Guide Michelin et Laurent Petit

Guide Michelin et Laurent Petit

13 juillet 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Laurent Petit en octobre 2022. On murmure, on commente : Laurent va vendre Le Clos des Sens. Thomas Lorival et Franck Derouet vont prendre la suite. C’est d’ailleurs ce qu’ils font en janvier 2023. Jean-Pol Bozzone partage cette conversation où il est question d’être soi pleinement et de Guide Michelin… Laurent Petit évoque d’abord ce qu’il exècre dans la cuisine actuelle.

Photo © Christophe Rassat  » Il est libre Laurent… »

— Cette vision de la gastronomie correspond à la société de merde qu’on a construite. Ma génération notamment. Consommation, surconsommation. Faire pour faire et non pour être. Je viens de passer une heure avec une amie. Est-ce qu’on va rejoindre les zadistes à La Clusaz contre la retenue collinaire ?

Malgré la réussite et la reconnaissance, vous êtes toujours dans la recherche.

Je ne crois pas du tout au chef ultime. Nous sommes des enfants gâtés grâce à une maison familiale qui s’appelle Michelin. Un empire qui a gardé son âme d’entreprise familiale. Nous sommes devenus des stars grâce à cette maison parce qu’à un moment on a essayé de comprendre ce qu’on met dans l’assiette. On pète dans la soie, ok ! Je ne crois pas du tout aux surdoués. Il y a quoi ? Un Pierre Gagnaire, un Alain Passard… Il y en a cinq. …Après, c’est des gens comme moi, avec un peu de bon sens.

Avec une telle lucidité, vous devez être un emmerdeur pour votre entourage !

Je ne suis pas apprécié dans le métier, dans le sérail. Je ne rentre pas dans le moule et malgré tout j’y suis arrivé.

Pour dépasser ces contradictions apparentes, il faut de la volonté. Jean-Pol parle d’une absence d’ego quand il y a un objectif supérieur. Vous pensiez y arriver ?

Mon cheminement répond simplement à l’envie de comprendre ce que je faisais. Jamais je n’aurais imaginé avoir trois étoiles. Et je le relativise. On ne change pas des vies ! Les étoiles se sont alignées grâce à des rencontres humaines…Je crois. Pourquoi certains n’y arrivent pas ? Parce qu’ils croient que c’est uniquement un grand jeu de l’excellence. En réalité, c’est se mettre à nu. Est-ce que tu es capable de te mettre à nu à travers le prisme de la cuisine ? D’avoir une expression totalement libre. D’assumer de ne pas plaire, de passer pour un con. Mon « cooking out » de 2015, c’est ça. Je dis à Martine…

 D’après Jean-Pol, vous dites à votre épouse, Martine «  J’ai deux étoiles mais je me fais chier. »

Je suis trop propre sur moi, trop poli. Les cuisiniers, nous passons notre vie à faire pour faire…pour « faire plaisir ». Avec l’idée d’une perfection, d’une assiette chiadée, millimétrée, précieuse. Trois étoiles, ce n’est pas ça. La force de Michelin est de mettre trois étoiles à des gens qui ont quelque chose à dire. C’est un savoir être qui nécessite une forme d’introspection. Je suis pudique, mais c’est comme dire «  Je traverse la place du village à poil. Je m’enfiche. On dire ce qu’on veut ! »

Certains ont vu dans votre démarche un coup de com adapté au Michelin. Ils ont refusé d’entendre ce que vous dites.

Et ils refuseront toujours. Mais il suffit de regarder les dates. J’en parle en 2014. Je change de voie en 2015 ! En m’attribuant la troisième étoile, c’est Michelin qui intègre ma démarche pour envoyer un signal à tout le monde : « Ça, c’est la voie de la vérité. »

Jean-Pol Bozzone nous rejoint. Il évoque la conversation que Laurent et lui entretiennent.

