Pierre-Henry Gomont. Rencontre chez BD Fugue Annecy
25 septembre 2023Pierre-Henry Gomont était venu dédicacer Les nouveaux Russes, deuxième volet de Slava.
Une BD est avant tout un livre, avec des images et aussi du texte. Dans les vôtres, on relève des expressions très fortes comme «…les démangeaisons de nos consciences inquiètes,…nos passions tristes. »
Pour moi les passions tristes est un concept spinozien. C’est ce qui est passif en nous et qui s’oppose à la liberté. La véritable référence, au fond, est que ce peuple est pris depuis toujours dans des choses qui le dépassent. Plus qu’un autre, il est agi par des forces qui le dépassent et, donc, très peu libre. C’est à ça que je fais référence, de façon très intime, pour moi-même. Je me doute que les lecteurs ne font pas le lien entre le concept de non liberté chez Spinoza et ces albums.
À chacun sa lecture
Chacun peut les lire en fonction de ses références.
L’intérêt de la bande dessinée réside pour moi dans la multiplicité des niveaux, dans le millefeuille de sens [voir Roland Barthes].
Vous avez étudié et enseigné la sociologie. Ceci influence votre travail de créateur ?
Une façon d’appréhender le monde m’en est restée.
Nous sommes agis aussi par le langage. Vous parliez de liberté. Que nous en reste-t-il ?
Rendre « la chair humaine »
Il me faut un livre pour répondre. Dans Slava, je suis intéressé par la destinée de mes personnages et les pas de côté qu’ils peuvent arriver à faire. Ils sont pris dans le cours de l’Histoire. Je ne cherche pas de réponse définitive. Ce que je veux rendre, c’est ce qui fait la chair humaine. « Qu’est-ce que je ferais si j’étais à cet endroit ? Comment je m’en sortirais ? » C’est pour cette raison que mon histoire comporte un artiste. Il va épouser le cours du monde. D’autres sont plus rétifs pour diverses raisons. Ils sont ancrés dans le passé. Les mineurs sont portés par une idéologie qui a développé la société. D’autres n’épousent pas le cours du monde pour des raisons plus intimes. Comment se débrouille un artiste dans un monde où seul l’argent a cours ?
Tenter de comprendre « comment »
Vous explorez toutes les réactions possibles dans une situation donnée ?
J’essaie d’avoir plusieurs prismes. L’approche sociologique consiste en une empathie au sens conceptuel du terme. Se mettre dans les bottes des personnages.
Sans être moraliste.
Tout l’enjeu est de savoir pourquoi, comment agit une personne. Si elle agit comme ça, c’est qu’elle a de bonnes raisons de le faire. Plus que pourquoi, il importe de savoir comment ça se passe.
L’importance des liens
Ne me dites pas que l’une des solutions à tout ça, dans le volume à paraître, c’est l’amour ! (rires).
Si, bien sûr ! L’amour, au sens large, est bien la seule chose qui compte. Évidemment. C’est le lien [la prononciation insiste sur le mot « lien »]. Ce qui me désole dans la trajectoire de ce pays, quand vous enlevez ce qui structure la société, tous les liens se défont. C’est ce qu’on appelle l’anomie en sociologie. L’absence de règles. Il n’y a rien de plus déprimant à vivre. Les taux de suicide en témoignent. Ne plus avoir ni contraintes ni règles est la chose la plus anxiogène du monde. Les livres dont nous parlons tournent autour des liens entre des gens qui n’ont pas grand-chose à voir entre eux. Il s’agit de ne pas les voir uniquement sous un angle dépressif.
La vérité du sentiment
On peut dire que la narration est le support d’interrogations personnelles que vous vous posez en permanence.
C’est pour cette raison que je fais de la fiction et pas du documentaire, que je ne fais plus de sociologie mais de la bande dessinée. J’ai mis de côté la rigueur. Elle est toujours là dans la façon de raconter, oui, mais beaucoup de choses pourraient être jugées anachroniques. Je cherche surtout à donner un sentiment et à être-il y faut beaucoup de rigueur-au plus juste sur ce sentiment. Je ne recherche pas la rigueur factuelle mais l’écho que ça porte en moi humainement. J’ai commencé à voyager en ex URSS à la fin des années 90, pendant presque une dizaine d’années. Cet intérêt est profondément ancré en moi. Il n’a rien de soudain.
La nature des choses
Ce qu’ils vivent en dix ans est une sorte de précipité de ce que l’on a vécu en deux cents ans. Tout se fait en accéléré comme dans un tube à essais. La dimension hyperbolique met en valeur les choses. La violence que nous connaissons dans nos sociétés est exacerbée là-bas. Elle connaît une différence de degré mais pas de nature.
Comment trouver une liberté entre la contrainte absolue de la dictature et la décomposition de la société.
C’est d’autant plus dur que les deux coexistent aujourd’hui. Ils n’ont pas reconstruit un système de pensée et ils subissent la dictature. C’est à la fois anomique et plein de contraintes.
Situation que l’on retrouve dans certains pays d’Afrique et qui explique les connexions entre la Russie et ces pays.
Exactement. J’ai fait un album sur l’Afrique, où j’ai habité. Les situations sont très comparables sur plein d’aspects.
Embrasser le monde
Vous bottez en touche et prenez une liberté en étant artiste plutôt que sociologue ! (rires).
Je prends votre remarque au sérieux. J’ai fait mes premiers albums en même temps que ma thèse et j’ai compris où j’étais vraiment à ma place. C’est là où je peux être nuit et jour sans m’ennuyer parce que ça m’accapare tout entier. Je n’y ai pas besoin de vacances. La bande dessinée offre un spectre très large, à la fois pictural et littéraire qui embrasse toute ma façon de voir le monde.
Chez BD Fugue Annecy, Camille était venu pour demander une dédicace à Pierre-Henry Gomont. Militaire à Berlin lors de la chute du Mur, il surveillait au radar les vols des avions russes. L’Histoire, l’histoire, les histoires personnelles se font écho grâce à la BD.