Bertrand Belin, l’expression d’une pulsation personnelle
14 octobre 2023Rencontre avec Bertrand Belin au Brise Glace / Annecy avant son concert du 12 octobre 2023.
La véritable urgence
Pour le lancement d’un album, vous parliez de l’urgence qui avait présidé à sa composition.
D’une nécessité de s’exprimer, en tout cas. On ne peut pas toujours maîtriser la forme, sauf à répondre à un protocole établi. Je ne prétends pas savoir où je vais. Pas exactement. La lenteur et la précipitation n’ont pas à voir avec l’urgence, en effet. Avec le danger, peut-être. Il y a des situations bien plus urgentes que la mienne, j’en ai bien conscience. Attendre de la musique qu’elle reflète une urgence, c’est soumis à la variété de réception des individus. Pour certains, la lenteur provoque de la panique, pour d’autres, des paysages tranquilles.
Le tempo
L’essentiel serait peut-être de trouver son propre rythme, c’est ce que l’on ressent à vous écouter.
Les succès imposés par l’industrie de la musique imposent un certain nombre de paramètres dont la vitesse fait partie. C’est vrai aussi pour le cinéma et pour pas mal de champs de l’art ; pour la musique en particulier. On tolère une certaine lenteur à partir d’un certain degré de célébrité en deçà duquel ce n’est pas évident. Oui, se maintenir dans une pulsation qui nous est propre en dépit des appels du pied à peine dissimulés de l’industrie. Ce n’est pas un combat que je mène consciemment mais plutôt un état de fait. Ceci prouve que je réponds à mon plaisir d’abord quand je fais de la musique. J’ai besoin d’une certaine température et d’un tempo ; pas toujours, d’ailleurs. Mon dernier disque ne se résume pas à un exercice de lenteur généralisée.
La part gazeuse du monde
Oui, il s’agit plus d’un rythme, d’un tempo personnel qui ne relève pas que de la musique.
Vouloir trop mettre de choses dans la chanson vient parfois frotter avec l’une de ses qualités principales : elle est une forme simple, qui se véhicule facilement et entre dans les foyers comme une chose inoffensive et finit pourtant par poser des germes dans les mémoires, ou créer du plaisir qui vient rompre une situation périlleuse ou difficile. Elle peut être un apaisement.
On rejoint la relation entre le plein et le vide. La société nous sature dans tous les domaines, il faut permettre au public d’entrer dans vos chansons avec vous.
Idéalement, c’est de ça dont il s’agit. Restituer la part gazeuse du monde par le fait que tout n’est pas immédiatement compréhensible. Il faut un délai dans l’appréhension des événements, réfréner l’appétit de vérités, d’exhaustivité ; mais rappeler aussi que vous ne saviez pas ce que vous pensiez à tel moment…On n’a pas toujours un avis sur les choses.
Le lien au monde, le langage
La poésie consiste peut-être à trouver un lien différent, personnel, à ce qu’on appelle la réalité. À construire sa propre réalité.
Ce rapport particulier à la réalité peut se traduire par la poésie.
Vous n’écrivez pas que des chansons. Il y a différentes approches d’écriture ?
C’est la question du langage comme moyen général d’expression. J’ai découvert il y a longtemps que l’on peut beaucoup par le langage, par les mots. On peut agir par l’argent, par la musculature, par toutes sortes de moyens, et aussi par le langage. Ça peut dépendre de l’héritage social, familial. Moi, je n’avais ni promesses, ni patrimoine, ni muscles… J’ai peut-être vu dans le langage un moyen de me bâtir une certaine défense.
Laisser sa trace par le langage
L’étymologie de « urgence » nous renvoie à l’idée de presser le pied sur le sol et d’y laisser son empreinte.
Ce qui nous renvoie à l’impression, à Gutenberg. Il y a un texte où Jean Follain pressent l’imprimerie à venir dans l’empreinte du sabot de son cheval dans la boue…
La façon dont vos paroles et pensées s’enchaînent n’est pas courante, pas donnée à tout le monde.
Je traque les effets, les fausses promesses du langage. Parmi les idiomes, ce troupeau, je vois des moyens, des matériaux plus ou moins fiables, solides, un degré de capacité communicationnelle plus ou moins immédiate. Certains mots ont un effet de retranchement du sens qui me semble coller à la problématique que je traite. Ça vient d’une autorisation qu’on se fait à soi. C’est important parce qu’il y a une part de risque, de ridicule, d’incompréhension qu’il faut assumer pour espérer persévérer en posant une façon. La clarté est retranchée et la rencontre se fait plus tard.
La distance et l’opacité
Dans le plaisir de chercher du sens pour celui qui écoute et d’en le plaisir de « jouer » pour vous. La rencontre est souvent plus intéressante quand on creuse.
C’est une façon de produire du plaisir avec l’autre. D’autres chanteuses et chanteurs ont une approche différente, d’une grande clarté, comme Brassens. Comme j’ambitionne de restituer quelque chose du monde, des sensations qu’il produit sur les esprits et sur les corps, je pense qu’une certaine opacité fait partie du bagage réaliste du monde. On oppose souvent un réalisme à un art de la parabole, à un langage poétique ou métaphorique comme si le poétique avait une distance avec le réel…
Répondre à une nécessité intérieure
…Et pouvait donner une posture élitiste.
