Bernard Cavanna, compositeur humainement autodidacte

Bernard Cavanna, compositeur humainement autodidacte

12 juillet 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre à Cluny avec Bernard Cavanna, entre concerts, répétitions, créations pendant le Festival «  D’Aujourd’hui à Demain » ( Photo © Anja Muriel Schindler).

Tu dis que tu n’as pas été un bon élève, mais pas un cancre.

Soit je m’ennuyais et je dormais, soit au collège, j’étais plutôt un déconneur. Pas agressif ni turbulent. Je n’ai jamais eu de problèmes avec mes camarades à l’école.

Tu avais d’ailleurs le prix de camaraderie.

Je l’avais chaque année, mais j’aimais bien déconner.

Pour être ailleurs ?

Parce que les cours nous ennuyaient. Il fallait qu’on s’amuse un peu, surtout que mon établissement n’était pas mixte avant 68. C’était l’école Guy Môquet à Nogent sur Marne. Pour les prolos de Nogent. Mes parents sont issus du sous prolétariat. À la maison, on avait deux ouvrages. L’un de cuisine et un Larousse médical.

Les choses essentielles !

Ce n’était pas un milieu intello. J’avais cependant un grand père allemand, accordéoniste (Ma mère est allemande, mon père italien). On allait le voir deux fois par an. J’aimais bien l’entendre à l’accordéon. La musique est venue un peu par cette voie. Et puis les patrons de mes parents avaient un piano dont ils ne se servaient pas. Ma mère en a hérité. On écoutait très peu de musique. On n’allait pas aux concerts, bien sûr. À la radio, ils écoutaient des séries policières comme Signé Furax. Nous avons eu la télévision très tard, en 64, 65. Il n’y avait donc pas moyen d’écouter de la musique, sauf avec cet accordéoniste amateur qu’était mon grand père.

En Allemagne, ma mère avait pu bénéficier de quelques cours de piano en échange de produits de la ferme proposés par son père. Elle avait pu entrer au Conservatoire de Mannheim. Il y a eu la guerre et le piano, c’était terminé. Elle a pu récupérer le piano dont je parlais dans les années 50, chez ce patron où elle était femme de ménage. L’instrument sonnait un ton et demi en dessous. Un La faisait un Fa dièse, un Do un La. Elle s’est exercée en jouant Schubert, Mozart, Chopin. Ça faisait mes délices ! Elle jouait aussi des airs d’opérettes, Franz Lehár, Franz Suppé.

L’ennui à l’école et le ton et demi en dessous donnent ton humour d’aujourd’hui ?

J’ai toujours eu l’impression d’être presque un escroc dans ce métier. Je n’ai jamais fait de formation.

C’est ce qu’on appelle le syndrome de l’usurpateur. Chez les gens doués qui n’ont pas suivi le chemin classique.

Avec un piano comme celui-là, je ne risquais pas de rentrer dans un Conservatoire ! Je n’ai jamais eu de prof. Jamais de cours d’harmonie, de composition. J’ai rencontré des personnes à qui j’ai montré mes choses. Certaines étaient prestigieuses, comme Dutilleux quand j’avais seize ans. Jusqu’à vingt-cinq ans je lui ai montré mes trucs. Simplement montré pour avoir un avis. Quand je m’immisce entre tous les gens bardés de diplômes, ça me fait penser à mon prix de camaraderie alors que les autres avaient le prix d’excellence ou d’honneur.

Tu es quand même un escroc reconnu.

Par des tampons, oui. Le Prix de la Sacem, de l’Unesco, Victoire de la Musique, des trucs comme ça… Ce ne sont que des tampons. Au Père Lachaise, les inconnus voisinent avec ceux qui ont été couverts de lauriers. Les tampons encouragent. Ils permettent d’être inscrit encore dans le milieu. Mais au fond de moi, je sais qui je suis.

À chaque concert, chaque Festival comme ici à Cluny, tu réaffirmes plutôt ton prix de camaraderie.

J’aime le genre humain. Je m’intéresse à toutes les espèces mais le genre humain- c’est paradoxal- peut être le plus grand fumier du monde ou la créature exceptionnelle. Eschyle, Beethoven…

C’est peut-être cette complexité que l’on entend dans ta musique. Elle donne l’impression de s’élaborer, de ne pas être encore définitivement fixée en une composition. Il n’y a pas de dimension démonstrative mais une recherche permanente.

