Renaud Jacquier Stajnowicz

Renaud Jacquier Stajnowicz

6 février 2025 Non Par Paul Rassat

Conversation avec Renaud Jacquier Stajnowicz, artiste peintre, dans son nouvel atelier, qu’il n’habite pas encore totalement.. Un moment en suspens pour mieux se lier et se relier. L’échange n’est pas préparé, il suit son cours naturel. Quelques circonvolutions volontairement gardées ici montrent que la pensée s’élabore au fil de la conversation.

On tient une conversation sérieuse, pas sérieuse ?

On fait comme on est …maintenant.

Ce qui implique que tu n’as pas toujours été comme maintenant. Comment as-tu évolué ?

Euh…sur le plan artistique ? Il y a toujours cette question du «  Qui suis-je ? ». Cette question me taraudait déjà lorsque j’étais adolescent : « Qu’est-ce qui fait que je suis moi et pas toi ? » Je n’ai jamais eu de réponse à cette question. Chacun a sa conscience individuelle…

…et on essaye de les faire s’entrecroiser comme en ce moment.

Ça reste un grand mystère qui m’a permis de voir à un moment donné, dans mon parcours de peintre, que le tableau est posé sur quelque chose. Avant d’être une proposition, quelle qu’elle soit, toute manifestation a lieu parce  quelque chose se tient en retrait. Pour un tableau, c’est le mur, pour une exposition c’est le lieu, une forme de disponibilité sur laquelle un artiste vient mettre une forme de manifestation.

Renaud esquive ( pour l’instant ?)le quelque chose » humain, intime. Et sa réponse ouvre cette autre question bien connue : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

La manifestation peut être on non en écho avec le lieu . Ceci relève pour moi de la métaphysique. Il y a en effet un paradoxe : le tableau n’existe que parce qu’un vide, à côté, lui permet d’apparaître. Ce vide lui-même, en le questionnant, tu le recouvres par une expression, un tableau, une parole…

Cf   Ce que l’art nous empêche de voir , de Darian Leader. Placer un tableau à la vue de tous cache autre chose.

Alors tu prends conscience de ça, tu t’arrêtes devant un mur vide, qui est une convention, et tu te retrouves dans une structure psychiatrique. Si j’étais resté devant le mur vide, mon entourage se serait posé des questions.

Au bout de plusieurs milliers d’années, tu serais passé à travers le mur.

Ce que tu dis n’est pas absurde. Dans mon travail j’ai toujours questionné la nécessité de dire quelque chose, d’agir tout en ayant conscience que quelque chose se tient derrière. C’est pour cette raison qu’il y a beaucoup de décrochements dans mon travail, dans la structure même. C’est comme ça, ça pourrait être autrement mais le vide a toujours une présence en creux.

Ce qui se tient derrière le tableau, c’est toi.

Non. Je l’ai conçu, mais si je n’étais pas là, la possibilité d’une manifestation est toujours là, elle. Quand je vais mourir, les hommes, le vivant continueront à se manifester. C’est la possibilité que ce vivant apparaisse qui me questionne.

Il y a une forme d’oxymore dans le fait que tu parles de vivant et que ton art est essentiellement géométrique, mathématique.

Mais il y a la couleur, la transparence. Effectivement ce doit être subjectif dans la mesure où ces nécessités mathématiques doivent correspondre à ma conformation psychologique. La question de la contrainte est au cœur de mon travail. La nécessité de la structure, la réalité telle qu’elle est  avec les lois auxquelles nous devons nous soumettre organiquement et à la fois la possibilité d’une liberté intérieure. Le problème dans les temples est toujours l’identification à la structure. La cadre est nécessaire, mais la pathologie est de croire qu’il est la finalité. Il n’est que la possibilité de vivre une circulation qui, elle, n’appartient pas au cadre.

Le cadre me permet d’appréhender quelque chose qui n’appartient pas au cadre mais qui nécessite le cadre pour apparaître. Pour être perçu. Mais il faut oublier le cadre après, c’est ce problème de l’identification.

