Emmanuel Renaut, chef nature, toujours à l’ aventure

Emmanuel Renaut, chef nature, toujours à l’ aventure

2 avril 2021 Non Par Paul Rassat

Former une équipe en s’affirmant

Un chef me disait qu’il faut un tandem solide à la tête d’un établissement. Couple, partenaires…Vous formez équipe avec votre femme Kristine.

C’est important, mais il n’y a pas de règles. Certains ne souhaitent pas se voir au boulot et à la maison. Seul, on n’avance pas. Je suis accompagné de chefs qui sont avec moi depuis cinq, sept, dix ans. Ma sous-chef depuis dix-sept ans. Mon plongeur est avec nous depuis plus de vingt ans.

Sur quoi repose cet esprit d’équipe ? Il y faut des compromis ?

Surtout pas de compromis. Il faut vivre comme on en a envie. Ne pas faire trop de concessions sinon on n’a plus droit de rien dire, de rien faire. Il faudrait même faire attention au deuxième degré alors que le langage en cuisine est parfois un peu cru. En réalité, il ne faut pas travailler en se limitant d’emblée à ce qui serait permis. Rester entier et correct sans se donner d’image, ne pas se raconter d’histoire est fondamental. Comme dans beaucoup de milieux, les gens de cuisine se construisent une image en passant par des consultants.

Apparemment les grands chefs sont aussi de fortes personnalités.

Je vois qu’il est toujours important d’avoir une vraie signature de cuisine mais de plus en plus d’intervenants extérieurs disent ce qu’il faut raconter, comment le faire pour que ça marche.

La nature

Comment est née votre histoire ?

J’aime la nature depuis toujours. La montagne me passionnait. En 89/90, j’arrive à Annecy d’abord pour la nature. Marc Veyrat n’a pas encore l’aura qu’on lui connaît ensuite. D’origine parisienne, je venais depuis l’âge de deux ans chez des amis aux Ouches, à Saint-Gervais. Avant un choix de métier, j’avais un choix de montagne. J’aurais pu faire du ski. Jeune je faisais aussi beaucoup de moto, du trial. Ce qui était aussi un lien avec la montagne. Si je n’avais pas été cuisinier, je serais devenu accompagnateur montagne, guide. Le contact avec la nature m’est indispensable.

Les rencontres

Comment s’est dessiné le choix de la cuisine ?

À quinze ans l’école ne me passionne pas. Personne ne m’en a transmis le goût, ni celui d’apprendre. J’ai peut-être suivi un apprentissage par dépit. Il fallait trouver un boulot. Mon frère était dans la sommellerie…Je ne suis pas entré dans cette voie par passion même si le métier me plaît. La vraie passion, je l’ai apprise à Paris à travers Le Lotti, le Crillon, avec les rencontres.

Les rencontres plus que l’école.

Elles sont une formation. De branleur affirmé, je suis animé par l’envie d’apprendre tous les jours, toujours plus. Il y faut une assiduité manuelle, bien sûr, mais aussi une assiduité intellectuelle. Lire, regarder, savoir ce qui se passe.

Le geste, le goût, le voyage personnel

Il s’agit en même temps de se construire.

À partir de bases. Je n’ai pas inventé que le jaune d’œuf avec de la moutarde et de l’huile donne de la mayonnaise. Le tour de main compte aussi énormément. Dans les années 90 je suis très besogneux, je travaille beaucoup. Dix-huit heures par jour si nécessaire, avec plaisir, sans contrainte. C’est considéré comme obsolète mais on acquiert ainsi un geste, une dextérité.

Artisan? Artiste?

On peut ouvrir des livres, apprendre tout ce qu’on veut, savoir comment on fait, mais le geste doit être fait des centaines, des milliers de fois pour arriver à la perfection. Goûter est aussi un geste qui consiste à faire travailler le palais. N’importe qui peut acquérir les gestes à force d’apprendre mais on ne peut pas transmettre le goût. Certains se prennent dans notre milieu pour des artistes. Je pense que nous sommes davantage des artisans. L’artiste est seul à sculpter, par exemple, pour laisser un résultat solide. En cuisine, tout repose sur une équipe. Nous devons d’abord générer une transmission.

