Alain Michel, l’art d’affiner et de manger le fromage

Alain Michel, l’art d’affiner et de manger le fromage

25 mars 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Alain Michel pour évoquer tous les aspects du fromage, ce « produit qui, au départ, est de l’herbe. » Nous nous retrouvons dans son magasin d’Annecy.

Comment dit-on ? Vous êtes formager, affineur ?

 Comme mon père, je suis maître fromager affineur,  reconnu par mes pairs de la Confrérie de Saint-Uguzon. Nous transformons un produit que nous ne fabriquons pas. Dans nos caves nous l’accompagnons avec de nombreux soins, de l’état lactique à maturité pour le proposer à nos clients dans nos magasins.

Quand on achète du fromage déjà coupé et emballé, l’affinage n’existe pas.

Emballé sous vide, le fromage demeure insipide, il n’évolue pas. Notre travail est de le couper devant vous, de servir le grammage demandé…

Et puis, quand on rentre dans la boutique il y a l’odeur.

C’est un parfum.

Il est si convainquant qu’on arrive pour acheter un produit précis et qu’on peut repartir avec d’autres choses.

C’est notre rôle de commerçant d’amener le client sur des terrains qu’il n’avait pas prévus. Nous proposons le comté le moins cher d’Annecy, ce qui nous permet de conseiller autre chose à celles et ceux qui viennent pour ce produit. Les œufs et le morceau de beurre qui vont avec.

Vous vous diversifiez puisque vous proposez  aussi de la charcuterie, de la confiture…

Lorsque j’ai repris l’affaire de mon père, il y a vingt ans, j’avais passé quinze ans dans la restauration ; d’où une autre approche. C’est toujours du commerce, bien sûr, depuis ce premier client à qui j’ai servi de la crème alors que j’avais quatorze ans. Je me souviens encore de ce pot de crème.

Mon père m’a plongé dans cette activité. Après mes nombreuses activités en station comme skiman, croisées avec les saisons passées ici à la crèmerie, j’ai ouvert un restaurant à La Clusaz, puis un deuxième à Annecy. Mon père m’avait à l’époque déconseillé de reprendre la crèmerie à cause de la concurrence des grandes surfaces qui ouvraient. Carrefour débutait à Annecy. Ce changement faisait du mal aux petits magasins mais nos clients sont revenus rapidement à la recherche de la qualité que nous servions. Ça fait donc vingt ans que j’ai repris la « maison père » et que je me suis étendu puisque j’en ai six maintenant. Il me fallait retrouver le speed de la restauration, l’adrénaline ! Il y a eu  Annecy-le-Vieux, puis Pringy, La Clusaz, Cran. Le petit dernier se situe dans les Halles Saint-Martin de Villaz. J’y réunis mes deux passions, l’espace de vente et la restauration avec tout ce qui tourne autour du fromage : fondue, raclette…

Il est alors question des produits bio.

Je me souviens vous avoir entendu déclarer «  Le fromage, au départ, c’est de l’herbe ». C’est donc forcément bio ! ( rires).

« De l’herbe à l’assiette », je défends cette formule. Tous mes producteurs ne sont pas bio. Certains ne veulent pas être bio mais suivent le principe d’une production propre. J’ai plus de fermiers propres que bio. Cette façon de faire remonte à  une tradition qui ne comporte pas de pesticides.

Vous avez hérité du savoir faire de votre père et vous lui avez ajouté votre touche personnelle.

Et de quatre générations. Mon arrière grand-père fabriquait des Beaufort en Tarentaise, mon grand-père et mon père ont tenu la fruitière Sur-les-Bois, avec mon oncle. Ils fabriquaient des reblochons. Et sont ensuite devenus commerçants à Menthon Talloires. C’est en 1969 que mon père a racheté La crèmerie du Lac. Nous nous trouvons maintenant à cinq mètres du magasin d’origine.

Vous avez un réseau de producteurs, un réseau humain. Il faut l’entretenir, le diversifier.

Mon père travaillait avec des fermiers. J’ai repris son beau carnet d’adresses. Il travaillait avec des gens de sa génération. Comment allaient-ils transmettre ? Dans le Beaufort, dans les Aravis les enfants reprennent l’activité familiale. C’est une chance de savoir que des fermiers continuent de travailler traditionnellement, dans de belles conditions. Grâce à ce réseau que j’ai récupéré et que j’ai aussi formé, j’ai aujourd’hui des produits uniques. Le volume de vente de mes magasins motive mes producteurs. La Savoie et la Haute-Savoie sont des régions de fromages, de diversité. La tom(m)e, par exemple, est des Bauges, de Savoie. Dans les Aravis, à Manigod, ailleurs, c’est un seul produit très diversifié selon les lieux et les fermiers.

