Yan Zoritchak

Yan Zoritchak

16 janvier 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Yan Zoritchak, chez lui, du côté de Talloires. C’étaient encore les beaux jours. Le temps est passé, un éclairage sur son œuvre, au cœur de l’hiver, est bienvenu. Le musée Ariana de Genève expose son travail jusqu’au 21 janvier 2024.

Je suis installé ici depuis 1987. Mon jardin est là. On y trouve de l’oseille, oui. J’ai mangé de l’oseille sauvage en permanence lorsque j’étais dans les Carpates. Dans les Tatras, en Slovaquie. C’était mon havre depuis la naissance jusqu’à mes quinze ans ou presque puisque je n’avais pas quinze ans quand j’en suis parti. J’ai mis cinquante ans pour revenir au village, par l’autre côté de la Terre. Il m’a fallu cinquante ans pour faire le tour.

Je suis parti pour aller étudier, apprendre. Pas pour des raisons politiques, non. À quatorze ans on ne sait pas ce qu’est la politique, ni la réalité politique, ni le comportement des politiciens. J’ai demandé à  aller à l’école artistique pour apprendre la peinture et la sculpture. J’ai dessiné pour la première fois quelque chose lorsque j’avais six ans et demi. C’était l’histoire du Chaperon rouge. Par hasard l’inspecteur passait dans mon djebel. Il a vu mon dessin et a demandé à l’instituteur de l’afficher. J’avais dessiné la tête du loup mais je n’avais pas eu le temps de faire sa queue et ses pattes. Ce loup, je ne l’ai toujours pas fini. Je l’ai représenté ici, sur le dessin original de Picasso qui ferme un côté de ma terrasse. La Belle figure parmi les loups. Elle est mon Chaperon rouge. À côté d’elle est installé un vitrail que j’ai réalisé en tant que braconnier dans les années soixante. J’étais encore étudiant mais j’avais réussi à me faire embaucher de 66 à 69 en Lot-et-Garonne. J’y ai créé et réalisé des vitraux dans l’atelier d’un vitrailliste, Louis Francheo. L’un d’eux avait été conçu pour un particulier. J’en avais fait le dessin mais ne l’ai pas vu réalisé parce que j’étais parti à Prague poursuivre mes études. Il y a quelques années, quarante ans plus tard, la fille de l’acquéreur m’a retrouvé, m’a apporté le vitrail que les nouveaux propriétaires de sa maison familiale voulaient mettre à la décharge publique. Sur un autre panneau de ce travail, il y a un trou. Des voleurs l’auraient fait pour qu’un enfant puisse s’y faufiler. Moi, j’ai dit qu’un louveteau était passé par là. D’où mes dessins autour de la Belle.

Vous avez de la suite dans les idées.

Les liens se font naturellement avec le temps, avec les décennies.

Il y faut quand même une forme de curiosité en arborescence, pour créer toutes sortes de liens.

C’est logique, je pense, quand vous êtes expat ou rastaquouère en pays de Savoie. Vous êtes souvent obligé de parler aux murs.

Ils vous répondent ?

Il faut attendre ! Il faut du temps, mais les échos sont très intéressants. Ils font des briques qui se transforment en murets. Parfois ça tombe parce que ce n’est pas scellé ; avec un peu de mortier, ça tient à peu près.

Il faut donc essayer pour voir si ça marche ou non. Le côté rastaquouère, étranger donne toujours une autre approche, une autre façon de voir. On est un peu double.

C’est obligé parce qu’on n’est ni adopté, ni accepté. Il faut s’imposer d’une façon ou d’une autre. Pour respirer correctement, il faut trouver un recoin auquel personne ne s’intéresse, et construire autour un espace vital.

Votre art est issu de cet espace vital ?

Mon art…c’est beaucoup dire. J’essaye. J’essaye de raconter une histoire avec la lumière, la transparence. Je n’étais pas prédestiné à faire ça. Jamais je n’aurais pu penser y arriver. Tout compte fait, dans un recoin comme ici, tout est possible.

Mon recoin est un peu le triangle des Bermudes. J’ai commencé mon histoire à Menthon-Saint-Bernard, au moulin en bas du château. C’était dans les années 70. Je louais un petit cagibi dont les fenêtres regardaient le mur en face.

D’où votre habitude de parler aux murs.

Et les lieux d’aisance étaient à l’extérieur. Alors que mon fils Thomas jouait dans notre cour et que, comme souvent, je lisais le journal dans cet endroit, j’ai entendu «  Ne va pas jouer avec le fils du rastaquouère ! » Je ne connaissais pas le mot, alors je l’ai répété pour ne pas l’oublier. Personne ne voulait me l’expliquer, jusqu’au jour où j’ai pu consulter des dictionnaires à la bibliothèque. J’ai  même eu droit à deux définitions différentes dans deux dictionnaires. Elles n’étaient pas élogieuses !