[ Dans Court traité du langage et des choses, Jean-François Billeter cite ce passage du Tchouang-tseu : « Les nasses servent à attraper le poisson, on les oublie quand le poisson est pris. Les pièges servent à attraper les lièvres, on les oublie quand on a pris les lièvres. Le langage sert à attraper ce qu’on veut dire, on l’oublie quand la chose est dite. Ah ! comme j’aimerais rencontrer quelqu’un qui oublie le langage pour m’entretenir avec lui ! »]

Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ! On fait tous ça à des degrés divers. Mon travail, c’est le doigt, mais il montre quelque chose qui ne peut pas être montré. C’est la tentative de montrer quelque chose qui ne peut pas être montré et j’ai néanmoins la prétention de dire que ça marche. On peut quand même voir quelque chose qui relève du domaine vibratoire, de la résonance.

Tes tableaux sont faits de lignes, de jeux de couleurs qui provoquent une danse, presque du vertige. L’œil a  du mal à accommoder et le cerveau est un peu perdu. Tu t’amuses à perdre les gens ?

Non ! Je peins d’abord pour moi. J’essaye de trouver un jeu d’équilibres entre les contraintes extrêmes : je fabrique moi-même mes châssis ; je suis confronté à la matérialité jusqu’au support du tableau. Nous avons déjà parlé de la grammaire. Elle est la structure même du langage. Elle le codifie, elle est contraignante ! Mais elle amène à la poésie.

À jouer avec les règles quand on les connaît suffisamment.

On joue avec la règle parce qu’elle est le point d’appui. Il est impossible de jouer avec une absence de règle. Cette grammaire, c’est ce qu’il y a dans mon travail, la structure géométrique. La structuration de l’espace est assise sur une horizontale qui permet l’axe vertical. La verticalité de la langue ondule et amène à la poésie. Mon travail fait apparaître son ondulation dans la transparence. Le mouvement y apparaît. Alors qu’il n’est pas dans la construction.

Tu joues aussi sur la symétrie. Il y a toutes sortes de jeux.

Oui, le jeu j-e-u. D’où me vient cette démarche ? Je n’ai rien choisi. Je ne sais pas pour les autres, mais tout m’est arrivé. Ma vie s’est déroulée comme elle s’est déroulée. Je n’ai pas choisi grand-chose. J’ai pu avoir l’impression de dire Oui, de dire Non. Qui a dit Oui  ou Non ? Pourquoi cet attrait pour le Tao  que j’ai lu et relu sans chercher à l’analyser ? Comme on lit un poème. Ce rapport au vide, au vide du mur qui est toujours caché, insaisissable mais tout le temps présent…à travers moi un certain nombre de mes ancêtres continuent à être actifs. J’appartiens à une lignée, à l’espèce humaine qui, pour moi, aboutit à ma propre famille, à des individus qui ont un parcours personnel qui vient nourrir l’arbre de la généalogie à travers nos descendants ou nos ancêtres.

Pourquoi ai-je cette forme de pensée qui a à voir avec la métaphysique davantage encore qu’avec la philosophie ? J’ai eu un ancêtre rabbin, par exemple. Ce type d’information met en forme, au-delà de l’espace / temps, ce que je développe, continue d’agir.

C’est pour cette raison que le hors-champ de tes tableaux est aussi présent.

J’ai réalisé des pièces en relation avec les lieux. À cette occasion j’ai vraiment travaillé sur un objet tableau et le rapport à l’espace disponible, donc le lieu, que ce soit un mur, un angle, une pièce. Comment est née cette réflexion. Je me suis mis à pratiquer  Feldenkrais dans les année 80. Je peignais déjà et tous les deux ans je faisais ma petite révolution formelle. J’étais en recherche sans le savoir, dans un rapport ludique qui m’amusait. Je me lassais rapidement, la répétition m’ennuyait…

Tu tournais autour mais tu n’avais pas l’axe central.

Je n’avais pas la vision. C’est comme si tu marchais dans la vallée. Tu erres au milieu de beaucoup de choses. Tu n’as plus peur d’une forme d’errance parce que tu habites parfaitement celle-ci. Les enfants sont un peu comme ça, ils expérimentent toutes sortes de choses sans avoir de projets précis. Ce qu’ils feront quand ils seront grands ? Tout est possible. Cette possibilité de jeu et d’errance enjouée est merveilleuse. Quand j’ai pris  mon chemin, assez tardivement, j’ai choisi la peinture comme outil pour me manifester parce que j’y avais du plaisir. Cette notion était fondamentale.

Il y a une dimension très mentale mais aussi le plaisir.

