maths, c’est-à-dire les vider de leur contenu formalisé et de leurs équations, afin de ne pas trop effrayer les élèves ! Gageons qu’il faudra également bientôt revenir sur une pareille absurdité !

À trop vouloir prêcher les vertus de l’abstraction, j’ai moi-même vécu une expérience pédagogique douloureuse, en tant prof de maths à l’ENA ! Il s’agissait d’apprendre aux élèves les moins doués en maths à décrypter des tableaux chiffrés et à effectuer des calculs élémentaires du type calcul de TVA. Certains maîtrisaient seulement les pourcentages, d’autres seulement les nombres décimaux, d’autres encore seulement les fractions. J’ai tenté, mais en vain, de leur faire saisir que 3/4, 0,75 et 75% sont trois écritures alternatives d’une même entité, en l’occurrence le nombre qui, multiplié par 4, donne 3. La notion abstraite de nombre ne les intéressait absolument pas. Pour eux, ça ne servait à rien : « Monsieur, on n’a pas besoin de savoir ce qu’est un nombre pour pouvoir calculer. ». Argument imparable !

Soit l’apprenant reste au ras des pâquerettes, soit il accepte de grimper de quelques niveaux, ce qui nécessite des efforts, mais le résultat est très rentable.

Certes, mais allez convaincre un poisson qu’il nagerait encore mieux s’il apprenait et comprenait les équations de la mécanique des fluides !  Pour je ne sais quelle raison, mes élèves de l’ENA n’estimaient pas devoir apprendre à mieux nager, pardon à mieux compter !

Beaucoup se contentent d’apprendre sans faire leurs les connaissances, sans les digérer.

Absolument ! Et pour bien digérer des éléments – aliments ? – de connaissance disparates, il conviendrait idéalement de faire ce que précisément les maths modernes avaient pour ambition d’inculquer aux jeunes esprits : établir des liens et des correspondances, rapprocher les uns des autres des morceaux du puzzle similaires ou comparables, inférer le général à partir du particulier…

DU BRICOLAGE INFORMATIQUE À L’ACCIDENT CRÉATEUR

À l’ère digitale, l’informatique et la bonne pratique des outils numériques ne deviennent-ils pas les piliers porteurs du savoir « utile », davantage que les mathématiques ?

Ce n’est en rien exclusif ! L’informatique, le codage et la programmation, la théorie des  langages forment en effet une branche particulière des mathématiques… En matière de digestion du savoir et d’acquisition de savoir-faire,  le problème, avec les technologies numériques, est que dans le même temps où nous  les digérons, nous sommes digérés par elles. Les objets de la révolution numérique, comme les ordinateurs où les smartphones, ne sont pas  purement inanimés en ce sens qu’ils sollicitent notre attention à chaque instant, réclament en permanence des actions de notre part.

Nous sommes en effet en train de passer de l’ère des machines dont l’état normal est de fonctionner et qui parfois tombent en panne, comme la machine à laver, à celle des machines dont l’état normal est de dysfonctionner et  qui ne « tombent en marche » que par hasard, comme l’ordinateur (rires). Je suis sérieux, un ordinateur est tout le temps dans un état instable qui nous échappe complètement, ne serait-ce que parce qu’il communique, à travers le réseau internet, avec d’autres ordinateurs également instables. Heureusement pour nous, la machine résout instantanément par elle-même 99% des bogues qu’elle rencontre mais, quand elle n’y parvient pas, c’est à nous de jouer et nous sommes alors le plus souvent démunis car nous ignorons la raison du bogue.

On ne peut pas apprendre à déboguer un ordinateur comme on apprend à réparer une machine à laver,  parce qu’il n’y a pas deux bogues qui se ressemblent, parce qu’un même bogue peut résulter de causes différentes. Il ne peut donc exister de manuel du parfait petit débogueur. La seule méthode efficace est de procéder par essais-erreurs, d’essayer à tâtons plusieurs procédures jusqu’à ce que la machine remarche… et on oubliera alors aussitôt comment on est parvenu à ce résultat. Mais avec l’expérience, on finit par prendre une certaine confiance…

Cela me rappelle Cavanna, racontant que quand Ève voulut un deuxième enfant, Adam ne savait pas, de tous les gestes faits, celui qui avait donné la vie.