Je n’essaye pas de faire de la recherche. On a beaucoup souffert de l’avant-gardisme à outrance dans les années 60-70. J’essaye plutôt de faire des choses qui soient le plus en tension possible. J’adore chez Beethoven lorsqu’il prend un thème désuet, pas intéressant du tout, comme dans ses premières sonates. En fils de prolo, j’aime la musique populaire, le jazz, la musique du monde. Faire des choses trop précieuses, ce serait me couper de ma culture. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait puisque seule ma mère allait aux concerts. Cette préciosité dont je parle va parfois trop loin, même dans l’écriture. Certaines partitions font peur !

Je voulais plutôt dire que tu sembles rechercher en permanence une forme. Tu développes un fil erratique jusqu’à trouver une narration.

Oui, c’est vrai. Je suis animé par l’idée de raconter une histoire, par l’idée du continuum. Je n’aime pas trop les musiques qu’on appelle «  striées », découpées. On a un événement et puis un autre. Beaucoup d’œuvres de Boulez sont comme ça. Moi, j’essaye plutôt de raconter une histoire de tensions et de détentes.

Une histoire se déroule dans le temps. Lorsque l’on est emporté par une œuvre d’art – musique, tableau, poème…- paradoxalement on regagne du temps.

Je dis souvent à des élèves compositeurs qu’il faut voler du temps à l’auditeur. Il faut lui faire oublier qu’il a payé ses impôts, que le chien est écrasé. Pour lui faire oublier ses soucis, il faut tout de suite le prendre pour l’amener quelque part.

On pourrait rêver d’un roman, d’une musique qui n’ait ni début ni fin.

Morton Feldman l’a fait avec Coptic Light (1985). On entre là-dedans et c’est comme si la pièce avait débuté, déjà, et la fin pourrait se continuer. C’est extraordinaire !

C’est ce que tu recherches ?

Feldman est un inventeur. Je ne crois pas en être un. Ligeti, Varèse, Xenakis, Beethoven…et puis il y a des suiveurs. On n’écrit plus la même musique après Xenakis, après Varese, même après Boulez. Il y a des compositeurs plus ou moins singuliers. Ce qu’écrit Kurt Weill est formidable bien qu’il ait provoqué le mépris de Schoenberg.

Il y a une rivalité entre les compositeurs ?

Ils peuvent être très durs entre eux. Brahms, on reconnaît son style et pourtant, il n’a rien inventé.

Malgré cette impression d’être un usurpateur, tu as continué, tu as réussi.

C’est un paradoxe. Le paradoxe de la prétention de faire ce métier. Je ne dis pas que je suis compositeur mais que j’écris de la musique. Je ne compose pas des œuvres mais des pièces, des partitions. Un confrère, lorsqu’il vient aux répétitions, demande «  Comment se comporte mon œuvre ? » Moi, j’essaye de faire des choses qui soient le plus vivant possible, le plus personnel aussi. Par rapport à mes moyens, je suis assez content d’être arrivé à certaines pièces.

Ça signifie que tu es très lucide quant à tes capacités.

Oui. Le métier, je l’ai appris sur le tas. Mes premières pièces d’orchestre étaient des musiques de films. Jamais on ne m’aurait commandé une pièce d’orchestre. Heureusement d’ailleurs ! Petit à petit, tu apprends, en recopiant les grands.

C’est en copiant qu’on devient soi-même.

Exactement. En copiant, on comprend davantage qu’en lisant. Copier est long, fastidieux. On remarque alors des choses que l’on n’entend pas forcément à l’audition. Par exemple, la Cinquième de Beethoven «  Sol, sol, sol, mi. Fa, fa, fa, ré. » N’importe quel étudiant chargé d’orchestrer ça va mettre les violons, les altos, les violoncelles à l’unisson des altos. Mais dans l’orchestration originale, il y a une clarinette que personne n’entend. Elle est là pour souder l’ensemble. On n’entend que les cordes, mais si on retire la clarinette, il y a une chose qui manque. C’est souvent le cas de la harpe dans un orchestre. On ne l’entend pas mais si tu la retires, elle manque.

C’est très intéressant. Dans notre société tout est compté pour participer au rendement mais il y a des éléments et des gens indispensables dont on ne soupçonne pas l’intérêt. Omer Corvay, en te remettant le Prix du Président de la République de l’Académie Charles Cros -un sacré coup de tampon- , parlait de la solitude du compositeur et de son besoin de reconnaissance sociale.