L’équilibre et la prise de risque. La ligne. Le graphisme

Diversité, prise de risque

La touche artistique peut se retrouver dans nos mélanges, dans les assemblages qui proviennent de nos voyages. Voyages dans les bois, rencontres. Ce qui se passe dans nos vies, associé à notre personnalité nous pousse à ces assemblages que l’on retrouve dans nos assiettes. J’aime les cuisines actuelles qui correspondent à de vraies signatures. Il y faut de la diversité, de la prise de risque dans la fabrication, dans l’élaboration, dans le dressage. Tous ne la comprendront peut-être pas. C’est même souhaitable ! Je regrette que la cuisine rentre trop dans des cadres de modes et de mélanges qui manquent de spontanéité.

Cette prise de risques nécessite sans doute d’expliquer, de guider les clients.

Certains aiment découvrir, d’autres restent sur leurs habitudes pour juger. On les aide à comprendre quand ils l’acceptent.

Technique et sensibilité

Un établissement trois étoiles est une garantie de qualité qui invite à la confiance et donc à la découverte ?

Bien sûr, mais nous ne pouvons pas tous avoir les mêmes goûts. Des sensibilités se créent avec certains produits plus qu’avec d’autres. Il m’est arrivé de ne pas comprendre à leur juste valeur certaines choses dans des trois étoiles installés étrangers. Des fermentations, par exemple, des distillations, ou bien des choses trop intellectuelles à mon goût. Je suis plus rustique, terre à terre et il me semble que la technique n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux pour la cuisine, bien que celle-ci poussée à l’extrême m’ait procuré parfois des émotions extraordinaires. Il n’y a rien de préétabli, il faut que ça matche.

Vous parlez de technique. Vous êtes à la fois MOF et trois étoiles. Pour le commun des mortels, être MOF consiste à avoir une maîtrise parfaite de la technique.

Oui, bien sûr, mais Le Meilleur Ouvrier de France est surtout un concours d’un jour. Le véritable enjeu est de porter le titre de MOF à partir du jour où on l’a. Il faut être digne de le porter tous les jours. Je suis fier de mon pays, j’aime travailler, mais le titre de MOF est presque difficile à porter. Nous sommes des icônes aux yeux des gamins.

Il y a aussi une médiatisation.

Le nombre de followers sur Instagram a plus de valeur que le titre de Meilleur Ouvrier de France. Il faut relativiser. Le titre de MOF, il est d’abord pour soi. J’ai passé trois fois le concours. D’autres compétitions aussi m’ont permis de me remettre en question, d’apprendre de mes échecs.. Il y a l’adrénaline du concours mais certains très grands cuisiniers n’ont jamais remporté de concours.

Challenge des Chefs Etoilés 2015 – Le Grand-Bornand. Sport, compétition et Carpe diem. Photo © J-Marc Favre

Une période de changements

Nous parlons de gastronomie alors que les restaurants sont pratiquement fermés pour cause de virus. Pensez-vous que cette période particulière aura des conséquences durables sur la cuisine, sur les relations au client ?

De toute manière, c’est rentré dans notre esprit. Il y aura forcément des conséquences. Nous en reparlerons plus tard pour savoir ce qu’elles seront. La consommation change. J’espère que nous ferons davantage attention à notre environnement. Les gens oublient vite. Il ne faut pas perdre de vue que ce qui se passe maintenant se produira sous d’autres formes après. Les pandémies découlent de la démographie. Nous devons améliorer nos comportements. Ce que nous, cuisiniers, apportons est une goutte d’eau. Chacun doit s’améliorer et transmettre une éducation, des comportements qui survivront à notre génération.

Le bon sens

Dans Nagori, Ryoko Skiguchi souligne que pendant très longtemps la saisonnalité des produits s’imposait. Avant le développement des transports, les techniques de conservation hors salaisons. Nous vivons pratiquement sans repères temporels. Recréer de la saisonnalité et donc le lien au territoire relève du bon sens.

C’est devenu un outil de communication alors qu’il s’agit simplement de bon sens. Je trouve amusant que des gens redécouvrent le plaisir d’avoir un jardin. Il ne devrait même pas y avoir à communiquer là-dessus : c’est tout simplement normal.

La nature n’est pas une mode

On redécouvre l’eau chaude.