La conversation de Laurent avec lui-même est intéressante, elle aussi. Jean-Pol m’a confié il y a quelques jours que vous avoué avoir été un con et un glandeur. Il est possible d’en parler ?

Bien sûr. Il faut revenir au début de l’histoire. Je suis né dans un petit village, dans la boucherie familiale. Les gens importants sont le curé, l’instit, le maire, le boucher et le boulanger. Je suis le quatrième d’une famille où il y a eu un malheur. Le numéro deux est mort à l’âge de six ans. J’avais alors trois ans. Je ne suis pas prévu, ce qu’on appelle un retour de couches. Je deviens « un miracle », ce qui fait de moi un enfant choyé. Un électron libre parce que mes parents sont très occupés. Je suis premier de ma classe en primaire, peut-être parce que l’instit est le copain de mes parents. Au collège tout s’écroule. Il commence à y avoir des ordres auxquels je ne veux pas répondre parce que j’ai été un électron libre jusqu’à l’âge de onze ans. Je passe ma vie à être un électron libre. Ça donne forcément une adolescence chaotique, une scolarité catastrophique. Je suis en rébellion parfaite. La seule chose qui m’intéresse, c’est les filles. La liberté, la liberté, la liberté. [Cette « tirade » est débitée d’un ton égal, récitée comme si Laurent Petit commentait, détaché, un peu machinalement cette période de sa vie]. Voilà pourquoi je ne suis pas allé à l’école, pourquoi je n’ai pas eu de chef. Pourquoi je ne vais pas dans les grandes maisons mais je me retrouve à vingt ans dans une cuisine à faire omelette, salade… Parce que je n’ai jamais accepté un ordre.

Vous avez eu recours à la psychanalyse à un moment ? Vous avez pratiqué la céramique avec Jean-Pol ?

Non, à son grand désespoir. Mais on va voir ça en 2023. Je vais essayer de mieux comprendre son univers.

Est-ce que la maîtrise du feu vous rapproche ?

Jean-Pol — L’alchimie consisterait à produire de l’or. Je ne produis que de la terre qui frise l’inerte. Avec une poterie cuite à 1200 degrés, il y a une vibration encore présente. Au-delà, avec la vitrification, on va vers de l’inerte. Je suis un équilibriste.

La nourriture elle aussi peut être du vivant ou de l’inerte.

La féra cuite à très basse température, avec notre curry vert du jardin, avec le cep, consiste à aller chercher le cru / chaud. On connaît la caramélisation du cep qui amène quelque chose de gluant. Je suis allé chercher quelque chose de ferme et franc. Une vraie sensation de température à la dégustation en gardant la fermeté du cep tranché à cru.

Jean-Pol parle de la porosité de la matière, une sorte d’état intermédiaire.

Oui, c’est un point d’équilibre à trouver.

Comment arriver toujours à avancer grâce à l’expérience et malgré elle qui peut figer la recherche ?

C’est la curiosité qui fait avancer. Aujourd’hui tu as acquis ça ; demain tout peut repartir à zéro. Après quarante ans de cuisine, ce qui m’étonne, c’est l’étonnement. Tous les jours ! Il y a huit jours, j’aurais dit « Quelle connerie de frire les feuilles d’aromates ! » Il y a dans mon cheminement quelques feuilles de basilic que j’ai frites il y a vingt ans. J’ai adoré l’aspect technique, physique, esthétique. C’est le début de ne pas comprendre ce que c’est trois étoiles, tant ton cerveau est impressionné par ça. L’esthétisme plastique. Ton cerveau de cuisinier ne comprend pas que tu es en train de fusiller tout ce qui donne du sens à la cuisine. Le goût et la saveur. Hier, on a fait la démonstration avec la sauge. Une feuille de sauge devient le support d’un apéritif. À cru, c’est trop fort. Mais d’un seul coup, elle prend sa juste dimension. Elle arrive à son équilibre en texture et en aromatique.

