Réfractaire, Michel Vinaver ou Boris Khazanov

Réfractaire, Michel Vinaver ou Boris Khazanov

23 octobre 2022 Non Par Paul Rassat

À l’occasion de la visite du chancelier autrichien Wolfgang Schüssel en Suisse (2000), Michel Vinaver s’insurge. Il écrit La Visite du chancelier autrichien en Suisse. Le chancelier a été élu grâce au parti d’extrême droite de Jorg Haider. En l’accueillant, la Suisse le sort ainsi de sa quarantaine. La position et l’argumentation de Michel Vinaver peuvent être source d’inspiration même dans le contexte actuel. Contexte auquel peut faire penser L’heure du roi, de Boris Khazanov, qui évoque sur un ton très original les méfaits du Reich et de Hitler. Vinaver est un réfractaire par son analyse et sa position. Khazanov par son sens de l’humour et de l’absurde.

Michel Vinaver

« La menace de voir Le Pen accéder en France à une position de pouvoir semble connaître un recul. Cependant, il y a un Français sur deux pour penser qu’ « on ne se sent plus vraiment chez soi en France ». (Le Monde, 30 mai 2000).

Engagement ?

« …  Je suis un auteur de théâtre. Je me cantonne dans cette activité – l’écriture dramatique – sans éprouver la tentation d’intervenir, en tant qu’artiste ou intellectuel, dans le débat politique….Je ne suis pas un écrivain engagé, au sens où Sartre et Camus ont donné à ce mot dans les années 40 et 50. Camus a été mon parrain en littérature. » Ici, Michel Vinaver cite Camus : «  L’écrivain est finalement responsable de ce qu’il fait envers la société. Mais il lui faut accepter ( et c’est là qu’il doit se montrer très modeste, très peu exigeant) de ne pas connaître d’avance sa responsabilité, d’ignorer, tant qu’il écrit, les conditions de son engagement – de prendre un risque. »

Réfractaire

Partant  d’un fait autobiographique, Michel Vinaver développe « Le réfractaire n’est pas le rebelle. Il ne vient pas s’opposer au réel ou à l’ordre social. Mais il se trouve que quelque chose fait que ça ne colle pas et donc son comportement est à l’écart de ce qu’on attend, et c’est souvent plus intolérable.

« Empêcheur de danser en rond »

  C’est l’empêcheur de danser en rond, pas par un mode déclaratif de comportement, mais par une opacité. »… » Et l’art est d’autant moins efficace politiquement qu’il s’évertue à l’être. Quelques années plus tard, en 1956, en préface à ma première pièce, Les Coréens, j’écrivais :

  « Dès l’origine, le théâtre a pour usage d’émouvoir l’homme, c’est-à-dire de le faire bouger. Sa fonction est de bousculer le spectateur dans l’ordre établi, de le mettre hors de lui et sens dessus dessous[…] Mais le théâtre n’est pas un instrument révolutionnaire comme les autres. Il faut bien en effet constater que le théâtre qui se présente d’emblée comme révolutionnaire, qui culbute l’ordre des mots et celui des idées reçues de façon directement provocatrice, échoue dans son projet, par le simple fait que le public le refuse… »

Dire, montrer plutôt que dénoncer

Et Vinaver de revenir sur King. «  La terre entière, chez King Gillette, est promise au sort d’une Île bienheureuse, avec abolition des étrangers puisque tout le monde devient pareil. …cent ans plus tard…c’est l’horreur des régimes totalitaires. » Michel Vinaver soutient alors qu’il ne faut pas dénoncer, mais montrer.

Commentaire de Talpa :  « En face »

Faire face, voir la réalité en face…ces expressions incitent à un face à face qui entraîne souvent provocation, échanges stériles. À surjouer les postures, on demeure à la surface intellectuelle, émotionnelle, psychologique. La position de Michel Vinaver est bien plus subtile, qui insère le discours dans chaque spectateur en laissant à celui-ci la liberté de le recevoir. Nous avons ici de l’anti Pascal Rambert qui surligne le propos, fait surjouer ses acteurs et rejoint ce dessin de Sempé que Talpa apprécie tant. On y voit une médiatrice accueillant de jeunes élèves à l’entrée d’un musée par ces mots «  Je vais vous montrer ce que vous allez voir. » Vinaver montre. C’est à nous de voir.