C’est tout à fait ça ! Force est de constater qu’avec le numérique, notre rapport aux objets a profondément changé. Et cela peut s’avérer très perturbant pour l’ancienne génération, qui n’a connu et utilisé que des machines qui tombent en panne, rarement et de manière franche, et qui sont réparées de manière intelligible et transparente.

Il y a une part de bricolage…

Effectivement, on est entré dans une époque de bricolage et de bidouillage, dans laquelle, contrairement à nous, les jeunes semblent parfaitement à l’aise, parce qu’ils sont nés dans cet écosystème numérique et qu’ils y ont fait leurs apprentissages.

Il faut être à mi-chemin des esprits ingénieur et bricoleur dont parle Lévi-Strauss.

Le concept hybride « d’ingénieur-bricoleur » est un oxymore intéressant. Tout l’art consiste en effet à savoir marier la méthode de l’ingénieur et l’inventivité du bricoleur, la discipline du premier et l’indiscipline du second, la prudente sagesse présente chez l’un et l’audacieuse prise de risque chez l’autre. Une certaine alchimie résulte d’une alternance bien dosée entre l’exploitation de routines qui ont fait leurs preuves et l’exploration de nouvelles pistes. Ceci ne vaut pas seulement pour la bonne maîtrise des outils numériques : c’est plus généralement une hygiène de vie que je m’efforce quant à moi d’appliquer en toute circonstance ! Par exemple, je ne me rends jamais deux fois à la boulangerie par le même chemin et je ne ne décide pas à l’avance lequel je vais prendre. En agissant de cette façon, je ne cours pas de grands risques mais je suscite des occurrences, des découvertes ou des rencontres, qui n’adviendraient pas si j’empruntais systématiquement le même chemin et me privais ainsi de tout « accident créateur ».

L’étymologie du mot accident est intéressante. À l’origine, l’accident est neutre, c’est ce qui arrive. On en a ensuite fait l’événement qui vient perturber un continuum, jusqu’à confondre l’accident et le sinistre.

L’accident est bien plus souvent un bienfait qu’un sinistre et il est important de ne pas en fermer la possibilité, sans toutefois le rechercher exclusivement. Pour un bon équilibre de vie, nous avons besoin à la fois de routines et d’accidents. Une vie en perpétuelle prise de risques serait stressante et insupportable. Et une vie parfaitement régulière ne serait qu’un avant-goût de la mort.

LE RÔLE DE L’ALÉA* DANS UNE VIE, DANS L’HISTOIRE

La vie, l’histoire, sont par essence des processus stochastiques. À chaque moment s’ouvrent des lignes de temps parallèles, des Histoires potentielles parallèles, dont une seule est finalement sélectionnée, sous l’effet d’un « complexe » fait de causes multiples et intriquées. Dans l’après-coup, on imagine souvent de façon simpliste que telle décision a été prise par untel ou untel à tel moment, alors qu’en réalité nul n’a jamais rien décidé seul à aucun moment mais chacun s’est inscrit comme un maillon au sein de la chaîne « tremblante » de construction de l’avenir. C’est en effet certes un peu de déterminisme, mais pour beaucoup une suite d’aléas et de hasards de circonstance, qui font que tel sentier est en définitive suivi, plutôt qu’un autre.

Je me rappelle à  ce propos la décision d’introduire la TVA sur les services de télécommunications dans les années 1980. Je travaillais alors au service d’études de la Direction générale des télécommunications, l’ancêtre d’Orange alors intégré au ministère des PTT, et nous venions de produire une étude montrant qu’une importante subvention croisée existait entre les clients entreprises et les clients particuliers : le trafic des  entreprises, sur-tarifé, payait indirectement le raccordement au réseau des foyers, quant à lui sous-tarifé. Cette étude, qui ne nous avait pourtant pas été commandée par notre hiérarchie et qui n’aurait certainement suscité chez elle qu’un modeste intérêt en temps ordinaire, a été le déclencheur et le vecteur inattendu de la décision prise sur la TVA. En effet, grâce à l’existence fortuite de notre étude, l’introduction de la TVA en dedans des tarifs en vigueur, dont la seule réelle motivation était l’alignement du régime fiscal des télécoms sur celui des entreprises privées a pu, très opportunément, être présentée et « vendue » au Gouvernement comme le moyen de mettre fin à un traitement inégalitaire de deux catégories de clientèle du service public. Cet argumentaire providentiel a convaincu et permis d’emporter la décision !