[Ce passage de la conversation est passionnant de vérité. Heinrich von Kleist écrit, dans L’élaboration de la pensée par le discours « …Si donc une idée est exprimée confusément, il n’en résulte pas du tout qu’elle ait été pensée de même : il ne serait pas impossible que les idées les plus confusément exprimées fussent les plus clairement pensées… »

À mettre en regard du fameux « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » de Boileau. La rigueur de la pensée mise en forme et répétée chez ce dernier. La force de la passion et de la découverte chez von Kleist et chez Laurent Petit].

Jean-Pol — Souvent l’expérience devient un capital qui nous embourgeoise. Ce n’est pas l’expérience qui importe, mais la mémoire. La mémoire du geste, la mémoire de l’émotion, un souvenir capable de vous submerger au-delà de tout votre vécu accumulé. Je crois à l’harmonique. Vous jetez un galet dans l’eau et les ondes parviennent à l’autre rive.

Laurent, vous parliez d’incompréhension. Progresser, c’est aller d’une incompréhension à une autre pour découvrir.

C’est accepter de repartir presque à zéro. Être très à l’écoute. Si j’ai une peur liée à la passation du Clos des Sens, c’est la peur de ne plus fréquenter cette jeunesse. Cette fraîcheur.

Jean-Pol — Il faut accepter de mourir, comme le chef moléculaire qu’a été Laurent dans les années 2010. Pour renaître de ses cendres. Il faut accepter de se brûler les ailes, de souffrir un peu.

Sans cette période d’enfermement, vous parliez même de dérive, vous n’auriez peut-être pas trouvé votre voie véritable ?

Ce qui m’étonne dans cette période…Je n’ai pas été dans le doute – Même dans la connerie je ne le suis pas – dix ans, quinze ans plus tard, les gens me rappellent qu’ils n’avaient pas été convaincus par ma cuisine de l’époque. Alors que je faisais ma cuisine, mon job avec l’impression d’un taux de satisfaction très élevé. Tu ne peux pas compter sur le public pour grandir ! J’avais vécu ça autrement au début de ma carrière. On croise des clients qui sortent d’un restaurant quelconque et félicitent le chef. Un restaurant au ras des pâquerettes. Je me suis dit que les compliments ne signifient rien. Il faut relativiser, ne jamais s’appuyer là-dessus pour grandir.

Je demandais à Jean-Pol si ses clients, en matière de céramique, sont conscients de sa démarche. Pour lui, ils doivent faire un effort et la rencontre, la conversation y participe. C’est la même chose en cuisine ?

Jean-Pol — C’était plus facile quand je faisais du raku. J’étais plus près des codes, plus accessible. Mais la satisfaction est tellement plus véridique quand tu es exigeant !

Laurent — Quand je faisais un foie gras poché à l’estragon, c’était réussi techniquement. Le goût était là. La texture intéressante. Le siphon d’estragon…le résultat ne pouvait que plaire. Vers 2012, je fais mon rouget en écailles soufflées. Un client me dit «  Ce plat, c’est trois étoiles ; mais pas ici ! » Ça voulait dire «  Fais-moi ça avec les produits d’ici. »

Maintenant vous avez les armoiries d’Annecy sur votre veste de cuisinier.

Je la portais l’autre jour en Haute-Marne. On me l’a fait remarquer !

Pour être d’un lieu, il faut y être profondément ancré et ouvert aussi sur le monde entier.

Exactement. C’est la fameuse phrase marketing d’Alain Ducasse qui parle de global mais local. Penser global, agir local. On a travaillé trente ans ici. Je ne sais pas si c’est la Haute-Marne qui me chatouille, ou la ZAD, mais il y a eu peu de grandes rencontres comme avec Jean-Pol.

Jean-Pol — Nous vivons notre vie là où nous sommes. Il faut comprendre, prendre avec soi notre environnement. C’est le véritable sens de l’intelligence. Sinon nous ne sommes que des faiseurs.

