Pierre Margara. La  sculpture entre matière et spirituel

Pierre Margara. La sculpture entre matière et spirituel

9 avril 2021 Non Par Paul Rassat

La matière, la taille directe

Tu travailles une œuvre en bois de tilleul alors que tu avais prévu du marbre. Tu t’adaptes à cette période qui t’empêche de t’approvisionner librement à cause du virus.

J’ai toujours travaillé le bois. Ça ne me pose pas de problème. Je réalise mes originaux en bois, en taille directe. L’approche est la même quel que soit le matériau. Puisque c’est de la taille directe qui consiste à enlever de la matière, je n’ai pas droit à l’erreur. Le modelage me va moins bien. Il en va de même avec la peinture parce qu’elle permet de reprendre les choses. Dans ces conditions, j’ai du mal à savoir où m’arrêter.

Osmose.
Matière et mimétisme. Photo © J-Marc Favre

Il faut qu’une contrainte vienne de la matière ?

 Avec la taille directe, c’est à moi de savoir où m’arrêter pour aller à l’essentiel. C’est un peu comme pour un comédien. Sur scène, il n’a pas le droit de se planter, au cinéma on peut faire autant de prises qu’on veut. Le côté funambule où je ne dois pas perdre mon équilibre me convient parfaitement. Dans ma vie, je me suis toujours laissé guider par ce qui a bougé autour de moi. C’est mon art qui m’a apporté toute ma vie, même si j’ai pris des décisions. C’est ce qui m’a permis de rencontrer des gens intéressants pour moi. J’ai vécu des moments exceptionnels parce que je n’ai rien calculé.

Le sens du contact

Jeune, j’étais très optimiste, je pensais que chacun avait besoin d’une sculpture chez soi. J’ai pris conscience que ce n’est pas le cas mais cette disposition d’esprit m’a permis tout au long de ma vie de rencontrer des artistes, des intellectuels, de nouer des contacts.

J’ai exposé trente ans au Byblos, à Saint-Tropez. Je suis né à Aix-les-Bains, une petite ville de province. J’y ai vendu quelques sculptures mais je me suis vite rendu compte que je ne pourrais pas y faire une carrière, ni y vivre de mon travail. Je suis venu à Megève, à Saint-Tropez pour rencontrer un public plus nombreux. J’aimais bien les endroits qui brassaient et permettaient les rencontres. Malgré de nombreuses sollicitations sur La Côte, je suis toujours resté fidèle au Byblos. C’était un privilège d’exposer dans ce patio extraordinaire qu’on me confiait pendant trois semaines.

Une partie de tes œuvres sont monumentales, exposées en extérieur, dans des lieux publics plutôt que dans des lieux fermés. En période de confinement encore plus, c’est une relation à l’art différente.

Je n’ai jamais vraiment travaillé avec l’État, je ne me suis pas laissé assister. J’ai même plus fait de cadeaux à mon pays que l’inverse. Je n’ai jamais ouvert la porte qui me donnait accès aux commandes publiques. J’ai toujours progressé grâce aux relations humaines. J’ai fait un choix, c’est à moi de l’assumer.

L’amour de l’art, de la ligne

Pas le droit à l’erreur, indépendance, c’est une philosophie. Comment mûrit l’idée qui mène à une sculpture ?

Je ne me pose pas de questions. Il est rare que j’aie des difficultés. Une fois que je suis dans la matière, je suis à l’aise, les choses viennent d’elles-mêmes, je les sens et je sais où je vais. Sur ma sculpture actuelle, j’ai envie de faire plein de choses encore. Ça ne va pas évoluer dans l’ensemble. Mais je suis amoureux de la beauté de la ligne : ça demande du travail.

On ne peut pas faire n’importe quoi, contrairement à ce qu’on pense aujourd’hui, pour réaliser une œuvre d’art. Je suis respectueux de tout ce qui s’est fait pendant l’Histoire du monde. Depuis un siècle, on se méprend. Duchamp et son urinoir ouvraient une porte, posaient une question. Certains ont détourné son questionnement pour aller à la facilité. Si ma sculpture vaut le millième du socle qui la supporte et qu’elle est une œuvre d’art, à quoi bon ? Je vais souvent en Toscane et suis bien conscient de ma véritable place par rapport aux grands artistes. Je tends cependant à aller dans leur sens plutôt qu’à réduire l’art. Obtenir un résultat nécessite du travail, pénible, difficile.

Art et…art

Le travail n’exclut pas le plaisir.