Autre exemple pris dans un tout autre registre : l’Histoire du progrès technique et du renouvellement des technologies. Cette Histoire est loin d’être le long fleuve tranquille que certains pourraient imaginer à tort. Il ne faut pas en effet se représenter l’évolution technique comme le mouvement d’une flèche, déterministe et inexorable. Il s’agit plutôt d’une marche aléatoire qui s’invente pas par pas. Pourquoi et comment une technologie succède-t-elle à une autre ? À quel rythme ?  Ces phénomènes sont commandés par un très grand nombre de déterminants et d’enjeux, techniques bien-sûr, mais aussi entrepreneuriaux, sociétaux et politiques, associant de nombreux acteurs : opérateurs, industriels, utilisateurs, régulateur… La trajectoire ne peut se décréter par avance et les « grands soirs » où l’on substitue une norme à un autre, comme lors du passage de la TNT analogique à la TNT numérique en 2016,  sont plutôt l’exception que la règle. Plus généralement, le cheminement ne se dessine qu’au fil d’une série de problèmes et de conflits souvent imprévus, qui sont résolus ou tranchés dans un sens ou dans un autre. Tel est par exemple le cas du déploiement de la technologique DAB+ de radiodiffusion numérique terrestre, successeur naturel de la FM. Il s’agit d’un vaste chantier, difficile à piloter pour le régulateur, en l’occurrence l’ARCOM, anciennement CSA, dont j’ai été membre de 2015 à 2021, en charge de la radio. Chantier difficile, par ce qu’il existe un millier d’opérateurs de radios qui, en fonction de leurs statuts, de leurs tailles, de leurs capacités financières et de leurs perspectives de développement, n’ont pas tous, ni le même intérêt ni le même empressement à une bascule de la FM vers le DAB+.

En bref, les aléas, parfois ferments créateurs, parfois grains de sable problématiques, engendrent des trajectoires individuelles ou collectives que l’on peut qualifier « d’équilibres dynamiques ». Derrière cet oxymore se cache une réalité en physique des milieux continus, où certaines figures régulières peuvent apparaître de manière stable dans un système pourtant maintenu en agitation permanente, ainsi que l’a mis en évidence le chimiste nobélisé Ilya Prigogine.

INTUITION, SÉRENDIPITÉ, EFFETS D’ÉCHELLE

Cédric Villani parle beaucoup d’intuition. Étienne Klein explique qu’elle est indispensable aux scientifiques alors qu’on pense communément que la science et l’intuition n’ont rien à voir.

Ils ont raison : l’intuition ne s’oppose pas à la science, elle guide même très souvent la démarche scientifique en l’orientant dans des directions paraissant d’emblée prometteuses. Un bon scientifique s’appuie sur sa vaste base de connaissances, sur son agilité à calculer et sur sa manière rigoureuse de formuler et de formaliser des questions, mais tout cela n’est après tout qu’une affaire de talent. L’authentique génie, lui, réside dans l’intuition !

Est-ce que l’intelligence artificielle a de l’intuition ?

Non, pas stricto sensu, mais, d’une part, la base d’entraînement d’une IA contient des données produites par des auteurs qui peuvent  avoir eux-mêmes fait preuve d’intuition ; et, d’autre part, une IA  est capable d’associations surprenantes ! Jugez en plutôt sur l’assez remarquable prouesse réalisée par ChatGPT, à qui l’on a demandé de composer une fable à la manière de Jean de La Fontaine, sur la base des mots « moto » et « avion ».

Nicolas Curien me propose alors de poser à mon tour une question à ChatGPT. Je suggère la signification de l’expression «  Entre la poire et le fromage ». Las, l’intelligence artificielle est en maintenance !

Allons bon ! Mais ce n’est que partie remise. Nous jugerons plus tard du degré de pertinence de la réponse, qui dépendra de deux facteurs : d’une part, de la présence ou non de la véritable signification de cette expression dans la base d’entraînement ; d’autre part, de la façon de formuler la question.

C’est donc l’utilisateur qui devient l’outil de l’outil !