Avez-vous appris beaucoup de choses par vous-même ?

Presque tout. Quand vous commencez à marcher, même si on vous tient par la main, vous essayez de marcher par vous-même. J’ai d’ailleurs pas mal marché ce matin à la brocante de Seynod. Je cherche des choses, des objets que les gens ont appréciés pour les transformer, leur donner une nouvelle vie. J’ai acheté un service entier qu’une dame vendait, toute la vie de sa grand-mère. Il est déjà dans mon four en ce moment. J’ai même acheté des billes en verre et j’en ai offert à une fille et un garçon de sept ou huit ans qui étaient là. Une de plus, et une récompense pour le garçon qui m’a aidé à rapporter mes achats à ma voiture. Pour une somme très modique, j’ai récupéré une partie de la vie de la grand-mère et je vais la transformer !

C’est une forme de transsubstantiation ! Vous transformez des objets du quotidien en œuvre d’art.

La semaine dernière, à Saint-Ferréol, près de Faverges, j’ai trouvé deux éléments en cristal qui me parlaient. Des espèces de bonbonnières très sophistiquées. Elles traînaient à l’intérieur de deux cartons comme abandonnés dans l’herbe piétinée. Je les ai achetées sans savoir ce que j’en ferais. Deux jours plus tard, j’ai décidé d’y enfermer les nanoparticules de pollution qui proviennent des virages alentour. J’ai traité les objets réalisés ainsi à l’or et au platine. Le système d’emboîtement original était très perfectionné, réalisé dans la masse. J’y ai inséré de l’or parce qu’il capte la lumière et parce que, chauffé à une certaine température, l’or devient une soudure. Les nanoparticules de pollution du 17 octobre 2023, provenant des virages du haut de Talloires sont désormais enfermées dans une magnifique capsule qui peut voyager dans le temps ! Comment partager Saint-Ferréol, les virages, les nanoparticules ? J’ai retenu EU, pour Europe, les données GPS, nanoparticules pour désigner le contenu. Mais où les exposer ? Il y a au Japon un concours concernant le travail du verre contemporain. Le jury réunit les Américains, les Japonais, les Chinois. Ça fait trente ans que je n’ai pas participé à un concours. Je suis hors d’âge ! Alors j’ai décidé de me plier encore une fois au jugement, au jugement dernier ! (rires).

Votre capsule contient l’éternité ?

Non, un petit bout de virage, et surtout la pollution de la route qui descend vers mon atelier. Alors ça doit être très dense. Est-ce que l’esthétique sera au niveau de la technique pour le jury ? Il y a du cristal laiteux, du cristal absolu transparent comme du diamant, du rouge, de l’or…au moins trois couches de matériaux. Si le jury choisit ma capsule venue d’ailleurs, de Saint-Ferréol, me croira-t-il en ce qui concerne son contenu ? Il faudrait qu’il l’examine avec un scanner et comprenne que l’objet est soudé. On est capable d’examiner des exo planètes pour déterminer si elles recèlent de l’oxygène, de l’hydrogène… La spectrométrie permettrait d’aller à l’intérieur de ma capsule.

On revient à la notion de curiosité, de pensée en arborescence. Vous voyagez entre l’infiniment petit, l’infiniment grand, l’infiniment lointain. On est comme Pascal pris entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Votre esprit voyage en permanence.

Le vôtre et les autres aussi ! Moi, j’ai l’habitude de faire le grand écart. Passer des Carpates aux Alpes ! Et il m’a fallu faire quelques enjambées pendant les cinquante ans nécessaires pour revenir à mon village natal par l’autre côté de la Terre ! C’est une question d’habitude ! (sur le ton de l’évidence). Michel Mayor et Didier Queloz ont découvert la première exo planète en octobre 1995. Ils ont détecté sa présence dans l’espace lointain. Ils ont eu le prix Nobel en 2019, il y a quatre ans pour cette découverte ! Ils sont mes voisins suisses, juste à côté ! Nous avons discuté plusieurs fois ensemble alors qu’ils n’étaient pas nobil…nobélisables.

Nobel et nobles, pas mal comme lapsus.

Le grand écart, je le vis, comme tout le monde.

Vous le pratiquez entre la matière brute, concrète et la poésie. La noblesse humaine consiste peut-être en ce voyage. De ce que vous achetez dans les brocantes, de ces vies passées et fanées, vous faites œuvre d’art très personnelle.

