« Chef » de Gautier Battistella

« Chef » de Gautier Battistella

20 mai 2022 Non Par Paul Rassat

Entretien avec l’auteur de Chef, roman à déguster, récit à clefs. L’intrigue est aussi une réflexion sur la nourriture, sur la gastronomie et sur la manière de les apprécier.

Chef !

Gautier Battistella, j’ai votre roman sous les yeux. Chef est plutôt lapidaire comme titre.

J’aime bien l’injonction qui accompagne le mot « chef » mais j’ai enlevé le point d’exclamation. « Oui, chef ! » J’aurais pu l’écrire avec un S parce qu’à travers l’histoire de ce chef, c’est l’histoire de tous les chefs.

J’ai effectivement essayé de bricoler un chef à partir de toutes les informations que vous donnez au fil du livre. Vous en nommez beaucoup, un détail évoque celui-ci, un autre celui-là, c’est un assemblage.

Paul Renoir est un assemblage.

Couronné par ce prénom et ce patronyme. Pour quelles raisons ?

Paul renvoie à Paul Bocuse. S’il avait existé, Paul Renoir aurait pu être un cousin ou un frère de Paul Bocuse. Avec Renoir je voulais introduire l’idée de l’art. Le patronyme évoque un réalisateur, un peintre…pourquoi pas un grand chef cuisinier ? Je recherchais quelque chose d’élégant.

La cuisine, de l’art ou de l’artisanat ?

On rejoint une problématique récurrente. René Meilleur, par exemple, se dit artisan plutôt qu’artiste. Le monde de la cuisine est hybride, en réalité.

Le discours actuel des chefs est traversé par un effet de mode. Se dire artisan sonne mieux. La  com fait qu’un Yoann Conte, qui aimerait faire de la cuisine avec un bol et une cuiller face à la montagne est obligé de sacrifier aux réseaux sociaux et à tout le reste. La novlangue existe dans notre société. Elle s’applique désormais au monde des chefs. Le dernier monde où, à mes yeux, la tradition, le compagnonnage existent encore. Nous sommes censés être des citoyens de nulle part dilués dans une identité digitalisée. Les chefs, eux, sont les gardiens d’un savoir. 

Retour dans le futur bio  et starisation : paradoxe    

Je viens d’une famille de paysans. Ma grand-mère faisait déjà du bio sans le savoir quand elle allait cueillir ses haricots dans le jardin. Les chefs enrobent cette démarche dans un langage et dans des prix excessivement élevés.

Tout ceci existait naturellement autrefois.

Les poulets que nous allions manger autrefois dans mon Gers natal étaient encore vivants juste avant qu’on les cuisine.

[Éloge partagé à ce moment de la cuisine marocaine et des produits qu’elle met en valeur]

Les chefs deviennent des stars propulsées par le monde des affaires. Ils sont dans un entre deux, entre la paraître et la vérité. Votre Paul Renoir cherche à être juste.

Il cherche tellement à être juste qu’il finit par en mourir. Il accède à ce à quoi il a rêvé toute sa vie pour se rendre compte que son rêve est devenu monstrueux. Je dis, au début, il a le vertige. Il est emporté par des choix qui ne sont pas les siens. Je cite Oscar Wilde en exergue « Quand les dieux veulent perdre un homme, ils exaucent tous ses vœux. »

Une page se tourne ?

Il y a beaucoup de réflexions sur la gastronomie actuellement. Alain Ducasse dans Le Monde, Yannick Alléno, le livre de Guillaume Gomez Philosopher et cuisiner… Est-ce qu’un tournant se dessine ? Le langage du luxe, de la gastronomie  est formaté, sous un vernis.

Ce changement a lieu depuis quelques années. Au début j’étais sceptique. Je pensais qu’il s’agissait plutôt d’un changement de communication. Mine de rien, au bout d’un moment, je vois qu’il se passe quelque chose. Une nouvelle génération de cuisiniers se réapproprie les choses. Même Jean Imbert, hyper communiquant, se réclame d’une tradition de la grand-mère. Je pense qu’on va manger plus sainement.

Le retour du légume

C’est le moment d’Alain Passard. Le retour du légume est d’ailleurs ce qui m’intéresse le plus. Je mange très souvent au restaurant, le moment de la digestion est révélateur. Je suis heureux quand il se passe bien. Pour ça, manger des légumes et du poisson est idéal. Je pense au restaurant « Table ». Bruno Verjus vient d’y avoir deux étoiles. Il est ancien médecin, chef d’entreprise, journaliste. Bruno a créé son restaurant il y a neuf ans seulement. Ses deux étoiles viennent de ce qu’il travaille le produit dans sa simplicité. Le glacis que vous évoquiez est bien en train de voler en éclats. Ceux qui ne sont pas capables d’aller dans ce mouvement vont disparaître.

La grâce d’un navet trois étoiles !

Il est possible d’évoluer, de créer davantage avec le poisson et les légumes qu’avec la viande dont on a fait beaucoup usage.