Les deux s’accompagnent. Je pratique donc Feldenkrais pendant dix ans. Mes petites révolutions se succèdent tous les deux ans. Je fais une exposition à Bonlieu : beaucoup de matière mais déjà très épurée, de l’abstraction avec des lignes d’horizon. Très structuré… L’exposition est bien reçue : dès que tu mets de la matière, ça séduit toujours.

Tes réalisations actuelles sont à l’opposé.

Pas vraiment, il y a la texture, le chatoiement des couleurs. La peinture est mate, veloutée, c’est une peau. En faisant cette expo, je réalise que dans la profondeur je propose un charme. Ça fonctionne sur l’envoûtement. Je ne l’ai pas analysé mais, à l’intérieur de moi, quelque chose se révolte contre ça. Je sens que ça relève d’une sorte de manipulation. Un envoûtement qui ne mène nulle part, parce que je ne suis moi-même nulle part !

La peau que tu évoques n’est pas que de surface, elle doit être reliée à la profondeur.

À l’organique. Je réalise ceci et je ne peux plus peindre pendant six ou huit mois. Il y avait dans mon atelier un grand châssis de 2 mètres sur 2. Je me trouvais dans un stade dépressif. Je tends une toile sur le châssis et je la peins en noir. Je ne savais plus quoi faire. Je pose le châssis contre le mur, sans même l’accrocher, je m’installe dans un fauteuil, celui dans lequel je suis assis en ce moment, je regarde et là, il s’est passé un truc ! Dans ma tête je sens organiquement comme un déchirement. Une ouverture. J’ai VU que ce tableau qui en lui-même n’avait aucun intérêt particulier, ce grand carré noir, résonnait, entrait en résonance avec le lieu même de mon atelier ! Il n’existait qu’en relation avec le lieu, le mur, le sol , le plafond ! LÀ, j’ai compris où était mon chemin. J’ai enfin compris le chemin que je pouvais emprunter. L’œuvre n’existait pas en tant que telle mais qu’en relation avec un espace ! Avec le lieu même de la proposition de l’œuvre. Elle n’existe pas en soi mais que dans un rapport. Un rapport organique !

J’aime cette analogie, c’est comme lorsque tu pars à pied, tu erres, tu vis toutes sortes d’aventures. Tu marches, il y a du brouillard qui s’ouvre tout d’un coup. Tu vois le sommet de la montagne et tu te dis : » Ah oui, c’est là que je veux aller ! » Le brouillard revient mais tu as le repère, la direction. Tu l’as vu et ça te donne une orientation. C’est ce qui s’est produit pour moi grâce à Feldenkrais qui est la prise de conscience par le mouvement. Nous sommes organiquement adaptés à la situation terrestre. Par contre, la naissance d’une conscience de ce corps se faisant à travers la sensation fait qu’à un moment donné ce tableau de 2 mètres sur 2, à peu près à l’échelle du corps, n’existait qu’en relation avec le lieu. Cette révélation a été le début de mon travail qui a recours au nombre d’or. Comme je me méfie toujours de la pensée subjective, je m’appuie sur des réalités objectives. Le rapport du nombre d’or est extraordinaire parce qu’on le trouve partout dans la nature, dans le corps, dans l’ADN, et il marche bien esthétiquement. Un carré, deux diagonales en rapport du nombre d’or, ce qui me donne 4 pièces, 4 morceaux. Le monochrome permet une lecture plus pratique entre le lieu et le tableau. Pas de proposition imagée qui suscite une errance mentale et j’installais ces 4 pièces en rapport dans l’espace, comme des bas-reliefs ou de la sculpture peinte sur châssis, toile.

J’ai découvert que, quand tu pars du principe, le carré, tu le divises, le subdivises en autant de morceaux que tu veux, quelle que soit la position que tu leur donnes ensuite, il y a une filiation entre le principe et la multiplicité. Le principe, c’est le carré, le UN. L’unité subdivisée mais cohérente parce que toujours reliée au principe. Du coup, je réalisais que toutes les activités du monde sont reliées à un principe. Le principe permet la multiplicité et celle-ci a lieu parce qu’il y a un principe. Sinon ce serait le chaos absolu. Les lois ne seraient plus les mêmes. Les scientifiques le disent, dans l’univers les lois sont partout les mêmes, dans le microcosme aussi bien que dans le macrocosme. Un principe englobe l’ensemble de la manifestation, quel que soit le niveau où il se trouve, et ce principe peut se multiplier à l’infini.

Dans chacun de tes tableaux il y a tout l’univers.

Exactement.