Il faut que le chemin soit suffisamment long pour que la réflexion suive et que puissent s’assembler la philosophie et l’esthétique. J’ai commencé à m’engager dans un rêve poétique il y a un peu plus de trente-cinq ans. Il s’agit des Fleurs Célestes qui sont actuellement exposées au musée Ariana, à Genève. Une série de réalisations qui m’a pris sept années, sur le même thème. J’ai construit chaque œuvre pour que la dorsale de chaque fleur en cristal soit rigoureusement à la verticale n’importe où sur la Terre. Aux USA, au Japon, en Chine, en Afrique du Sud, en Europe, de tous les lieux publics où elles sont exposées, mes Fleurs Célestes se rencontrent au milieu de la Terre. Elles forment un bouquet. Il y en a partout, dans de nombreux pays. Même François Mitterrand m’en avait acheté plusieurs pour en faire des cadeaux d’État à Helmut Kohl, à Indira Gandhi et à d’autres. J’ai même offert une pyramide à Mitterrand avant qu’il pense à celle du Louvre. Mais je ne l’ai jamais rencontré. En 1993, j’ai décidé d’arrêter mes Fleurs Célestes, à l’exception des deux dernières. J’étais au Pôle Nord en avril 1993 pour y déposer une Fleur arctique. Celle du Sud est prête, j’ai le temps d’y aller.

Vous avez quel âge ?

Je vous l’ai dit, je suis hors d’âge.

D’où vous vient cette idée des Fleurs Célestes ?

Elle est terrible. Elle n’est venue le 26 avril 1986, à cause d’un événement terrible. L’explosion de Tchernobyl alors que j’étais ici, dans le Triangle des Bermudes, entre Bluffy, Talloires et Menthon-Saint-Bernard. C’était le printemps, il avait neigé. Avec mes bâtons de ski de fond, j’ai dessiné dans la neige ce que je pouvais faire en pensant aux victimes à venir. Le 26 avril, il n’y avait pas encore de victimes. Les premiers enterrements solennels  des soldats du feu ont eu lieu des semaines plus tard, au Kremlin. Je me suis dit « Ils ne sont plus là, ils se sont sacrifiés et sont au ciel.Ils sont nos fleurs qui ont sauvé la Terre. » J’ai exposé aux USA un hommage que j’avais réalisé pour les combattants du feu. Je l’ai transformé ensuite en Fleurs Célestes et j’ai continué pendant sept ans pour que la Terre, vue de l’espace, soit un petit bouquet.

Vous êtes toujours dans la création. La Création avec une majuscule, les liens entre les gens qui se tissent en permanence, la création artistique. C’est votre moteur.

Partager, faire des actions publiques, dans des lieux publics, si possible hors commerce, même s’il faut vivre et survivre. J’ai eu de très belles expositions dans le monde entier, mes œuvres font partie de très belles collections : ce qui m’intéresse est que ce soit vu et partagé. J’essaye d’avancer sans me disperser ni me faire oublier dans des collections privées.

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler le verre ?

Un accident de parcours. En 1958, l’instituteur a demandé aux élèves de ma classe quel métier ils voulaient faire. Mécanicien, boucher, pâtissier ? Mon père avait deux vaches, un bourricot, quelques poules, un cochon, un peu de forêt pour le bois de chauffage. Rester agriculteur toute ma vie ? L’ordre alphabétique fait que je suis le dernier de la classe à répondre. J’avais écrit «  L’école artistique à Bratislava. » «  Choisis autre chose, tu ne réussiras jamais » m’a dit l’instituteur. Et me voilà à Talloires ! Ce « Tu ne réussiras jamais » était la guillotine. Et pourtant, en deuxième choix j’avais écrit la même chose : l’école artistique à Bratislava. J’ai réussi le concours mais il n’y avait pas de place ; j’étais sur la liste d’attente. Il y avait une section artistique en Bohême du nord, dans les Sudètes, dans une école du verre. Cette école, je l’ai subie et le verre m’a possédé.

Vous avez transformé la contrainte en passion.

J’ai subi parce que jusque-là, je ne connaissais même pas l’existence de cette école. J’ai préparé mon balluchon et j’y suis parti en août 1959. À six cents kilomètres de chez moi. Pendant quatre ans j’ai étudié la taille, le polissage du verre pour aller travailler dans l’usine façon Baccarat, Val Saint- Lambert, taillé, biseauté… Ce cristal taillé, poli, c’est ce que j’ai acheté ce matin et qui est déjà dans mes fours !

