Jeanne Benameur « La patience des traces »
3 décembre 2022« On n’est maître de rien. On peut juste accepter et mettre tout son art, toute sa vie, à comprendre ce qu’est le fil de l’eau, le sens du bois, le rythme des choses sans nous. Et c’est un travail et c’est une paix que de s’y accorder enfin. La seule vraie liberté. » « Ne plus rien avoir à penser. Juste faire des gestes…liés les uns aux autres par une nécessité qui n’a pas besoin d’être réfléchie…Se couler dans une transmission sans parole. » Jean Girel dit « Quand je suis sur le tour, je me dis que la terre n’existe pas. La plupart des gens qui enseignent le tournage disent qu’il faut bien se concentrer sur l’axe du tour. Pour moi, il faut oublier cet axe, la terre n’existe pas. Le tour n’existe pas. Alors, ça tourne droit et ça fleurit tout seul. »
Fluidité, fleurissement
Les propos de Jeanne Benameur et celui du céramiste Jean Girel se rejoignent. Conformément à ce qu’écrit Jean-François Billeter étudiant Tchouang-seu. De cet accord, de cette harmonie naît « La seule vraie liberté ». Absence de volonté et d’ego.
Liens, relations, accords, brisures raboutées
Le roman de Jeanne Benameur met en valeur l’art du kintsugi. Celui-ci consiste à « recoller les morceaux » d’une céramique de façon à transformer celle-ci en création plutôt qu’en restauration. Le total serait alors plus que la somme des parties. Art véritable du kintsugi devenu aussi métaphore de la pratique psychanalytique. L’art de l’auteure consiste à créer elle-même une nouvelle façon de relier discours et récit.
Rappel grammatical
On se souvient qu’il y aurait trois types de discours. Le discours direct, encadré de guillemets, est rapporté tel qu’il a été prononcé. L’indirect ressemble à ceci : Il a dit qu’il viendrait… L’indirect libre est un discours non signalé comme tel. Il ouvrit les volets. La journée serait belle. C’est ce que pense le personnage. Proust est le spécialiste du discours indirect libre qui permet sans rompre le récit d’entrer dans la pensée des personnages. Jeanne Benameur invente un autre type de discours. Le propos est marqué uniquement par une majuscule qui ne rompt pas le cours du texte. Amusez-vous à repérer ces passages au fil de votre lecture. L’écriture de La patience des traces est elle-même du kintsugi.
Être juste
Il y a des moments où une pensée trouve son expression juste sans qu’on la cherche. » C’est ce qu’expriment Jean-François Billeter et Jean Girel. Ce dernier passe directement de l’intention (et non de la volonté) à la réalisation. Les deux se confondent. Comme le dessin qui dans le roman de Jeanne Benameur passe la frontière des langues et fait signe. « Être à la juste distance », c’est l’en-jeu. Alors les instants vécus intensément, réellement, en accord avec le rythme vital nous renvoient à tous les autres instants. Ils créent notre continuité. « Simon pense qu’ici chaque geste se lie à un autre et entre dans un tout dont on comprend le sens, quelque chose de plus grand. »
« Elle pouvait toujours…Maintenant je savais qu’elle aussi »
« Prendre un écart ». Dans ces « écarts » vit ce qui nous éloigne ou nous rapproche, attente ou raccourci. Norme ou originalité, chute ou ascension. Jeanne Benameur assemble tous ces écarts en une narration / kintsugi. Résultat ? Un bol de poésie, d’air pur, de pensée profonde qui allège l’esprit.
Interdit aux chiens et aux Italiens, kintsugi humain
L’Hivernal Festival proposait de revoir le film d’Alain Hughetto pour sa soirée d’ouverture. L’animation y devient un instrument qui réanime, redonne vie. La distance y est juste entre la réalité, la mémoire, l’affection, l’amour, l’humour. Les voix d’Ariane Ascaride et d’Alain Ughetto constituent ce fil d’or qui unit le tout en poésie. En Paradis, avec cette faculté à dépasser la misère, le poids du quotidien pour se projeter dans l’avenir et espérer toujours. Et puis cette tendresse d’Alain capable de voir en sa grand-mère la jeune fille désirable qu’elle a été !