Tout est réversible d’une échelle à l’autre.

À notre échelle, on regarde par le petit bout de la lorgnette. Tu pars d’un épiphénomène qui te mène très loin, jusqu’au principe auquel tu es relié et grâce auquel tu n’es pas perdu.

Nous sommes des Petit Poucet avec nos cailloux. On retrouve toujours le chemin.

Exactement. En réalité tu ne retrouves pas le chemin, tu ne l’as jamais perdu.

Errare humanum est… Étymologiquement «  errer » c’est se tromper ou bien partir à l’aventure. C’est-à-dire accepter le risque. Dans son livre Éloge du risque Anne Dufourmantelle écrit :  « La vie est un risque inconsidéré pris par nous, les vivants. » L’échec ne doit pas être vécu comme une impasse, il fait partie du chemin.

Il fait partie du processus. Le désordre dans lequel je suis projeté parce que les lois sont sans arrêt contrariées par la nature, c’est la condition sine qua non pour se dire : «  Mais y a-t-il un ordre, même si je vis dans un grand désordre ? » C’est ça, l’équilibre finalement. Cette capacité à se tenir debout quel que soit le désordre dans lequel je me trouve, à garder son chemin, son orientation au principe, jusque dans les situations de chaos, de violence manifestée par l’autre. Que vais-je devenir à ma mort, une flaque d’atomes désorganisés, ou bien y aura-t-il toujours un axe, le UN ?

La physique quantique parle d’intrication. Quand deux particules ont été en contact elles restent reliées même si elles se trouvent physiquement éloignées.

L’une reçoit  instantanément une information  en même temps que l’autre . La dispersion n’est pas synonyme de volatilisation, de disparition. La dispersion est l’opposé de la disparition. C’est la possibilité de garder le principe conscient.

Avec tes lignes, tes formes très géométriques, tu tentes de retenir ou plutôt de capter quelque chose  qui danse sans arrêt ? C’est parce que tu le captes que ça danse ?

J’avais fait une exposition à Grenoble. De grands monochromes en rapport avec le lieu. J’avais intitulé cette exposition Le lieu est un seuil. Ce qui implique la notion de passage. Ce n’est ni l’entrée ni la sortie mais entre les deux. C’est l’instant où tu peux éventuellement avoir conscience que tu passes d’un monde à un autre. C’est à cet instant que tu peux vivre organiquement, sensoriellement, sentimentalement, émotionnellement, intellectuellement la conscience que tu passes d’un monde à un autre. Pour les religieux, par exemple, du monde profane au monde sacré. C’est l’endroit sacré où tu ne passes pas en absence. Dans les mythes, lorsque Œdipe arrive à Thèbes, il doit répondre à une question que lui pose le Sphinx…

C’est l’invention du péage.

Exactement ! Il y a toujours un seuil une frontière.

Le seuil, on l’a déjà  franchi lorsqu’on prend le chemin. Il est la manifestation ponctuelle d’un processus continu.

 Le chemin est le but.  Chaque instant, donc chaque arrêt, c’est la finalité du chemin mais éternellement recommencée. C’est une finalité qui ne s’arrête jamais mais une finalité dans le sens qu’elle peut être habitée par une conscience. Quand il n’y a pas de conscience, il n’y a pas de seuil. Il y a un franchissement sans franchissement.

Il y a effectivement un regard, une conscience.

Un parvis se tient à l’entrée du temple, une espèce de sas qui est préparatoire au seuil, qui te propose déjà une forme de recueillement. Il faut considérer que le temple, c’est nous. Je suis le temple. Nous sommes notre propre temple. Dans le processus de déambulation à l’intérieur de notre temple, de nous-même, il y a d’abord l’arborescence qui part dans toutes les directions, dans toutes les propositions imaginaires, imaginables. C’est le monde de la lune qui propose les reflets car elle est elle-même reflétée par la lumière du soleil. Une partie demeure cependant toujours obscure. Tu rentres dans le temple par la porte du septentrion, qui est toujours à l’ombre mais orientée vers l’étoile polaire. En réalité, la lune nous montre le soleil qui l’éclaire.

Si je reviens à moi, quand ça souffle dans mon cerveau, je vois que la forme existe en rapport avec le lieu, pas en tant que telle : c’est la découverte du soleil. Avant, je suis dans les manifestations du reflet, de la multiplicité jouissante. Un jour, quand ça se déchire, c’est un dévoilement, une révélation du domaine de la lumière, je vois le soleil.