Jusqu’en 1962 j’ai fait des stages dans différentes usines. Dont l’un en juillet et août à moins de cinquante kilomètres de mon djebel, en Slovaquie.  J’avais dix-sept ans et j’étais prêt à travailler en usine ! J’ai alors offert à ma mère une coupe taillée, biseauté qui correspondait à ce que je pouvais faire de mieux. Il me restait encore une année d’études dans les Sudètes. En août dernier, j’ai revu mon travail de 62 ! À cours d’argent, ma mère avait offert ma coupe à une cousine, en cadeau de mariage. Je l’ai retrouvée chez cette cousine, qui me l’a rendue. C’est de là que m’est venue l’idée de faire toutes les brocantes en Savoie : retrouver ce que je savais, ce que je sais encore faire, mais pour le transcender. Ce qui me permet de revenir à ce concours au Japon, pour voir si le jury accepte le vieux schnock…

L’idée de participer à ce concours vient de ce voyage dans le temps, pour voir si vous êtes une vieille coupe biseauté ou bien un peu mieux. C’est aussi une sorte de madeleine de Proust.

C’est un peu ça. J’ai abandonné mon savoir faire, pour développer autre chose, pour créer, inventer.

Vous essayez de tout rassembler, de dépasser tout ça ?

Dépasser. Cette capsule rassemble la beauté de ce lieu, mais aussi la pollution que j’y subis. Je récupère mon passé mais je me sers aussi de mon savoir faire pour le transcender et raconter ma petite histoire. Chez moi, dans les Carpates, il n’y a pas de pollution. Pas pour le moment.

Vous faites se rejoindre votre histoire très personnelle et le social…

Et l’universel. J’essaye de montrer un peu plus belle cette réalité qui frappe chacun sans qu’il le sache. Le contenu de ma capsule ne se voit pas non plus. Pour percevoir, il faut faire un effort, passer par un scanner, étudier la longueur d’onde des particules.

Il y a l’approche scientifique, mais l’art aussi nécessite du temps pour regarder.

La distance, oui. Et ma démarche est très concrète, je vérifie si mes fours fonctionnent. C’est laborieux. Mais le travail ne doit pas se percevoir. Une fois terminée, l’œuvre doit être naturelle, spontanée, limpide, transparente. Il faut zigzaguer pour apprécier les choses (rires). Nous avons parlé de poésie. À mon âge, mon seul besoin est de m’étonner encore. Je n’y arrive pas toujours, mais ça avance.

Dans  Intelligence du rêve  Anne Dufourmantelle écrit « Le rêve déplie le paysage. » Les Fleurs célestes déplient les paysages concret et imaginaire formant bouquet cultivé par l’art transparent du verre.

J’ai un projet pour dans dix ans. J’en ai parlé à mes petits enfants, je leur ai raconté l’histoire, si on se retrouve tous ou pas, comment et pourquoi faire ça. J’ai réalisé une espèce de flacon, un contenant en verre dans lequel j’ai mis un liquide et que j’ai scellé. J’ai transvasé  ce liquide d’un contenant à un autre et je garde le premier comme témoin. Dans dix ans, celui de ma smala qui découvrira la nature du liquide deviendra propriétaire de l’objet. Le liquide en question peut se boire, mais ce n’est pas obligatoire. On peut aussi le sentir. Et puis, je travaille  le côté esthétique. Dans dix ans… Plus que de transmission, il est question de partage. Tant pis pour ceux qui manqueront dans dix ans. Les autres se souviendront de ce moment, ils le raconteront.

Dans dix ans !

J’ai donc réalisé déjà deux flacons. Les matériaux viennent de Saint-Ferréol ou bien d’Annecy, achetés en deux lieux et en deux dates différentes. Je suis sensible aux dates et aux lieux parce qu’ils correspondent à mes zigzags aléatoires. Le hasard y participe.

Anne Dufourmantelle, encore, écrit dans  Défense du secret « Une vie nouvelle est à la fois un commencement et un processus de métamorphose constant. Or une métamorphose nécessite un moment secret dans son déploiement pour que puisse éclore ce dont elle est porteuse…Le secret est plus modeste [que le mystère] mais non moins vital. Il enveloppe, protège et défend une transformation nécessaire…Son point de conversion. L’instant où une identité se mue en une autre et pourtant il s’agit de la même….Passer du signifiant « nouveau » à celui d’éternel  est l’un des coups de force du poème…La grâce est dans l’événement. Ni spirituelle, ni psychique, ni charnelle, elle surgit à un moment de l’espace et du temps, dans une rencontre, toujours… » Il convient ici de rappeler l’origine qu’Andrea Marcolongo donne du mot poésie dans Étymologies pour survivre au chaos : «  Je fais, je produis, je fabrique…avec effort et honnêteté. »

Le secret célébré par Anne Dufourmantelle et la poésie ainsi définie par Andrea Marcolongo scellent la poésie lumineuse, limpide qui habite le travail de Yan Zoritchak.