Charles Masson: Sept vies à vivre

Charles Masson: Sept vies à vivre

18 mars 2024 Non Par Paul Rassat

Charles Masson dédicaçait Sept vies à vivre chez BD Fugue Annecy samedi 16 mars.

La conversation débute sur la question de l’immigration, des clandestins.

«  Il y a depuis très longtemps des clandestins que l’on exploite et que l’on renvoie ensuite. La situation actuelle ne change pas beaucoup, sinon qu’elle concerne beaucoup plus de personnes. Récemment un diplomate disait qu’il faut durcir le discours avec les Comores. C’est un État à l’abandon ! On ne voit pas non plus ce qui se passe à Madagascar, où je suis allé il y a deux ans. On voit ce qui se passe en Europe, en Asie, dans les pays riches. Ailleurs c’est la catastrophe qu’on ne voit pas. Les gens se débrouillent pour y survivre.

Dans Droit du sol je disais que le dernier arrivé est un con, il ferme la porte derrière lui. Mais qui n’a pas bénficié du droit du sol ? La Savoie, la Haute-Savoie n’étaient pas françaises : n’insultons pas les Italiens, les Savoyards, les Piémontais.( Voir le film d’ Alain Ughetto Interdit aux chiens et aux Italiens). Mon grand-père ne parlait pas français ! Il parlait savoyard ! Toutes les histoires de cette époque m’ont été transmises par mon oncle. Je transpose mais il y a une part autobiographique. Ça aurait pu être l’histoire de mon oncle, j’y ai rajouté beaucoup de choses.

Au départ, je voulais sortir des clichés de la victimisation, du fait que les étrangers en France ne sont jamais aidés. Certains Français ne le sont pas non plus. J’étais intéressé par l’immigration à l’intérieur de la France. Quand on parle de ces gens qui habitaient dans les Bauges aux Gens d’Annecy, d’Aix-les-Bains, ceux-ci répondent «  Ah oui, les mecs d’en haut, les consanguins, ces espèces de demeurés qui étaient montés là-haut pour échapper aux tracas de la vallée ! Ils y sont restés, se sont mariés entre eux… » Pourquoi les gens sont-ils montés dans les Bauges ? Un certain nombre étaient protestants, il y avait sans doute des juifs…Ils se sont installés comme pauvres agriculteurs et y ont fait leur vie. Après la seconde guerre mondiale, ils sont en majorité descendus. Je suis issu de l’une de ces familles qui est descendue.

Mes enfants sont encore jeunes. Ils ont du mal à comprendre que leur vie est complètement différente ! Mon objectif est de montrer comment ça se passait avant. Les gens s’en sortaient, souvent de façon miséreuse mais avec de la joie. Il faut toujours dissocier la misère du malheur. J’aime bien raconter les vies de gens simples. Oui, ça aurait pu être la vie de mon oncle, mais j’y ai rajouté beaucoup de choses, dont cet happy end.

Vous dites que le massif des Bauges était « le pays de ceux qui n’ont rien. »

Je ne place aucune nostalgie dans mon récit. Aucune nostalgie de ce temps où on crevait de faim. Le système de vie fonctionnait en grande partie sur le troc. La révolution absolue a été la société de consommation où l’on a quatre ou cinq pantalons et vestes ! Avec le système du troc, on se faisait arnaquer aussi, de temps en temps par plus miséreux que soi.  Ça devenait une sorte d’entraide, tout le monde se connaissait. Comment s’accommodait-on des vrais soucis de la vie ? De la perte des enfants en bas âge ? Je suis allé voir dans d’autres civilisations plongées dans la rusticité et la nécessité, comme Madagascar, comment on gère le quotidien. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on va manger le soir mais si on va manger.

Dans cette famille, sept enfants sur neuf sont morts. Vous les représentez comme des fantômes, ou comme des anges.