Oui. Communiquer avec une intelligence artificielle conversationnelle  nous place dans une situation paradoxale où nous disposons d’un outil à notre service et sommes en retour des outils pour cet outil, des cobayes lui permettant de mettre en œuvre ses capacités. Jusqu’où celles-ci iront-elles ? Au cours de notre précédent entretien, nous avons évoqué la différence entre apprendre et comprendre et noté comment la machine, à force d’apprendre à partir d’un immense corpus de données, peut donner l’illusion qu’elle comprend. L’étape suivante est celle de la conscience. Est-ce que des machines pourraient devenir conscientes de ce qu’elles font, ou du moins nous en donner fortement l’impression ? Les machines sont d’ores et déjà capables de reconnaître nos humeurs et nos émotions par reconnaissance faciale ; elles sont par conséquent aussi en mesure de les simuler… mais quant à les éprouver elles-mêmes, c’est là une autre affaire ! Que pourrait-être, notamment, la « souffrance d’une machine » ?

Je reviens à ce côté magique, déjà évoqué. Il y a une attente démesurée.

Une attente démesurée… et aussi des craintes parfois irraisonnées, même s’il faut évidemment se montrer vigilant. Les Etats-Unis, la Chine et l’Europe mettent actuellement en place des dispositifs de régulation et de contrôle de l’IA. Il faut certes encadrer l’innovation, mais pas au prix de l’inhiber. Les menaces ne doivent pas occulter les opportunités. Or l’IA, comme d’ailleurs tout simplement  le web 2.0, offre de formidables opportunités. Je me rappelle ce grand moment de solitude où par une nuit glaciale, j’étais bloqué sur un parking, dans l’incapacité d’ouvrir ma portière de voiture car la pile de la clé était morte. Heureusement la batterie de mon portable, elle, ne l’était pas, et Google m’a vite aiguillé vers un blog où est expliquée la procédure d’ouverture de dépannage : un coup prolongé à droite dans la serrure, deux petits coups à gauche, puis deux coups prolongés à droite. Cela ne s’invente pas ! Quelqu’un avait dû rencontrer le même problème que moi et  avait partagé « l’issue de secours » sur internet. Aujourd’hui, ce serait encore plus direct : j’interrogerais vocalement ChatGPT ! On comprend bien, sur cet exemple, non pas les pouvoirs magiques, mais tout simplement la puissance colossale d’internet, et désormais de l’IA : cette puissance repose sur la taille du corpus de données sous-jacent, chaque donnée prise isolément n’ayant qu’une valeur négligeable mais contribuant  à donner à l’ensemble une valeur inestimable.

Ce type de dépannage est utile, mais ne relève pas vraiment de la transmission de savoir. La relation avec la personne qui transmet est inexistante ; ou alors exagérément caricaturale dans les tutos. L’idée de découverte, de chemin que l’on se fabrique n’y est pas non plus présente. Il est intéressant, aussi, d’aller dans des médiathèques : on peut en ressortir avec des livres dont on ne connaissait pas l’existence.

Je ne suis pas d’accord. Quant à moi, je considère que le contributeur anonyme qui m’a permis d’ouvrir ma voiture m’a transmis quelque chose. Une transmission décalée dans l’espace et dans le temps ne signifie pas une absence de transmission. Par exemple, un auteur transmet à son lecteur ! Par ailleurs, la découverte inopinée dont vous parlez est non seulement possible sur Internet, mais elle y émerge plus naturellement et plus fréquemment que dans les médiathèques physiques ! Ce phénomène de cheminement aléatoire créateur est appelé « sérendipité », d’après le nom du seigneur de Serendipe qui, dans un conte, parcourt la Perse à cheval et y fait des rencontres aussi inattendues que fructueuses, l’innocentant d’un crime qu’il n’a pas commis et le conduisant finalement à épouser la fille du roi ! L’immédiateté des connexions et l’absence d’espace physique à traverser démultiplient les possibilités de marche aléatoire dans le monde virtuel, relativement au monde réel. Vous pouvez ainsi tomber par hasard sur le meilleur… ou sur le pire. D’où l’inquiétude des parents et des enseignants. Ce cyberespace sans barrières spatio-temporelles peut provoquer de très mauvaises rencontres… et, pire encore, amplifier leurs conséquences. C’est ce que nous disions plus tôt, il faut une dose d’aléa, mais pas une overdose !

Pour vous, à dose mesurée, la dimension aléatoire est une caractéristique essentielle de nos vies ?