« Retrouver son cher visage »

Tu n’es pas croyant mais tes propos pourraient le laisser penser.

J’ai des références culturelles. Ce que j’évoque existait à l’époque des Romains et des Grecs. Les religions sont des écritures. Que ce soit dans les religions, dans les rites archaïques, c’est toujours la même question qui est posée : « Y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et s’il y a quelque chose, je peux y inscrire des rites.

Nous avons assisté ensemble à un rite célébré par un artiste africain. Les masques d’Afrique sont à l’origine des objets chargés, reliés à des puissances sacrées qu’ils incarnent. On pourrait presque dire la même chose des hosties pour les chrétiens. Elles sont faites de farine et d’eau et deviennent le corps du Christ par le moyen de la prière. L’un de tes tableaux est un support que tu as fabriqué, des traces de peinture, et il devient autre chose, chargé d’un monde de significations. Qu’est-ce qui fait qu’il est chargé ?

Il y a un accord entre nous. Un non dit. Si, pour une raison qui t’appartient, tu entres en résonance avec ce tableau, il y a un accord mystérieux entre nous. Cet accord mystérieux fait que le langage qui est là te rencontre. Ceci ne relève pas d’une loi objective.

Même si je n’ai pas toutes tes références, tu me transmets quelque chose.

L’expression « quelque chose » est neutre, indéfinie. Son emploi dans notre conversation montre combien nous tournons autour d’une dimension mystérieuse, difficile à définir. C’est l’intérêt, entre autres, de la poésie dont une part échappe à toute analyse.

Exactement. On retrouve la figure du triangle. Nous sommes toi et moi à la base. L’œuvre est un 3ème élément. À quoi est-elle reliée ? Dans certaines traditions, le sommet du triangle est le témoin. C’est le principe. Chez les catholiques tu as le UN, le principe du monde, le DEUX est la manifestation du monde et le retour au principe passe par le TROIS qui est la conciliation des contraires. L’esprit saint, sain, équilibré qui se tient  en verticalité en obéissant aux lois de l’univers. Les arbres me fascinent pour cette raison. Organiquement, ils sont parfaits. Ils reçoivent la lumière du soleil, la transmuent en nourriture dont l’une va dans les racines de l’arbre et il produit de l’oxygène !

C’est de l’alchimie. La transsubstantiation.

Et, en plus, les arbres forment des familles, l’ancêtre, les enfants…Ils communiquent entre eux.

Tu es passionné par tous ces sujets mais ta peinture n’est pas figurative, narrative.

Ce sont les lois qui m’intéressent. Les principes. Une dimension « hors d’âge ».

Le temps nécessaire pour habiter son nouvel atelier, la disposition des tableaux nous mènent à la suite de la conversation.

Je suis habité par la couleur « or ». Tu vois ce tableau constitué de deux châssis réunis. [ Au dos duquel figure le titre : J’irai creuser des labyrinthes de lumière] La ligne verticale qui réunit les châssis est concrète. Matériellement, elle a plus d’incarnation qu’une autre ligne qui est peinte. La peinture de quelqu’un qui est debout est moins réelle que la personne physiquement debout. Je regardais ce tableau et j’avais cette aspiration de l’or ; mettre de l’or ! Je vais donc défaire le tableau, l’ouvrir, glisser ici une petite lame de bois peint en or. Je n’ai pas encore décidé de toute la démarche. Pourquoi l’or ?

Parce qu’il représente la lumière, Dieu habituellement. Pourquoi pas ce qu’il y aurait de meilleur dans l’Homme ?

Le Fils ! Qui est à l’image du Père. J’effectue des recherches de densité lumineuse mais je ne maîtrise pas complètement la manifestation, ce que dégage le tableau. J’avance de façon très méthodique en structurant l’espace sans aucune improvisation. Je suis un géomètre. Je suis convaincu que l’on cherche l’antidote. Il y a en moi une telle profusion de possibles que je dois la structurer. Je fais un travail qui est nécessaire. Dans mon système de pensée la vie a un sens. Je suis relié par ce que je suis l’un des éléments d’un arbre généalogique. Je ne suis donc pas au centre, mais l’un des éléments relié à un ensemble. Dans cet arbre, j’ai une fonction, j’ai un rôle. Je peux faire quelque chose dans cet arbre. Je suis invité à y participer, sans échelle de valeurs.