Ce qu’il a dit est intéressant. Le compositeur entend sa musique : il travaille tellement lentement. Mais le grand risque est de trop charger notre composition parce que l’on veut bien faire. L’autre grand risque est la durée. Comme dans un tableau, il y a une ligne qui tend la composition  à moment donné. Un équilibre se crée qu’il faut respecter. C’est comme un montage au cinéma : on peut couper un bout de scène et le film apparaît plus long, ou bien faire l’inverse ! En rallongeant un plan, le résultat apparaît plus court. Il y a des données subjectives. Et puis un autre problème peut se poser. Ce n’est pas le cas à Cluny avec les musiciens du Festival D’Aujourd’hui à Demain et avec Christophe Roy. Il arrive qu’on donne la partition à un chef d’orchestre et que l’on ait un ou deux « services ». Des répétitions qui vont durer deux heures et demie maximum. Les musiciens découvrent le truc, ils ne l’ont pas travaillé chez eux. Le résultat n’est pas évident.

Pour la création d’hier soir (8 juillet 2023, à Cluny), Ninon Hannecart-Ségal a souligné votre collaboration d’une année. Elle a évoqué ton soutien permanent et a même parlé d’amour.

Elle a raison. Je ne la connaissais pas jusque-là, mais j’aime les relations avec les interprètes. On est ensemble, c’est elle qui défend le truc ! Contrairement au star system où tu collabores avec un chef, il dirige et puis c’est terminé. Ce n’est pas de ça que j’ai envie. Un exemple. J’amène mon double concerto violon – violoncelle au directeur artistique de l’orchestre de Radio France. Noémie Schindler l’avait magnifiquement joué à Lille avec Emmanuelle Bertrand. Je propose ce concerto à Montalbetti qui me dit—  Tes solistes, tu y tiens… » Je lui réponds — Tu ne vas pas me refourguer les frères Capuçon ! Je n’ai rien contre les Capuçon qui sont de magnifiques musiciens, mais le concerto avait été créé avec Noémie et Emmanuelle qui l’avaient si bien défendu ! Elles avaient même enregistré le disque. Pourquoi en prendre d’autres ? Pour remplir la salle ? Il faut des noms sur les affiches ? C’est comme dans le cinéma, on construit un film autour d’un nom. En Belgique, ils font de magnifiques films sans qu’il y ait des stars.

Christophe Roy m’a parlé de ton parcours à Gennevilliers.

J’y ai dirigé le Conservatoire sans jamais avoir fréquenté un Conservatoire dans ma jeunesse. Quelle expérience formidable ! J’y suis resté 32 ans. Ce Conservatoire comporte des départements très pointus des Musiques du Monde. Arabo Andalouse, Afro Cubaine, musique Contemporaine, bien sûr. Tango ! Nous sommes les premiers à avoir créé des classes de bandonéon avec Juan José Mosalini, César Stroscio, les plus grands dans ce domaine.

C’est ton parcours atypique qui se prolongeait comme ça ?

Fait de rencontres. Il y a une forte population maghrébine à Gennevilliers. Je pensais qu’il serait bon qu’elle s’approprie sa culture, ce qui n’a pas été simple au début. Maintenant ça marche très bien. On fait une musique classique arabo andalouse et puis une musique populaire ; les deux. La musique classique arabe demande beaucoup de travail.

Que pourrait encore apporter la musique à l’avenir ?

J’aimerais que les gens se l’approprient. J’ai beaucoup travaillé les formes concertantes, j’aimerais qu’elles circulent plus. Il faudrait que les orchestres y soient plus sensibles et les incluent dans leur programmation, mais ce n’est pas simple.

Je serais plutôt pessimiste. J’ai fait une pièce avec des smart phones, une technologie que je déteste, un orchestre symphonique et des bribes de la Neuvième. Comme si elle avait disparu. C’est une pièce de fiction, un champ archéologique imaginaire dans lequel on reconnaît de temps en temps des bribes de thème. Je pense que notre musique est trop compliquée. Elle a été commandée par des élites. Le rêve démocratique est d’amener l’œuvre au plus grand nombre. Les Jeunesses musicales de France ont fonctionné. Dans les années 50 à 70, ça a bien marché, avec des concerts en Province, des Conservatoires…Les politiques ont changé, c’est l’immédiateté qui prime. Il faut que ça soit efficace.

Il y a un paradoxe, en fermant les yeux pendant un concert, on est davantage relié à l’environnement.

Oui, j’ai fermé les yeux pendant plusieurs pièces ici, à Cluny. On se coupe en apparence pour se relier.