Oui. Si vous résumez par exemple le cycle de vie d’une personne par une séquence déterministe « naissance, enfance, adolescence, parcours scolaire, âge adulte, mariage, naissance puis départ des enfants, décès des parents, retraite, mort », vous manquez clairement ce qui fait tout le sel de la vie, à savoir une multitude d’aléas, petits ou gros : belles rencontres, opportunités professionnelles, voyages, mais aussi désagréments, ruptures, ou accidents de santé… On remarque un lien entre l’échelle temporelle d’observation et le degré d’aléatoire : plus on regarde à une échelle fine, celle du quotidien, plus l’aléa apparaît fréquent et banal ; au contraire, plus on regarde à une échelle grossière, celle de la décennie du siècle ou du millénaire, plus les aléas semblent rares et de grande ampleur. Pensons aux catastrophes de Tchernobyl ou de Fukushima.

Mutatis mutandis, la relation entre l’échelle de temps et la fréquence des aléas fait penser à une autre relation, celle entre la taille d’un système et son degré de complexité. Un système de petite taille est modérément complexe et il se comporte de manière linéaire quand sa taille varie à la marge, ce qui permet d’opérer des extrapolations en appliquant de simples règles de trois, sans grand risque d’erreur. Mais, au-delà d’un certain seuil de taille, la complexité qui résulte des interactions entre éléments du système rend son comportement non linéaire et toute extrapolation linéaire devient alors gravement incorrecte. Il semble, par exemple, que la catastrophe de Tchernobyl soit en partie due à ce que les Russes avaient construit cette centrale en extrapolant linéairement les propriétés d’une centrale plus petite, sans tenir compte de l’effet de seuil de complexité.

De manière parallèle et complémentaire, l’aléatoire et la complexité constituent selon moi les deux principaux facteurs qui créent l’originalité dans la nature et dans la société, les facteurs qui font que le monde, contrairement aux objets fractals de Benoît Mandelbrot, n’est pas tout à fait semblable à lui-même à toutes les échelles de temps et d’espace.

Dans Une question de taille, Olivier Rey écrit que quelques centimètres carrés du bleu Matisse (de mémoire) et des mètres carrés du même bleu ne produisent pas le même effet.

Tout comme un coloris peut produire une impression différente, selon qu’on le regarde sur un nuancier ou sur la carrosserie d’une voiture ! Mais il me semble qu’on touche ici davantage à un effet psycho-physiologique d’illusion optique qu’à un authentique effet d’échelle…

MÉCANIQUE QUANTIQUE, INCERTITUDE ET INDÉTERMINATION, RATIONALITÉ

Notre discussion autour de l’aléatoire m’évoque la physique quantique, qui fait rêver et qu’il est si difficile de comprendre. On reviendrait presque au clinamen d’Épicure. Nous serions nous-mêmes des accidents et danserions en permanence !  La science rejoint la poésie, la philosophie.

Le lapin de Schrödinger, par Franz Schimpl

Oui, il y a une certaine poésie dans la théorie de la mécanique quantique, notamment à travers cette célèbre expérience de pensée du chat de Schrödinger prisonnier dans sa boîte,  à la fois vivant et mort. L’existence d’états superposés tels que « vivant/mort » paraît de prime abord complètement irréelle et farfelue. Pourtant, le succès de la théorie provient de ce qu’elle permet de rendre compte de phénomènes observés à l’échelle subatomique et que la mécanique classique ne parvient pas à expliquer de manière satisfaisante.

Notons que la notion d’états superposés, loin d’être vide de sens, est assez proche de l’oxymore. Quand nous affirmons que ce qui est pertinent, c’est l’opposition dialectique entre le bien et le mal, plutôt que le bien en soi ou le mal en soi, nous empruntons en quelque sorte le langage de la mécanique quantique. Le bien et le mal coexistent dans un même mouvement de pensée, tout comme la vie et la mort du  chat de Schrödinger : tant que je n’ai pas interféré avec le système en ouvrant la boîte, la question même de savoir si ce chat est vivant ou mort n’a aucune pertinence… et il est donc les deux à la fois. On touche là à la différence fondamentale entre l’indétermination et l’incertitude. En situation ordinaire d’incertitude, des informations vous manquent, et si on vous les donnait, vous sauriez. L’indétermination est beaucoup plus profonde. L’état du système est dans ce cas structurellement inconnaissable, nul ne peut vous renseigner par avance pour la bonne raison que ce n’est pas encore « décidé » : l’indétermination ne sera levée que dans l’après-coup, par le fait même de votre propre intervention.

On rejoint la foi et les doctrines de la grâce divine.