Il paraît que vous avez toujours su bien vous entourez. On retrouve ici la notion de lien, d’intelligence et de permaculture avec l’environnement humain.

J’aime les gens. Profondément. Souvent on essaye de m’éclairer en me disant « Attention à celui-ci… » Je n’y crois pas. Je ne vois pas le mal. J’ai plutôt envie de voir la beauté des gens. Si je suis déçu, je zappe. La voie de la critique ne m’intéresse pas. Il y a bien assez de gens géniaux qu’on loupe parce que la société va trop vite. Je sais aussi qu’on est toujours le con de quelqu’un. Je le prends avec légèreté.

Ce qui renvoie en même temps à la connerie de celui qui vous juge.

C’est pourquoi on peut être tranquille avec ça (rires).

Nous parlons de porosité, de liens. Vous êtes dans un moment intermédiaire. Encore là et déjà un peu ailleurs. Comment le vivez-vous ?

Ça commence à être troublant. Mais j’ai l’habitude parce que j’ai les pieds sur terre et la tête en l’air. Je suis autant excité par la poésie de Jean-Pol que par une discussion de deux heures avec mon expert comptable. La philosophie d’un bilan m’excite ! Il peut y avoir de la philosophie dans les chiffres. Investir, amortir, c’est intelligent et ça m’amuse…La transition, ah oui ! J’ai une espèce d’appel pour retourner à mes sources. Cette Haute-Marne, je la vois merveilleuse. Aussi merveilleuse que je l’ai regardée avec dédain quand j’en suis parti à l’âge de vingt ans. Peut-être que, par peur du vide, je suis toujours dans le coup d’avance.

Vous ne craignez pas que dans votre bled, comme vous dites, on vous encense et on vous endorme ?

Effectivement. Je n’avais jamais vu un tel parterre de politiques autour de moi. Ils sont tous venus me proposer une discussion en privé. Ils vont vite voir mon caractère, mon exigence.

Martine, votre épouse, que pense-t-elle de tout ceci ?

Le miracle, c’est que tout l’excite ! Tous les projets avec moi.

À vous entendre, on peut se demander si vous n’auriez pas peur de vous ennuyer. Vous vous intéressez à tout. Vous mettez même les chiffres en musique.

Ma mère et mon père disaient souvent « Qu’est-ce qu’il va nous pondre aujourd’hui ? » Ma mère s’est très rarement inquiétée «  Laurent, tu t’ennuies ? » Oui, l’ennui me ferait peur. Nous arrêtons avec Martine parce qu’il faut assurer le service tous les soirs. Mais nous disons aussi «  On sort tous les soirs, depuis trente ans. » On rencontre des gens.

Malgré le succès, la reconnaissance, est-ce que vous avez eu des moments de doute ? Envie de décrocher par souci d’humilité, pour échapper à une spécialisation aussi ?

L’expression culinaire est un tel champ des possibles ! De la création de bistrots à l’écriture de livres. Mais suis-je capable de faire autre chose ?

Jean-Pol — Passer du savoir faire au savoir être, c’est ne plus s’encombrer. Pour aller à l’essentiel. Être original sans être excentrique.[Être excentrique, excentré serait le comble pour un chef car cela équivaut littéralement à ne pas être dans son assiette !] Ce qui n’interdit pas le lâcher prise. Quand Laurent a eu sa troisième étoile, il a laissé l’établissement à son équipe pendant un moment !

Laurent — Je suis parti au Japon. Après, il y a autre chose. Je n’ai pas eu d’enfant. Quand vous avez des enfants, que vous le vouliez ou non, vous pensez que votre vie va se prolonger. J’ai très vite pris conscience qu’à l’échelle de l’humanité je ne représente que quelques secondes. J’ai très vite compris que je n’aurais pas d’enfant. Ça n’a jamais été un drame pour moi. Le Clos des Sens est notre bébé. C’est l’image que nous utilisons. On l’a cajolé, on a transpiré pour lui. On le laisse vivre maintenant et c’est très intéressant de voir ce qu’il va devenir. Ce que Franck et Thomas vont en faire.