Et pour l’apprécier, il faut s’être lavé à l’eau froide. C’est aussi à nous de savoir éduquer notre clientèle et savoir dire non à ses désirs. Davantage dans des groupes que dans des établissements à taille humaine, l’offre est encore hors saison parce qu’on se conforme à la demande de la clientèle. Ceci évolue très vite. Le moteur numéro un en matière de communication est « nature, vert ». Même les banquiers sont dans le vert ! Même ceux qui sont dans le pétrole passent à l’éolienne.

Certains sont convaincus, d’autres s’y mettent par mode ou par intérêt mais ça avance.

Les cuisiniers ont la particularité d’être terriens et cartésiens. Et puis nous n’avons pas choisi notre métier pour devenir très riches mais pour faire plaisir aux gens. Quand j’ai choisi la cuisine il y a trente ans, le métier ne brillait pas comme aujourd’hui. Il ne faut pas pour autant nier les qualités de la télé ou de la communication qui permet de voir entrer dans notre profession des jeunes avec des idées différentes des nôtres. Ils entrent en cuisine plus tard, sans formation de base mais avec une ouverture d’esprit.

Inspiration, création et pragmatisme

Justement, d’où part votre inspiration ? De la nature, de votre équipe…

Je n’établis aucun cahier des charges. Le processus se fait naturellement. Une piste se met en place, on lui permet de se concrétiser dans le détail. Créer des choses, des mariages, d’accord, mais il faut que ça s’intègre dans notre environnement. Même un plat génial doit trouver sa place dans un juste équilibre entre les équipes de la cuisine et de la salle, les clients. Il doit matcher dans le menu, le timing. Il ne s’agit pas simplement de former une équipe avec les dix meilleurs cuisiniers, les dix meilleurs serveurs.

Trouver l’harmonie

L’intégration à l’ensemble doit être parfaite. Les choses se font plutôt naturellement qu’en se mettant autour d’une table. Et il faut tenir compte de l’aspect économique. Ce n’est pas celui qui va avoir la plus grosse langoustine ou le plus gros turbot, ou…Il faut trouver un équilibre de qualité, de faisabilité par rapport à notre environnement naturel et économique. Les cuisines des chefs patrons sont différentes de celles des groupes.

Être pleinement soi

Vous préférez être indépendant.

Moi, je suis responsable de mes actes. Je suis à Megève depuis bientôt vingt-cinq ans. Personne ne m’a aidé économiquement à m’installer ou à m’agrandir. Si quelqu’un est entré au capital du Flocons de sel, c’est uniquement pour participer à l’acquisition d un hôtel à Chamonix. Tout ce que nous avons créé l’a été avec notre travail et notre labeur. Pourquoi est-ce que nous travaillons en ce moment ? Différemment de d’habitude, en ne faisant pas totalement ce qu’on aime ? Pour pouvoir pérenniser, justement parce que je suis entièrement responsable de mon entreprise.

Travailler le geste

Il faut aussi garder le geste. Sportif dans l’âme je dois m’entraîner, lever des poissons, désosser des carrés d’agneau alors que mes collaborateurs me proposent de le faire à ma place. C’est bon aussi pour la tête, on se libère de tout en épluchant des carottes, des asperges. J’ai besoin de ce contact direct, de toucher la matière, d’ être là pendant le service.

Une question qu’on a dû vous poser des centaines de fois. D’où vient l’expression « Flocon de sel » ?

Du sel que j’ai rapporté d’Angleterre. Le sel de Maldon ressemble à des cristaux de neige. Le sel donne aussi du relief à la cuisine.

La relation à la nature et au temps

Quel est le produit que vous aimez manger plus particulièrement ?

J’aime les produits à toutes les saisons. Le premier cèpe. La première truffe, la première girolle que je vais aller cueillir. Les petites pommes de terre nouvelles. J’aime les produits au fur et à mesure que la nature les propose.

C’est une relation au temps.

Vive les contrastes et les redécouvertes

Nous parlions de l’eau chaude et de l’eau froide. Le plaisir de retrouver un produit dont on a été privé est important. La nature, c’est l’ombre et la lumière, des contrastes. Quel plaisir de voir les herbes qui vont sortir de nouveau§ La reine des prés, la berce, le gibier va arriver, les champignons, la saison de la féra va reprendre, l’omble chevalier. Le printemps va rapporter les écrevisses. Goûter un Beaufort, un fromage aux senteurs de fleurs. Quel plaisir quand je vais voir mes abeilles pour une nouvelle récolte de miel !