Effectivement. Selon la doctrine augustinienne de la grâce prédestinée, je n’ai aucun moyen de savoir si j’ai été élu ou pas, car les voies de Dieu sont impénétrables, mon état est donc indéterminé. Il m’est juste permis de penser que Dieu, parce qu’il est  omniscient, n’agit  jamais au hasard et que sa décision de m’élire ou pas s’est fondée sur l’anticipation qu’il a faite de mon comportement sur Terre. Dès lors, si je ne peux raisonnablement espérer qu’un comportement vertueux de ma part me fera mériter une grâce qui m’a déjà été – ou pas – accordée, je peux en revanche, en adoptant un tel comportement, y voir le signe favorable que Dieu ne s’est pas trompé s’il m’a élu ! Toutefois, je ne suis sûr de rien, l’indétermination de sera levée qu’à l’issue de ma vie terrestre.

L’économiste Max Weber a développé une thèse selon laquelle les succès remarquables de la révolution industrielle dans les pays anglo-saxons de culture protestante, comme l’Angleterre, l’Allemagne, ou les USA, sont en partie dus  à la croyance des entrepreneurs en  la grâce prédestinée : dans leur réussite économique, ils reconnaissaient l’indice de ce que Dieu les avait élus, ce qui les incitait fortement à réussir de mieux en mieux ! Dans les pays de tradition catholique où l’on croit à la grâce par les mérites, l’incitation paraît a priori plus directe mais elle fonctionne pourtant moins bien, car elle peut aisément  être dévoyée : certains sont tentés de racheter un mauvais comportement par des dons à l’Église, selon le mécanisme du  « trafic des indulgences » ; d’autres pensent qu’ils démontrent davantage de mérites dans la prière et dans la pauvreté que dans l’action et la réussite financière.

Berthélemy, Jean-Simon, Musée du Louvre, Alexandre et le nœud gordien.

La différence entre incertitude et indétermination se retrouve aussi chez Kant lorsqu’il distingue l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique. Selon l’impératif hypothétique, vous pensez de manière rationnelle en dressant des scénarios conditionnels: «  Si je fais ceci, il va arriver cela… »,  et vous ne prenez votre décision qu’après avoir levé suffisamment d’incertitudes. Selon l’impératif catégorique, vous ne vous ne vous embarrassez pas de raisonnements préalables  : « Je fais ceci parce que je sais que je dois le faire », et c’est en agissant que vous levez l’indétermination sur les états du monde. Un type se jette d’un pont devant vous. Si vous êtes hypothétique, vous pliez soigneusement votre pantalon et vous ôtez vos chaussures, guidé par le calcul rationnel de ne pas couler vous-même… et vous arrivez probablement après que le malheureux s’est noyé. Si vous êtes catégorique, vous vous jetez à l’eau tout habillé et vous sauvez le type… ou pas. Les grands personnages de l’Histoire sont des décideurs catégoriques. Le général de Gaulle ou Jeanne d’Arc n’ont pas fait de raisonnements compliqués pour savoir s’ils devaient sauver la France. S’ils en avaient fait, cela les aurait sans doute dissuadés !

Les chefs ne sont pas toujours les plus compétents, mais il semblerait que la majorité des gens aient besoin d’un chef qui tranche pour eux.

Votre meilleur chef est sans doute cette petite voix en vous qui vous dit quoi faire…

À cet égard, le philosophe Robert Nozick a imaginé une expérience de pensée saisissante, qu’il a attribuée par plaisanterie à son collègue physicien William Newcomb. Voici l’histoire. Vous rencontrez un devin infaillible qui vous dit : « Là, tu vois une boîte fermée, emporte-la, elle est à toi. Et là, tu vois ce chèque de mille  euros que je te tends. Libre à toi de prendre ou pas ce chèque, en plus de la boîte qui t’est déjà acquise. Ah, encore un petit détail à propos de la boîte… où ai-je la tête ? Ou bien je n’y ai rien mis, si j’ai eu la préscience que tu prendrais aussi le chèque ; ou bien j’y ai glissé un million d’euros, si j’ai vu que tu renoncerais au chèque. Alors que fais-tu, le prends-tu ce chèque, oui ou non ? »

Le calcul rationnel d’un décideur hypothétique l’amène à prendre le chèque. Pour un tel décideur, le contenu X de la boîte est incertain, mais il est connaissable, et l’inégalité « X + 1000 est supérieure à X » lui dit quoi faire sans ambiguïté. Pour un  décideur catégorique, la situation ne relève pas de l’incertitude mais de l’indétermination, et la valeur de  X est inconnaissable puisqu’elle dépend de ce qu’il va faire lui-même. C’est sa décision qui va déterminer s’il y a zéro ou un million dans la boîte, si le chat de Schrödinger est mort ou vivant ! Dès lors, notre décideur catégorique sait d’emblée quoi faire : renoncer au chèque. À chacun sa logique ! Remarquons tout de même que le premier décideur part avec seulement mille euros, puisque la boîte est alors  vide, en conformité avec l’avertissement du devin, tandis que que le second part avec le million contenu dans la boîte, là encore conformément aux dires du devin ! Moralité : la foi paie davantage que la rationalité !

