Catherine Meurisse et Jean Girel
17 octobre 2022La jeune femme et la mer, de Catherine Meurisse, est à la fois roman graphique et plongée en soi. Plongée en soi à laquelle invite le travail de Jean Girel, céramiste.
Catherine Meurisse
Question de point de vue
À l’occasion d’une résidence d’artiste au Japon, l’auteure se voit forcée de changer de point de vue. Tout change alors. La relation à la nature, aux autres, à soi. La relation entre les choses du fait qu’une couleur, par exemple, n’existe que par le voisinage des autres couleurs. Rien n’existe en soi, mais ceci nous échappe dans les évidences de notre monde habituel.
L’oxymore et le tout
Les Occidentaux confondent la surface et la profondeur. Catherine Meurisse vit alors l’oxymore comme un rapprochement enrichissant. Il est d’ailleurs l’une des fondations de la poésie. « En respirant dans la nature le monde des poètes, je me promène, ne serait-ce qu’un instant, dans l’univers impassible… Voilà l’ivresse. » Ou bien « Quelle familière étrangeté ! » De nouvelles associations naissent car l’environnement des objets, des plantes change. Il arrive que, par erreur, un bouton de chasse d’eau se transforme en alerte au tsunami ! Le besoin d’ajuster le regard, les sens est permanent. Se crée une nouvelle vigilance dans laquelle se glisse l’humour lié parfois à l’incompréhension. À l’approximation.
Tout est relié
Ne voit-on que ce que l’on re-connaît ? Notre besoin de passer ce qui est nouveau et différent au filtre du connu limite notre relation au monde. Cette résidence d’artiste permet à Catherine Meurisse de se « rasseoir » autrement. De trouver une nouvelle « assiette » en se demandant ce qui, à travers nos différences, nous relie tous. C’est alors le jeu du profane et du sacré. De la matière et de l’impermanence. De l’immobilité et du mouvement. Puisque « Tout est voué à renaître. » De cette nouvelle approche du réel naît une conversation avec la nature, dont nous faisons partie. Donc avec soi. La cendre du volcan est fertile. La légende et le mythe sont vivants.
Sentiment océanique
La nature entre en nous au point que la page qui la montre la plus pénétrée par la présence de l’auteure est celle où n’apparaît aucun personnage humain. Page 78 : nuit, clair de lune, absence et présence, vide et plein, alternance et simultanéité. « Je regarde la nature mais c’est elle qui semble me regarder. Elle est pleinement vivante.
La question de l’art
L’art s’anime alors à son tour. La vague de Hokusai devient mouvement. Il ne s’agit plus de comprendre mais de ressentir. Ne représente-t-on que ce qu’on voit ? Il est possible de témoigner en inventant. L’art est composition qui plonge « le langage, l’œil et la main aux sources les plus profondes de la conscience. » Il y faut du vide, de la vacuité, de l’otium alors que les sociétés occidentales nous submergent de leur trop-plein permanent.
Vivre pleinement
Ce livre de Catherine Meurisse est un formidable écho et prolongement de Mes hommes de lettres. Un chaînon dans l’entreprise de rendre vivants l’art, la culture, la littérature, la nature et soi en relation avec l’ensemble. Puisque le travail de Catherine Meurisse nous y invite, établissons nous aussi de nouvelles correspondances. Elles sont nées d’une rencontre pendant l’été dernier avec Valérie Hermans et Jean Girel. Leur univers bien ancré en Bourgogne est intimement relié à la Chine et au Japon : ils travaillent la céramique. Leur chemin, depuis longtemps, est celui que découvre Catherine Meurisse. Ou plutôt qu’elle reconnaît car elle doit le suivre depuis longtemps déjà avant qu’il ne s’impose avec l’évidence de la vague d’Hokusai. Voici donc une très brève présentation de Valérie et Jean qui sera développée à une autre occasion.
Du jardin de Valérie et Jean au livre de Catherine en passant par un montage de Christophe Rassat : deux œuvres de Jean Girel en regard avec un « autoportrœil ».
Jean Girel, céramiste alchimiste
Alors qu’il était promis à un bel avenir de peintre, Jean Girel a été « appelé » par la céramique. À l’époque celle-ci était pourtant considérée comme une discipline secondaire. Sa femme, Valérie Hermans, et lui aiment dire qu’ils se sont rencontrés au XII ème siècle dans la céramique Song. C’est la technique de ce temps que Jean cherche à maîtriser dans une quête permanente. Valérie et Jean fabriquent leur pâte eux-mêmes. Tout leur travail est artisanal, de l’argile à l’utilisation de poudres de cendre qui donne les effets recherchés en matière de glaçure. Si l’une des créations de Jean ne le surprend pas, ne va pas au-delà de ce qu’il attendait, il la casse aussitôt. Ce long chemin devrait le mener jusqu’à la totale compréhension et fabrication des fameux bols « Yohen Temmoku » dont trois exemplaires seulement existent encore.
Le monde dans un bol
Si Jean s’est lancé en céramique, c’est que la peinture lui paraissait trop intellectuelle. Il s’emploie à mettre dans un bol l’équivalent en contenu et en émotion de ce qu’offre un tableau de grandes dimensions. Pari gagné. Lors de la première grande exposition française consacrée récemment à la céramique, ses confrères ont rivalisé quant à la variété des formes, à celle des couleurs. Il fallait impressionner. Jean avait exposé un bol. Il a eu la satisfaction de voir, revenu après un vernissage très animé, une jeune fille émue aux larmes devant son travail.
Fusion grâce au vide
Les céramiques de Jean Girel vous happent. Les bols sont des puits qui vous abstraient du quotidien et vous emportent dans une autre dimension. Le plein et le vide, le temporel et l’éternel s’y télescopent et s’y conjuguent pour vous submerger. Alors que le « faire » devient un mot à la mode, un cliché de rhétorique de salon, le travail de la céramique associe le corps et l’esprit, l’artisanat et l’art pour faire vibrer des forces telluriques.
Conclusion
Une conclusion très provisoire est peut-être à voir dans La légèreté. Celle-ci est vraisemblablement associée au tremblement dans la relation au réel que cherche Cyril Teste. Tremblement, rythme, chamanisme… En préface à La légèreté Philippe Lançon écrit » Catherine enlève à la beauté tout le poids qui nous empêche si souvent d’en profiter. » Rejoignant ici le livre de Darian Leader, Ce que l’art nous empêche de voir.
» Portez-vous burne ». (La légèreté, page 95)