Évidemment, mais quand tu prends de la poussière de marbre pendant des jours en pleine gueule ! On ne le sent pas vraiment dans la mesure où on aime ce qu’on fait. On est porté par le résultat mais il y a quand même un côté barjot là-dedans. Ah, si j’avais été un artiste conceptuel ! Le paradoxe est que ces artistes conceptuels sont les plus critiques envers ceux qui produisent une œuvre où il y a du travail. Leur production nécessite tellement de mots pour expliquer leurs concepts qu’ils feraient mieux d’écrire, directement.

Sensualité, spiritualité

Sans sombrer dans le concept, les deux sculptures que je vois dans ton atelier viennent de la même veine. Un couple faisant l’amour, un personnage dont la main laisse échapper des oiseaux. Du spirituel, du sensuel, de l’érotique. Tes deux œuvres semblent illustrer des sujets différents mais elles sont habitées de la même sensualité.

Je suis allé livrer au Mexique la statue du couple faisant l’amour à des gens très croyants. Ils n’y ont rien vu de choquant parce qu’il ya une dimension spirituelle.

Je la retrouve dans la sculpture. Je ne pourrais pas vivre si on me l’enlevait. J’ai un peu la même relation à la musique. J’aime chanter, j’ai toujours eu des copains musiciens. J’allais avec eux à l’Olympia. Ils passaient sur scène et je restais derrière le rideau. L’art du sculpteur fait qu’il est plus solitaire, plus en retrait. Un jour, mon amie Rhoda Scott m’a invité à chanter sur scène, on m’a applaudi…et je me suis rendu compte que ce n’était pas ma vocation. Je suis plus sensible au regard d’une personne sur l’une de mes sculptures qu’aux applaudissements de cinq cents personnes.

Contact avec la matière, avec les gens

Tu es un homme de contacts directs, avec la matière, avec les gens. Quand ils regardent le résultat de ton travail, un lien se crée avec toi.

Pourtant j’ai envie de me cacher quand des gens entrent voir l’une de mes expositions. Il suffit qu’une personne sur cent émette une critique négative pour m’y faire penser pendant des jours. J’ai aussi une forme de pudeur par rapport à ce que je fais. Lors d’un vernissage, c’est différent. Ça brasse, les gens présents m’aiment bien, je suis libéré. Il y a de la musique, je chante.

Je souhaite d’abord que mes sculptures apaisent les gens qui les regardent. Aujourd’hui il faut choquer pour intéresser. Je préfère reprendre l’amour, un thème vieux comme le monde, et lui donner une personnalité, une écriture.

Le jeu de la musique, du rythme

Le jeu de la lumière sur la matière, équilibre – déséquilibre, tu aimes jouer avec ces dimensions, et puis avec le vide. Il est très présent.

C’est vrai. Mes sculptures sont musicales. Réalisées en bois, elles sont comme des cordes, ou bien comme une portée musicale.

Je pensais à un orgue.

Le vide imprègne mes œuvres. C’est le besoin de traverser la matière. Ça m’amuse d’aller de l’autre côté.

Le vide contribue à donner un rythme, des vibrations.

Je ne l’analyse pas, je le vis. Je ne saurais absolument pas expliquer comment je procède. Il m’arrive de donner un nom à mes sculptures parce que les gens en ont besoin. Ils ont besoin d’être orientés, rassurés. En revanche, s’il n’y a pas de nom, le regard est plus libre et les gens m’apprennent des choses sur ces œuvres. Ils me disent « Vous avez pensé….  «  Je réponds « Oui, bien sûr…. »

Rencontres, matière, spiritualité et communion

Quand je rassemble des gens qui aiment mon travail, il y a toujours une bonne communion entre eux. Ils ont la même sensibilité, parlent facilement entre eux.

Peut-être parce que tes thèmes sont assez universels. L’amour avec cette statue, la paix, l’envol avec celle-ci…

J’ai des œuvres dans le monde entier. Je les réalise d’abord en bois puis en bronze. Quand je vends des sculptures réalisées il y a des dizaines d’années, les acquéreurs sont persuadés que je viens de les faire. Ne suivant pas de modes, je suis intemporel. Certaines familles suivent mon travail depuis trois générations.

Communion encore

En même temps que nous rendons hommage à cette famille qui produit un excellent Saint-Émilion, Pierre enchaîne et revient à la musique.

La guitare des Shadows. Photo © J-Marc Favre

Là, c’est une guitare Burns, un modèle unique sur laquelle ont joué les Shadows dans les années 80. Comme j’avais sculpté quelques guitares, ils m’en ont demandé une.

Cette rencontre avec Pierre Margara prend la forme d’une libation à la sculpture, à la vigne et à la musique. De la matière, de la rencontre naît le spirituel. C’est peut-être le même chemin qui mène des ciseaux à bois offerts en nombre sur l’établi de l’atelier, de la ponceuse, de la poussière aux maquettes et aux œuvres qui voisinent, en toute simplicité, dans la même lumière qui les fait vivre.