Placage linguistique et intellectuel, une nouvelle culture

30 octobre 2021 Non Par Paul Rassat

Plaquer, c’est bien joué

« Loin de constituer un obstacle, le placage du concept sur l’expérience est conçu comme un programme éducatif à part entière » écrit Éric Chauvier dans Les mots et les choses. D’où le succès de notre système scolaire qui repose sur l’adage «  Apprends, tu verras plus tard si ça sert à quelque chose. » Notre monde est effectivement celui du placage. Une très mince lame de bois véritable sur de l’aggloméré et le tour est joué !

[ La photo (© Le Parisien) montre les conséquences d’un mauvais placage au rugby. L’équivalent n’existe pas en linguistique, ni en politique]

Mixé, pré digéré et déjà excrété

C’est ainsi que la pensée pré digérée dans le tube, ce grand collecteur, nous arrive sous la forme de bouillie sur laquelle chacun plaque un colorant politique ou intellectuel, un exhausteur de neurones, un condiment linguistique.

Plaqué, c’est emballé !

Beaucoup des produits que nous achetons sont pré découpés, pesés, emballés, étiquetés. Il en va de même pour la pensée. Produite au kilomètre, elle est débitée en éléments de langage, aseptisée et emballée. L’art de l’emballage prime d’ailleurs souvent sur la qualité du produit. On s’est ému, amusé, indigné un temps que les enfants représentent un poisson sous une forme rectangulaire. S’insurge-t-on contre la pensée géométrique, séchée et réhydratée à chaque intervention dans les médias ? Nous vivons l’ère de la pensée et de la langue panées.

Quand la langue fait de l’effet

La réalité exprimée par la langue subit un lift et un lifting permanents. On l’incurve, on la soulève, on lui donne l’effet souhaité afin de produire le rendu souhaité. Elle subit aussi ce fameux lifting qui  la rend plus lisse. Les anglicismes y contribuent. Ils apportent cette touche d’exotisme qui tient à distance le quotidien trop prosaïque. À la radio, le testing remplace les tests. Le committing veut dire tout et n’importe quoi. Souvent journalistes ou experts utilisent une expression anglaise dont la traduction française donnée dans l’instant prouve que l’anglais ne s’imposait pas.

La langue qui édulcore

Claude Allègre préconisait de dégraisser le mammouth de l’Éducation Nationale. Sans aller jusqu’à cette douloureuse liposuccion, on lisse la langue. On obtient alors le french kiss sans bavures. L’interdiction de fumer a laissé place à l’espace non fumeur. Les aveugles sont des mal voyants, les employés des collaborateurs. Nicolas Sarkozy avait transformé l’appellation de chômage partiel en travail partiel.

Merci

« Ayez la gentillesse de jeter vos mégots à l’extérieur. 

                                                                Merci »

Lu à l’entrée du musée/bibliothèque d’Ajaccio.

Nous sommes peut-être l’époque de toute l’histoire de l’humanité qui remercie le plus. Merci de ne pas fumer, merci d’avoir suivi le JT, merci à toute l’équipe pour ce César du meilleur remercieur, merci d’avoir suivi mon cours de mathématiques, merci de bien vouloir payer vos impôts, merci de déposer vos ordures dans les poubelles prévues à cet effet. Merci d’être là, merci d’être vous, merci d’être moi. Merci mon Dieu…

Et puis, l’art du trompe l’œil

D’où vient ce succès du trompe l’œil dans Top Chef ? De l’habitude de tromper et de la désormais nécessaire envie d’être trompé pour être étonné. Comme le bois massif, le réel massif, intègre manque de brillant. Et puis il coûte cher. En économie triomphe le trompe porte monnaie. En politique, il est de bon ton de tromper les attentes du citoyen. « Les promesses n’engagent que ceux qui les croient » disait Charles Pasqua, qui a fait école. La religion trompe la mort avec ses promesses de paradis. Le maquillage et la chirurgie esthétique trompent le regard. La réalité amplifiée trompe notre appréciation. Au fond, on nous fait prendre des vessies pour des lanternes. La volaille truffée supposée cuite en vessie est cramée au micro ondes. Cauchemar en politique, en tous les domaines !

Changements de régime

À ce régime, les mots s’épuisent vite. Drastique fut à la mode un temps avant de disparaître car trop drastique. La moindre réalisation est un opus. Éponyme épata dans les médias. Tout à fait, carrément remplacent le oui trop simple et spontané pour exprimer la profondeur d’un acquiescement. On ne va cependant pas jusqu’à clamer « Carrément » ou bien « Tout à fait »  lors d’un moment de jouissance intense. Le oui basique y fait davantage l’affaire. Il paraît cependant que certaines et certains déclarent « Je suis très impacté-e » en place de « Je suis très ému-e. » Ainsi va notre monde et nous n’en connaissons pas d’autre. Le placage linéaire y a remplacé la marqueterie.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » Camus

« Le langage de la gouvernance nous pousse désormais à confondre un monde social sans tension et un monde social sans mots évoquant des tensions. » Le travail de beaucoup de responsables politiques et des communicants vise à nous faire prendre le 2° cas de figure pour le premier. Nous sommes dans le care, dans la bienveillance, dans le vivre ensemble et nous faisons société. Nous édulcorons notre monde et ses problèmes à l’aide de sucrettes linguistiques. Parfois s’entrechoquent la réalité nommée et la réalité vécue : on applaudit les soignants et on leur demande de déménager par crainte de contamination virale.

La réalité dans ta face

 Nous subissons en permanence un double bind (expression en anglais car créée par l’école de Palo Alto). Nous sommes victimes d’une contrainte double dont les deux termes sont contradictoires. Talpa apprécie tout particulièrement l’injonction de regarder la réalité en face. Quelle réalité ? Celle de la droite ? Du centre ? De la gauche ? La réalité des extrêmes, des chiffres, des plus nantis, des plus démunis ? Celle que chacun plaque sur le monde ? La réalité,  trafiquée par la langue ?

Demandez le programme !

«  Le programme est annoncé en début de scolarité : un bon apprentissage est évalué à l’aune d’un bon empilage. L’enfant doit bâtir autour de lui et au-dessus de lui un mur de connaissances. Plus le plafond est haut, plus les murs sont loin de lui, et plus il comprendra que des personnes qualifiées peuvent décrire le monde à sa place. Au final, l’enseignant transmet moins un ensemble de connaissances à ses élèves qu’une disposition à plaquer, pour le restant de leurs jours, des mots théoriques sur ce qui leur arrive au quotidien. » É. Chauvier.