Le meilleur moyen pour que les gens ne meurent pas est de parler d’eux et de leur parler. Ces gens que nous avons perdus sont là, on leur parle. L’émotion est telle que quand on évoquait cette histoire, tout le monde pleurait. Ils pleuraient tous.

Votre personnage, René, a toujours des raisons d’être malheureux mais il n’est jamais triste.

On connaît très bien la dépression à la campagne. Ça finit avec une corde, à la cave. Les petites dépressions n’avaient pas leur place, on faisait avec. Le doudou, par exemple, est une invention du XXe siècle.

Le personnage de Céline apprend à René que chez soi, c’est aussi chez les autres.

J’ai un peu de mal à ne pas faire de politique dans mes livres. On en a besoin en ce moment. Une crise mondiale arrive, le réchauffement climatique. Il va falloir accueillir les gens qui viennent d’Afrique où il commence à faire trop chaud. Chez moi ? C’est une vraie discussion. Je n’oublie pas d’où je viens. Les pauvres du livre n’avaient rien, pas de terrain. Être propriéraire d’une terre ? «  Je suis chez moi », ça ne marche pas. Si l’on pouvait faire preuve d’un peu plus d’humanisme et avoir moins peur des autres, ce serait pas mal. Ces histoires de chapelles font penser à la chanson de Brassens Ces gens qui sont nés quelque part.

René, comme les chats, a plusieurs vies, qui forment les chapitres du livre. Il est re-né, il renaît.

Je n’avais pas pensé à ça. J’ai choisi René parce que ça fait le minimum de points au scrabble.

On évoque « Les enfants de la Creuse », on pourrait parler de« Boitelle », la nouvelle de Maupassant. Le fait que le racisme repose sur le fait qu’il faut toujours mettre quelqu’un plus bas que soi pour ne pas se sentir soi-même à cette place. Voir à ce propos une autre nouvelle de Maupassant « Coco ».

Il faut voir le sketch de Blanche Gardin sur les Esquimaux.

Vers la fin du livre, quand René, qui a vécu tant de choses, revient dans a montagne, il croise un paysan qui lui dit «  Le temps passe dans la montagne » : chacun vit à son rythme. Le temps ne passe pas partout de la même façon ; ces répliques traduisent beaucoup de sensibilité.

J’aime les conversations de bistro, l’esprit de Gourio. J’aime rencontrer quelqu’un qui se met à raconter sa vie. J’ai une mémoire d’éléphant, je me souviens de tout, et tout ressort quand j’écris.

Le rôle des femmes est bien amené. Vous écrivez que le chef de famille, c’est celui qui s’occupe des enfants. René le dit à ses compagnons d’armée Algériens qui ont une toute autre organisation sociale. Il y a une sorte de bon sens qui naît des contraintes.

C’est le principe de la vie. Le principe de vie passe au-dessus de nos principes individuels. Aujourd’hui la mode est de « faire un focus ». J’aime bien regarder de temps en temps à côté du focus.

Ma première BD est « chorale » : quatre personnes vivent à Mayotte, un même lieu géographique assez réduit. Tout le monde se croise. Dans l’histoire de chacun les trois autres apparaissent . La BD, c’est créer un personnage avec sa façon de penser.

Vous aviez déjà cette façon d’envisager la réalité, les autres quand vous étiez enfant ?

J’étais curieux. Mais je ne pensais pas que j’en ferais quelque chose. Je croyais que j’allais faire de la BD à papa pour raconter des histoires que tu construis. Mes histoires sont déjà écrites, je les ai entendues. Alors je me mets en écriture automatique et ça marche. Au départ, je ne savais pas que je savais faire ça. Je l’ai appris en le faisant. Tu te révèles en faisant.

Études de médecine, ORL, cancérologie avaient renforcé le goût et les capacités de discussion de Charles Masson. Il les exprime dans ses livres. Le dessin très nature, presque évident, simple, coule avec les mots.