Tu peux faire, ou bien tu es redevable de quelque chose ?

Lorsque ma mère est morte, je l’ai veillée à la morgue le dernier soir. C’était la nuit, ça n’allait pas ! Tout était serré dans la pièce, serré énergétiquement. Et puis, une intuition ! Je dis à voix haute à ma mère : « Maman, tu peux partir, je prends tout en charge. » La pièce s’est ouverte ; d’un seul coup quelque chose s’est libéré. Ma mère était d’origine juive, son père est mort à Auschwitz. Elle nous a toujours caché sa souffrance générée par l’identification totalement arbitraire à une singularité : être juif – être noir – être blanc – catholique – musulman …etc.  Elle n’avait pas réglé certaines choses. Je lui ai dit que je prenais l’héritage de la famille. Quand tu élimines les individus dans une telle inhumanité, juifs ou autres, la personne est exclue de l’humanité par le caractère de ce trauma. J’ai la conviction intime que nous pouvons réintroduire nos ancêtres dans la famille, par le sentiment, par le cœur, et en même temps les guérir. C’est ce que j’ai fait avec mon grand-père qui est mort à Auschwitz. Mon amour des rituels vient sans doute de là, et de mon enfance en Centrafrique à Bangui où je suis né.

Le spectateur ne doit percevoir qu’une infime partie de ce qui charge tes tableaux. Tu ne lui facilites pas la tache. On peut ressentir, mais pas interpréter.

Si tu t’intéresses aux mythes, tu remarques les portes au cœur de mes tableaux.

Mais si tu n’as pas la clé…

Dans différents rites on te donne une clé, et tu cherches la serrure.

L’art d’inverser est passionnant. Pierre Dac avait écrit une petite annonce : « Idiot cherche village. »

La tradition nous dit : « La serrure, c’est toi ». La clé peut être Dieu…

Pourquoi est-ce qu’un serrurier coûte si cher lorsqu’on a laissé ses clés à l’intérieur ?

Une histoire montre Nasr Eddin qui cherche ses clés au pied d’un réverbère. Un passant lui demande s’il les a perdues là exactement. Notre héros répond : « Non, mais là il y a de la lumière. »

Un sage, aveugle, se promène la nuit avec une lanterne. L’un de ses disciples lui demande à quoi sert la lumière puisqu’il est aveugle. « C’est pour que les autres puissent me voir. »

Ces histoires donnent un peu de légèreté à notre conversation, mais elles en rejoignent l’axe profond : c’est là où il y a la lumière que tu trouves la clé. De quelle lumière parlons-nous ? Celle de la conscience ?

L’étape prochaine de ton travail consistera peut-être à peindre des portes ouvertes qui ne nécessitent ni serrures ni clés.

Tu peux acheter des petites boîtes dont sort un coucou !

Notre conversation, comme une part de ton travail, touche à l’absurde.

Ce qui est intéressant dans l’absurde, c’est la question. Avec l’absurde, tu n’as pas de réponse. Il y a un temps suspendu, un étonnement. Et l’étonnement est le lieu d’une ouverture, même très brève parce que nous sommes incapables de rester là, à ce moment suspendu. C’est pourtant dans ce moment suspendu qu’éventuellement quelque chose peut se vivre, qui n’a rien à voir avec la manifestation matérielle. Même si dans ces instants on peut éprouver de la joie, quelque chose qui n’a pas d’objet en soi et qui pourtant provoque des états d’être ou des états d’âme, émotionnels…

À la fin de son petit livre « Esthétique de la disparition » , Paul Virilio écrit « La théorie einsteinienne achevait de détruire une conception pharaonique de signes, de corps immobiles et immuablement dressés contre le temps en train de passer…Il était aussi naturel que les régimes totalitaires européens soient hostiles aux théories d’Einstein… » La disparition dont traite Paul Virilio est la picnolepsie, cousine de l’épilepsie, un moment d’absence, de suspension lié aux jeux de l’enfance ou aux instants de créativité. S’abstraire des contraintes du monde tout en étant au cœur de celui-ci ! 