Retour de l’éternelle question. «  Comment résumer, définir ce qu’est la cuisine ? »

C’est la manière incroyable dont on peut faire parler les aliments. Jusqu’à quel point un aliment, notamment le végétal, peut parler, s’exprimer. Le cuisinier l’accompagne dans un dialogue. On discute, on échange avec lui, on s’écoute, on se regarde. Et à un moment «  Ouah ! » La technique aide à la conversation. C’est cette relation qui m’excite, me subjugue. J’aime l’idée que ça devienne un concert, une symphonie, un spectacle, un grand moment d’émotions partagées et de rencontre autour de la table. Le paradoxe est que je ne suis pas allé voir les clients pendant vingt-cinq ans. Par timidité. Et puis je suis fainéant. C’était plus facile de rester derrière, assis à une table à éplucher des giroles ou des cèpes.

Oui mais être fainéant oblige à l’ingéniosité si on a de l’ambition….[ L’épouse de Laurent nous rejoint] Martine, quelles qualités trouvez-vous à Laurent et à ses projets ?

Laurent a toujours beaucoup d’idées. Parmi celles-ci certaines me plaisent beaucoup. Elles tiennent à notre métier dans lequel je suis par amour. Je suis passée par l’école hôtelière. Je suis ici dans mon environnement mais un autre projet peut m’attirer ailleurs. Pour l’intérêt de la mise en place, de l’organisation, l’attrait d’une région.

Qui va cuisiner à la maison ?

 Laurent — On va voir. Nous venons de faire un four à bois à la maison. On va s’essayer à la cuisson au feu de bois. C’est un axe pour m’amuser et expérimenter de nouvelles choses. Nous sortons depuis trente ans tous les soirs…Il va falloir trouver un nouvel équilibre. Le théâtre, le cinéma nous intéressent. On aime aussi recevoir. Il y a en Haute-Marne un monde associatif et culturel très riche. Il suffit d’ouvrir les yeux. Nous avons fait de notre vie un quotidien extraordinaire. À nous de continuer !

Que laissez-vous de vous deux dans cet établissement ?

Martine — Quand on est arrivés, il y avait ici l’histoire de M. Salino, qui avait bâti cette affaire. Son image, son histoire sont restées un certain temps. Ce sera un peu pareil pour nous.

Laurent —  Il restera Martine et Laurent. Un couple.

Jean-Pol — Laurent a besoin d’avoir du répondant en face, sinon vous vous faites bouffer. La rencontre et l’échange supposent une forme de parité. Une relation qui ronronne emmerde Laurent.

Laurent — Nos amis disent que nous sommes un combat de coqs. Nos amis disent parfois que ça les saoule. Mais ça nous permet d’avancer. Je ne cherche pas à plaire, à être original mais à être moi-même.

Jean-Pol — La définition de original est «  Qui sert de modèle et qui n’en a pas ». Ce qui restera, c’est ce point unique de création, cet équilibre inédit né de votre relation.

Puisqu’il est question de relation, j’ai abordé le céramiste Jean Girel sans connaître son parcours. La qualité de notre échange s’en est trouvée très naturelle. Lorsque je vous ai rencontré pour la première fois, je savais que vous êtes trois étoiles. Ça se voit aussi sur votre veste. La relation en est presque faussée.

Nous ne sommes pas dans ce fonctionnement. C’est peut-être pour cette raison que quelqu’un a titré « Trois étoiles et puis s’en va. » Mon amie Lucie, qui me parle du problème de retenue collinaire sur le plateau de Beauregard est ostéopathe. Son associé est extraordinaire mais elle n’arrive pas à le faire venir au Clos des Sens tellement il est opposé à la gastronomie trois étoiles. Lucie a beau lui expliquer ma conception de la cuisine, il refuse.