Lecture parallèle de L’heure du roi, Boris Khazanov

La guerre vue par des enfants

 Un petit royaume est envahi par le Reich voisin. «  Deux fillettes, un nœud  de ruban dans les cheveux, le manteau déboutonné, se tenaient par la main et galopaient dans l’ombre fraîche d’une des ruelles étroites menant à l’Île, sans se soucier du silence sinistre qui régnait dans la ville aux toits de tuile étincelants de lumière…Leurs nattes sautillaient et frémissaient leurs nœuds de ruban, lorsqu’un bruit strident, semblable à un tir de mitraillette, fusa du côté du boulevard. Elles s’arrêtèrent, échangèrent un regard, pouffèrent et se précipitèrent vers la porte cochère la plus proche, effrayées et exaltées tout à la fois. Là, dressées sur la pointe des pieds, elles collèrent leurs yeux contre le judas.

Une incongruité

   Le bruit et ce qu’il accompagnait approchaient ; il cessa un instant, et soudain, tout près, un tir assourdissant déchira l’air, tel un hippopotame…faisant ses besoins. Un motard gris-vert, les mains sur le guidon, la tête coiffée d’un pot de chambre, des jumelles ballant sur la poitrine apparut… » et ainsi de suite.

La fraîcheur, la curiosité et la naïveté d’un regard d’enfant sont plus efficaces que la dénonciation virulente. L’absurde est là. Entier.

 « L’essence mystique du Reich se manifestait par sa capacité à être gouverné par des lois dont on ignorait l’origine…tout entier, de la base jusqu’au sommet, l’ordre était imprégné de mythe…il offrait des réponses définitives à toutes les questions…Tel un aliéné mental, il (l’État) ne se rendait pas compte de sa folie… »  

Décision absurde ? 

Le roi et ses sujets étaient en grande partie épargnés. Leur innocence les protégeait. Jusqu’au jour où, par sympathie pour l’infime minorité juive de ses sujets, le roi et la reine arborèrent une superbe étoile jaune au revers de leurs vestes. Le Reich donne alors le meilleur de sa folie. 

Quand l’absurdité fait davantage sens que la raison   

Christian Morel cite L’heure du roi dans l’un de ses volumes sur Les décisions absurdes. Le premier sens d’absurde est dissonant. Un son qui n’est pas à l’unisson. Qui sonne différemment. On en a fait quelque chose qui est contraire à la raison. Dans ce cas, l’attitude réfractaire de Vinaver et la décision du roi de Khazanov sont aussi absurdes l’une que l’autre. On pensera aussi au Bartleby de Melville. «  Je préfèrerais ne pas… »

L’Ukraine, Davos, Sarko…les valeurs !

On pensera aussi, bien sûr, à la guerre que fait la Russie à l’Ukraine. Mais aussi à la fameuse loi du marché qui a réponse à tout, aux « fake news » nous plongeant dans un monde aliéné. En janvier 2010, Nicolas Sarkozy tenait discours à Davos. Il y déclarait « La crise que nous traversons n’est pas une crise du capitalisme. C’est une crise de la dénaturation du capitalisme.
Le capitalisme a toujours été inséparable d’un système de valeurs, d’un projet de civilisation, d’une certaine idée de l’homme. » Et c’est ainsi que nous arrivons aux VALEURS, à un projet de civilisation…sans cesse invoqués. Il n’est pas inutile de rappeler que Nicolas Sarkozy était allé jusqu’à prôner une « politique de civilisation ». Ce qui, en tout état de cause, vaut mieux qu’une politique de barbarie. Où est l’absurdité ?

La guerre candide

Terminons en citant Candide, de Voltaire. «  Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer… » La raison ne consiste-t-elle pas, assez souvent, à cuisiner les vessies comme des lanternes et à trouver la sauce qui fasse avaler le tout ? Être réfractaire pour résister à ce semblant de raison raisonnante?