Dans ces échanges avec les fermiers, vous aidez à créer de nouveaux produits ? Il y a des modes du côté des consommateurs, comment y répondre ?

Les modes, soit on ne les suit pas, soit on les crée. Il y a cinq-six ans, on nous a demandé de créer un fromage pour les mille ans de l’Abbaye de Talloires. Des vignes existaient autour, qui sont replantées aujourd’hui. En alpage, il y avait des vaches et du fromage. Mon père est allé voir Dédé, un copain, au col de La Forclaz. Après plusieurs essais, on a réussi à obtenir le « Moelleux du Père Michel » en hommage à mon père. David a repris l’activité de son père Dédé et c’est mon père qui s’occupe de ce fromage, deux fois par semaine, dans nos caves naturelles qui sont situées sous le château d’Annecy. C’est un fromage unique qui devient une mode, en tout cas le fromage signature de chez Michel. On le retrouve jusque sur les tables des étoilés.

De quoi je pourrais être le plus fier ? Je suis satisfait d’avoir repris l’activité de mon père. C’était un gros challenge. Je pense avoir réussi et apporté ma touche. La satisfaction sera peut-être de la transmettre demain. Jules a envie de continuer.

Qu’est-ce qui pourrait menacer votre activité ? Le réchauffement climatique, en tout cas, change la donne.

Mon père a repris la cave sous le château il y a cinquante-cinq ans. Au départ il la réchauffait un peu en hiver, maintenant on la refroidit dix mois sur douze. On a pris deux à trois degrés, ce qui n’est pas un danger puisqu’on maîtrise la température ; mais ça consomme de l’énergie. Les fermiers de mes alpages m’appellent de plus en plus tôt pour venir chercher leurs fromages. Les laits deviennent plus difficiles à travailler. La plus grande présence de bactéries exige plus de contrôles. Le danger ? On aura peut-être moins de fromage. Ces dernières années nous avons eu moins de reblochon parce que l’herbe était moins bonne.

Le prix s’en ressent. Vos clients vous restent fidèles grâce à la qualité de vos produits. Vous les conseillez : quelle est la meilleure façon de manger du fromage ?

Il n’y a pas d’heure pour manger le fromage [ On notera ce « le fromage » quand le commun des mortels aurait dit « du fromage ». Le fromage est une essence, une sorte d’absolu formé de toute la palette qui le compose]. Ce matin, j’ai attaqué à huit heures. En arrivant au magasin, il faut goûter les fromages qui y ont passé le weekend ( Notre conversation a lieu un mardi).  Même si c’est professionnel, j’y prends du plaisir, bien sûr. Que ce soit à la dégustation, en discussion avec mes fermiers en pleine montagne : le plaisir est en haut avec eux, en bas avec mes clients. Il n’y a pas d’heure, mais on ne mange pas les mêmes fromages suivant l’heure de la journée. Le matin, les pâtes cuites du comté, du beaufort. Après, des fromages avec un peu plus de caractère. Vers dix-huit heures, retour vers des pâtes cuites plus puissantes, des vieux comtés… Le comté de dix-huit heures !

Le meilleur accord fromage boisson ?

Le vin, bien sûr. Le vin de Savoie parce que nos viticulteurs ont fait beaucoup de progrès, et je défends le vin rouge avec le fromage. Bon, à l’apéro le vin blanc, à table le vin rouge. Mais rien n’est écrit. Mon brie aux truffes est exceptionnel avec du champagne. Certains brasseurs de bière font des produits excellents autour d’Annecy. Francis Rousset a réhabilité des vignes à Villaz, comme Florent Héritier sous le château de Menthon. On replante des vignes à Menthon, Veyrier, Talloires. Notre terroir est riche en fromages, en vins.

La conversation se poursuit. On évoque le transport du raisin et du vin sur Espérance III pour renouer avec la tradition. Il est question de la nécessité de communiquer pour transmettre le goût des bonnes choses, des produits vrais.

Un territoire ce sont ces conversations permanentes entre les hommes et la nature, ce qui nourrit nos esprits et nos corps en est la création.