Dans la vraie vie, chacun peut agir comme s’il avait sans cesse dans la tête un petit devin de Newcomb, qui lui dirait : « N’obéis pas qu’à ta raison te dictant une prudence excessive. En osant défier ta propre rationalité, tu peux créer ta chance et la saisir ! ». Ce n’est pas de la pensée magique. C’est plutôt de l’auto-transcendance, reposant sur la conviction profonde que mon action transforme le monde, que le futur n’est pas déjà écrit puisque c’est moi qui l’écrit, du moins en partie. C’est l’élan enthousiaste du libre arbitre, s’opposant au fatalisme désespérant du déterminisme !

Pierre Soulages citait un poème de Jean de la Croix « … jamais je ne me perdrai, mais pour un je ne sais quoi qui se trouve d’aventure…. » Nous parlions d’accident, l’aventure en est un et l’amour devrait relever de l’aventure.

Oui, la vie est un roman d’aventures, une suite d’accidents créateurs, de rencontres répétées avec des devins de Newcomb nous invitant chaque fois à saisir une opportunité nouvelle. Et dans un roman d’aventures se cachent souvent un ou plusieurs romans d’amour. L’amour est en lui-même une aventure : on le rencontre fortuitement, il ménage toujours des surprises, il est une découverte permanente de l’autre et de soi, il se nourrit sans cesse de notre envie bouillonnante qu’il dure.

Et, pourtant… des scientistes voudraient nous faire croire tout le contraire, que l’amour n’est pas de nature aléatoire mais déterministe, qu’il  peut être scientifiquement programmé, que l’on peut déléguer à une IA le soin de rechercher pour vous le partenaire idéal ! C’est très précisément ce qui est mis en scène dans l’émission de téléréalité « Mariés au premier regard », où ceux que la machine a préalablement « élus » comme « faits pour vivre ensemble », se marient d’emblée sans s’être rencontrés auparavant ! On les voit ensuite se découvrir l’un l’autre et là, le naturel reprend ses droits : ils se plaisent ou ne se plaisent pas, indépendamment du fort degré de compatibilité que « La Science » leur a prédit ! Certains restent toutefois si fortement influencés par la prédiction qu’afin de la rendre vraie, ils cherchent à forcer leurs sentiments réels.

Une expérience de ce genre a été réalisée en milieu scolaire. La même équipe de professeurs avait deux classes. On leur avait présenté la première comme performante et la seconde comme en difficulté, d’une manière totalement arbitraire, sans que cela repose sur des données objectives. Les notes des élèves de la première classe ont été élevées, celle de la seconde très basses.

Fascinant ! Comme les participants de « Mariés au premier regard », à partir d’un discours infondé les profs ont forgé une croyance… qui est devenue auto-réalisatrice ! Retenons-en qu’il faut se défier aussi bien de « l’infox », c’est-à-dire de l’intoxication par la fausse information, que de la dictature du rationalisme, consistant à penser que si on était parfaitement informé de tout, alors on agirait à la perfection.

Ce souci de perfection rejoint peut-être la dimension religieuse, qui nous ferait croire qu’un seul chemin existe.

Si tel était le cas, alors ce serait vraiment trop triste : un peu comme toujours prendre le même chemin pour aller à la boulangerie…

* Pensée. Odon Vallet rappelle que penser et peser partagent la même étymologie. La pensée serait donc suspendue au jugement qui pondère, qui pèse le pour et le contre. «  Bien penser, écrit-il, c’est prendre soin de soi, s’appliquer au mieux par une hygiène de l’esprit : «  panser » et « penser » ne formaient qu’un seul verbe jusqu’au XVI è siècle. »

* Aléa. L’aléa est d’autant plus intéressant quand il est mis en scène par Goscinny et Uderzo sur la carte de la Corse. On y repère «  Alea jacta est » et « Alea jacta ouest ».