Finalement le plaisir peut être aussi intense avec un produit dit noble ou bien un autre tout simple. La notion de redécouverte prime sur le reste.

Elle est permanente et récurrente.

L’expérience personnelle et professionnelle

On enrichit des souvenirs, on ravive et on progresse.

Le processus permet de réinterpréter ce qu’on fait. On ne goûte pas pareil à dix ans d’intervalle. Les goûts évoluent, ils ne sont pas les mêmes à dix-huit ans et à cinquante ans. On a appris, on s’est éduqué. Il peut y avoir des retours aux sources. On a moins de souvenirs d’enfant à dix-huit qu’à cinquante ans.

Les domaines personnel et professionnel s’entrecroisent. On revient au processus de création qui se tisse naturellement. Il suffit d’enrichir le magasin personnel.

Il s’enrichit tout seul, surtout en ce moment grâce à notre amie Covid. Il faudra n’en tirer que du positif pour aller de l’avant. Créer, se faire plaisir parce que la vie est tellement courte. Il faut profiter de l’instant présent, partager, transmettre. Heureusement que nous n’avons pas tous les mêmes goûts…

L’esprit d’aventure

Vous êtes à Megève depuis longtemps. Vous n’avez jamais été tenté par une autre aventure ?

Des aventures, j’en ai tout le temps. Être un artisan cuisinier me permet de rencontrer toutes sortes de personnalités parmi les plus importantes de la planète. J’ai un C.A.P de cuisine, j’épluche des carottes et je rencontre des Présidents de tous les pays de la planète ! Ils m’appellent chef, ils me remercient. Je rencontre des stars de la chanson, des artistes, des sportifs, des médecins, des scientifiques…et puis des gens très simples aussi. C’est ce que permet le click and collect en ce moment. D’autres viennent fêter un anniversaire. On a la chance d’accueillir dans nos maisons toute la population. Ce n’est pas qu’une question d’étoiles mais de plaisir partagé.

La passion

Il ne s’agit pas de créer pour créer. J’ai le souci de pouvoir transmettre au bon moment mon entreprise pour pouvoir continuer à profiter de plein de choses. Mon métier est tellement prenant que j’espère  pouvoir consacrer quelques années de ma vie à mes passions de nature, ou à en découvrir de nouvelles.

L’œuvre de Mauro Corda Photo © J-Marc Favre

Il est alors question d’une sculpture de sauterelle exposée sur la terrasse. Elle est de Mauro Corda, capable de produire des œuvres très simples aussi bien que d’une force remarquable. Emmanuel Renaut apprécie l’homme et son travail, de ses insectes à ses contorsionnistes qu’il avait découverts en premier, jusqu’à La Boucherie composée de sculptures illustrant la barbarie humaine. Cuisine et sculpture se rejoignent et se fondent dans la dimension humaine. Elles y  englobent l’artisanat et l’art dans la même passion et la même curiosité de la vie. Puis nous revenons au fil de la discussion.

« Manger ne se réduit pas à se nourrir »

Avec la nourriture, nous ingérons de l’énergie mais aussi du temps accumulé.

C’est le cas quand on ouvre une vieille bouteille de vin. Je suis un drogué de Chartreuse. On n’ouvre pas une vieille bouteille simplement pour boire, comme manger ne se réduit pas à se nourrir.

Une philosophie

À propos de l’entraînement au geste qu’évoque Emmanuel Renaut, comparable à celui du peintre, du sculpteur, du musicien ou du sportif, il est intéressant de citer Jean-François Billeter. Le philosophe sinologue prône la fusion du corps et de l’esprit par la maîtrise du geste. Celle-ci permet à une nécessité intérieure de s’exprimer librement. Il cite Tchouang-Tseu.

« Le cuisinier posa son couteau et répondit [au prince] : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elles. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même… 

La répétition et la maîtrise du geste effacent toute résistance. L’exécutant devient le geste, sa pensée est libre. « Manger ne se réduit pas à se nourrir » pas plus qu’un geste à ce qu’on en voit, ni un plat à ce qui tient dans l’assiette.