Avec la viande il est question de cuisson et de sauce. Il y a davantage de mise en scène avec les légumes. Faire manger un navet dans un trois étoiles, c’est formidable !

On atteint l’extrême avec les lentilles beluga de Laurent Petit, qu’il dit préférer au caviar. On joue un peu avec le mot « Beluga ».

Question de communication. À La Grenouillère, Alexandre Gauthier avance qu’il préfère travailler la pomme de terre plutôt que la truffe. Je le comprends, à la limite. Une bonne truffe n’a pas besoin d’être travaillée. Pour travailler une pomme de terre, il faut un geste d’artisan. Je veux bien échanger du caviar contre des lentilles…(rires).

La nourriture envisagée comme l’ingestion de temps

Récemment, avec un photographe, nous convenions que la photographie est du temps transformé en lumière. La gastronomie est du temps restitué, plusieurs temporalités : celle de l’élevage ou de la culture, celle de l’expérience accumulée par l’artisan, puis par le cuisinier…et celui des souvenirs que procure un plat réussi.

C’est du temps, long, court. L’assiette servie vient peut-être des souvenirs du chef. Elle a vingt, trente ans et va être dégustée entre dix et vingt secondes, en quelques bouchées. L’éphémère peut créer des souvenirs qui vont durer une vie.

Classer autrement pour faire de la place

D’où vient cette idée d’année blanche pour le Guide Michelin imaginée dans votre roman ?

J’ai travaillé quinze ans au Guide Michelin. Cette année blanche est un fantasme qui a commencé comme une plaisanterie au moment du bug de l’an 2000. On aurait pu tout remettre à zéro ! Certaines tables nous posent problème. Elles son triplement étoilées et appartiennent à des chefs très connus. Bien qu’elles ne méritent plus vraiment leurs étoiles, elles bloquent l’ascension d’autres tables. On ne peut pas ajouter d’autres tables trois étoiles aux trente et unes reconnues sans risquer de les galvauder. La troisième étoile doit couronner une élite. Nous avions imaginé cette année blanche. L’année suivante, ceux qui méritent trois étoiles, ou deux les retrouvent aussitôt. Les autres font de la place pour créer un appel d’air. Il y a une génération de chef autour de la cinquantaine qui est un peu sacrifiée actuellement. Les grands chefs vivent longtemps !

Photos personnelles ou bien de Jean-Marc Favre, Gilles Camillieri, Christophe Rassat. Rencontres autour du lac d’Annecy ou un peu plus loin.

Créer un statut à part pour les gloires de la gastronomie

Vous suggérez de se débarrasser des chefs les plus âgés ? (rires).

Le Guide Michelin se doit pas être en état de stupeur et de fascination pour ces chefs. Il faudrait peut-être ouvrir pour eux une catégorie à part. On éviterait la polémique qui a sévi quand on a enlevé une étoile au Paul Bocuse.

Ce serait une catégorie spéciale, un peu comme on remet une palme à quelqu’un pour son œuvre à Cannes.

Il n’y aurait pas d’étoiles mais on garantirait une dimension exceptionnelle. Cette opération permettrait de faire monter plein de jeunes chefs. Puisque cette année blanche n’est pas concrètement réalisable, j’en ai repris l’idée pour la faire vivre dans mon roman.

Annecy, une scène riche, attachante…et fleurant la mise en scène

Vous situez une grande partie de votre intrigue à Annecy ou dans les environs.

Je connais très bien la région. J’y ai vécu mon confinement face au lac. La scène haut-savoyarde est la plus intéressante de toute la France actuellement. On passe des trois étoiles de Laurent Petit aux deux étoiles de Yoann Conte ou de Jean Sulpice. Marc Veyrat   et son hameau ne sont pas loin.

Suivent des anecdotes, l’évocation de lieux que l’on retrouve dans le récit<. Celui où Gautier Battistella situe « Les Promesses », l’établissement de Paul Renoir, au-dessus de Montmin.

J’adore la région, je connais bien ses chefs…et j’ai un peu l’impression de m’y retrouver dans le Truman Show. On me renvoie tous mes défauts ! Je suis sur un banc au bord du lac et, à cinq heures du matin je vois courir un monsieur de 75 ans plus musclé que moi ! Tout le monde est beau, bronzé, musclé. Ski en hiver, baignade en été.

Pour parodier Alphonse Allais « Le Guide mène à tout à condition d’en sortir »

J’ai chroniqué Le goût d’Emma, dont l’auteure a travaillé comme vous pour le Guide Michelin. Celui-ci est une institution merveilleuse quand on l’a quittée, comme vous deux.

Je me sens plus libre dans mes amitiés avec les chefs et je n’aurais pas pu écrire ce livre en travaillant pour le Guide.

Est-ce qu’il y a un peu de vous dans le critique gastronomique Gérard Legras, que vous avez imaginé ?

Il y a un peu de moi dans tous les personnages de mon roman.