Il ne faut pas que l’opacité soit le but à atteindre.
Elle doit résulter d’une nécessité intérieure. Comme toute démarche qui vise à être pleinement soi.
Je le pense aussi, bien qu’il y ait des réussites formelles.
Dans ce cas vous les oubliez assez vite. L’effort que demande une part d’opacité ou de mystère nous fait entrer vraiment dans la chanson, dans le film et suscite un ancrage personnel plus profond.
Il y a une part à prendre, c’est vrai. D’ailleurs, cette nécessité de produire une trace dans le monde-au sens de lien-, aller vers quelqu’un d’autre, c’est ce qui compte. Aller jusqu’à tous les autres, au moins en allant jusqu’à celui qui est juste là.
Jusqu’à la floraison
Il se produit parfois au théâtre un moment d’absolue connexion entre acteur et public que Jean Dasté appelait la fleur.
Ça arrive aussi en concert. L’image de la floraison est assez juste. Il est difficile de la comprendre quand elle arrive. Elle peut venir d’un regard échangé avec une personne du public. Parfois, on est rattrapé par l’activité électrique de la mémoire. On reconnaît, à la décimale près, sa justesse. J’ignore si ça se transmet. Des floraisons se font ici et là, pour des raisons variées, des échos dans l’expérience de chacun.
Il est alors question de « l’orgasme tactile. »
C’est ça, la musique, sinon comment passer toute une vie à faire de la musique ? Elle conserve un peu ses secrets mais on est à l’aise avec eux. On cohabite avec ce langage parce qu’il y a cette jouissance.
La conscience d’un manque ?
Beaucoup pensent que les artistes ne sont pas satisfaits du monde et cherchent à combler une frustration, un manque.
Je ne vois pas ce qui différencierait un individu d’un autre sur ce plan du manque. Pourquoi les artistes le conscientisent, en prennent acte, entreprennent un travail, ou des travaux… Bien souvent on peut prêter aux autres des choses qui sont tellement en soi, tellement à l’état d’évidence qu’on les croit répandues. On pourrait espérer qu’il y ait en chacun cette conscience du manque. Peut-être que certains ne le perçoivent pas parce qu’ils sont pris dans des activités, dans des stimulations matérialistes, commerciales.
Artiste ?
Certaines personnes, contrairement à vous, ne s’autorisent pas à franchir le pas, à s’exprimer.
Une identité de l’artiste s’est construite au fil des évolutions de la société. Il est dissemblable du boulanger, son statut est fixé par le droit. Des gens disent « Artiste, ah non, moi je ne pourrais pas ! » Sans savoir à quelle réalité répond le statut d’artiste, sa réalité. Ces mêmes gens qui ont des pratiques étonnantes de jardinage, ou bien qui parlent à leur chien alors que ce n’est pas vraiment logique. Ce n’est pourtant pas sans lien avec l’idée de se poser, soi, dans un autre rapport au monde qui ne serait pas celui de la nécessité pratique.
La pointe à laquelle on se trouverait à vivre
Il vous reste suffisamment de part de mystère pour continuer ?
Elle est inépuisable du point de vue de la compréhension de soi. Mettre un peu de lumière dans ce qu’on prend pour sa propre existence, dans cette accumulation de sédimentation d’expériences, de souvenirs, de traumatismes, de désirs ou de satisfactions dont on a la mémoire qui se montrent à nous comme notre propre vie, la pointe à laquelle on se trouverait à vivre encore pour poursuivre cette accumulation dans des rapports personnels, interpersonnels et métaphysiques. Ça fait suffisamment de choses inépuisables pour que le mystère reste entier.
Vivre en expansion
Chaque concert reflète cet ensemble de mystère ?
Oui parce que c’est déposé comme ça dans mes chansons. C’est simplement la question de la corniche sur laquelle on se trouverait là-haut, au seuil du futur, sur le point présent… Quand on pense que l’univers est en expansion, on s’aperçoit que vivre, c’est être en expansion aussi. Je vais à certains moments chanter notre déconnexion à la mort, à d’autres notre déconnexion à la matière, la dimension muette des choses (Bertrand frappe du poing la table en bois qui nous sépare).
Avec un peu de physique quantique, rien n’est muet et tout danse !
C’est pourquoi on a besoin de la physique, de l’astrophysique, de la métaphysique de tout un tas de choses pour circonscrire un noyau de cerise ! Se lancer dans un combat perdu est quand même une chose étrange…
La mort, le ridicule, la discussion se prolonge, la nécessité revient sur le tapis. Il y a dans cette conversation le plaisir de retrouver hors-champ, hors scène, une cohérence totale avec le texte des chansons et le concert.
Le concert
Une grâce soyeuse, un umami poético-musical tressé sur une musique qui matraque le velours. Hypnotique.