Je pense que ça à voir avec l’inattendu. C’est quelque chose de neuf. Toujours neuf. Sans image, ni représentation, ni pensée. Il y a un événement, comme un choc, une surprise. C’est très bref parce que je suis dans l’incapacité à rester devant sans intervenir. Je m’intéresse à ce 3 ème élément du triangle, qui n’est pas moi, Renaud Jacquier. Un témoin qui voit d’un regard qui est lui-même sans contenu connu de mon point de vue. J’ai repéré en moi aujourd’hui de voir…ce qui se passe. Une capacité à voir des processus de la pensée plus ou moins ordonnée mais qui n’est pas liée à ce qui voit. Cette pensée est occupée par ce que je suis, Renaud Jacquier…

Jean-François Billeter cite Lichtenberg qui écrit à peu près : « On ne devrait pas dire « Je pense », mais ça pense en moi. »

Je peux l’entendre comme « Ça pense mécaniquement en moi », ça se déroule tout seul, ou bien il y aurait une autonomie de la pensée. Ce Je du « Je pense donc je suis » est un mystère. C’est pourquoi les juifs ne peuvent pas nommer Dieu car ce serait le ramener dans un espace catégoriel.

Les musulmans affirment que dire d’affilée et de mémoire les cent noms de Dieu assure le paradis. Mais c’est impossible à réaliser.

Ce qui est possible, en revanche, c’est de vivre l’expérience dont je parle. Ça demande une forme de travail. Il m’arrive de me rendre compte, après coup, que j’ai vécu physiquement une situation dont j’étais complètement absent. La plupart du temps, quelles que soient mes activités, je suis absent. J’ai des réactions adaptées à répondre aux sollicitations de la vie…

Tu es sûr que tu es là ?

C’est une bonne question. Y a-t-il cette 3ème dimension qui  consiste à être là et en même temps complètement retranché, comme en retrait ?

Nous rejoignons ici les propos de Michael Edwards qui parle d’  « oxymore existentiel».Au «  être ou ne pas être d’Hamlet, il préfère un « Être et ne pas être ». Lorsqu’il passe le Pont des Arts pour rejoindre l’Académie française, il va « d’ici à ici ».

Notre conversation comporte tous les aspects d’un échange vivant mais il y aurait , en plus, ce supplément d’âmequi ferait qu’il y aurait un regard…

Lacan parlait du « plus-à-jouir d’Hitler, qui était sa moustache. (rires). Tu parles beaucoup du regard. Dans Le bestiaire philosophique de Jacques Derrida, Orietta Ombrosi écrit :  « J’imagine que cette expérience du regard, de subir le regard d’un « animal », a été faite par tout le monde. Que ce soit le regard d’un chat, d’un chien, d’un cheval ou celui d’une vache ou d’un oiseau, ou même d’un coq, pour en rester aux animaux les plus domestiques, ce regard «  sans fond » donc, voyant et se voyant vu, regard insaisissable pourtant, est/serait non seulement le regard de l’autre, du tout autre justement qui, d’une certaine manière, dans ce regard même, s’adresse, pour ne pas dire s’appelle « depuis  une origine tout autre », à celui ou à celle qui lui fait face. » On peut se demander si la véritable fonction de l’autoportrait n’est pas de tenter de se découvrir comme un autre via un 3ème angle, un témoin encore virtuel que sera le spectateur.

Les œuvres sont des mains-courantes. Ma démarche est très égoïste. Je ne suis pas impliqué dans le monde au sens politique du terme, comme le fait Ai Weiwei avec le tremblement de terre du Sichuan. À l’origine de cette beauté, il y a des éléments qu’il a réussi à transmuter alors qu’à l’origine ils sont de la pourriture. Je m’intéresse à l’Homme, sa place, son évolution possible. Je suis moi-même l’objet de mon expérimentation. Le travail en est le fruit.

L’artiste est l’atelier de lui-même.

C’est ça. Mais j’ai une grande considération pour Ai Weiwei qui arrive à concilier une activité politique et un processus personnel qui rejoint le processus collectif. C’est pourquoi il est un grand artiste.

Se souvenir du film « Le cercle des poètes disparus » et de l’impossibilité à classer et hiérarchiser les artistes et leurs œuvres. De son nouvel atelier qu’il commence à apprivoiser et à habiter, Renaud Jacquier fait œuvre humaine, artistique, métaphysique qui implique toutes les facettes de l’individu et de la société.

Pourquoi ne pas terminer par une citation du livre de Théodore Zeldin, De la conversation ?   « La conversation ne se contente pas de battre les cartes : elle en crée de nouvelles…de la rencontre entre deux esprits naît une étincelle… » Une étincelle d’or ?