Ce n’est pas pour vous mais pour ce qu’il pense que vous représentez. Jean-Pol dit que le public doit faire un effort pour comprendre. Certains doivent venir uniquement pour les étoiles…

Inversement on est très contents d’avoir des gens qui se ficheraient presque des trois étoiles. L’anniversaire de la grand-mère, ça me plaît bien.

Martine — C’est peut-être le cas de cette table de dix personnes que nous avons aujourd’hui.

Laurent — Ces gens sont à l’opposé de la clientèle qui ne vient pas pour vous comprendre mais pour vous comparer.

Dans le domaine de l’art on ne voit pas une œuvre pour ce qu’elle est vraiment, pour ce qu’elle irradie mais pour ce qu’on y reconnaît. Beaucoup de gens ont besoin de repères. Y a-t-il une différence entre les étrangers et les Français ?

Les Suisses ne sont pas des étrangers pour nous mais des régionaux. La Belgique est une clientèle bienveillante depuis toujours. Adorable ! Ils ont une incroyable culture du vin, de la gastronomie.

Il est question d’un couple belge qui a passé huit jours au Clos des Sens, a rencontré Jean-Pol Bozzone. D’un autre, d’Ottawa, de la qualité des rencontres.

C’est un métier magique que vous exercez !

Martine — Oui, et il va falloir trouver bientôt une nouvelle magie !

Laurent — Au fond, ma seule peur est de ne plus avoir l’énergie physique nécessaire. Je me suis mis au sport pour cette raison. Je chasse les kilos…

La conversation fait encore un détour par Langres, l’autoroute, pour revenir aux aromates.

Je reprends mon côté comptable. Sur 0,5 millimètre carré, quelle puissance aromatique ! Ce qui nous réunit tous les deux est que nous sommes ébahis de tout. J’ai eu un ami qui démystifiait tout. Martine et moi sommes à l’inverse. Nous avons mangé dernièrement à Lyon. Du thon auquel le chef avait ajouté des grains de caviar qui s’excusaient presque d’être là. Ils ne faisaient pas sens. Mais à côté, il y a la fleur de coriandre. Elle est cinquante fois supérieure au caviar en puissance aromatique !

Jean-Pol avec la céramique, vous avec la gastronomie, vous magnifiez la matière, les rencontres. C’est une forme de poésie puisque celle-ci consiste à partir des sensations pour les transformer en émotions grâce à la matière que sont les mots. Vous créez un lien entre la matière et l’esprit, l’instant et la durée de la mémoire.

Nous vivons une étape qui nous mène à faire un bilan entre ce que nous avons reçu, ce que nous transmettons. J’avais décidé d’arrêter, comme Robuchon à un âge que j’avais fixé à l’avance. Je me souviens de l’une de ses phrases «  La grande cuisine m’emmerde. » Il voulait dénoncer les codes que la société imposait. La cuisine elle-même ne l’a jamais emmerdé.

Même si vous avez la volonté d’imposer votre personnalité et votre cuisine, il demeure un décalage : on sait que l’on vient dans un trois étoiles.

Je suis heureux d’être reconnu par le Michelin qui cristallise l’excellence. Aujourd’hui on la cristallise avec une racine d’endive ou un champignon de Paris. Demain peut-être avec les ablettes de la Saône.

Cette excellence, vous en jouez. C’est la vôtre, pas celle du Michelin.

Ils m’ont dit un jour «  Vous faites ce que vous voulez ! Nous ne sommes que des suiveurs. »

On pense habituellement qu’il faut rentrer dans les codes du Guide.

C’est l’inverse. Ils n’attendent qu’une chose : que vous vous révéliez tel que vous êtes. Nous allons voir comment nous allons bientôt nous révéler dans cette nouvelle phase de notre vie, parce que nous sommes quand même des excités tous les deux.