Franck Derouet

Franck Derouet

17 novembre 2023 Non Par Paul Rassat

Lors d’une récente tempête, le chef étoilé Franck Derouet a dû déplorer la chute de son arbre. Ce qu’il en dit le rapproche du sage Tchouang-tseu et du céramiste Jean Girel. Il s’agit d’oublier l’intention pour être dans le geste juste sans ego. Alors nous sommes reliés pleinement à la réalité. Nous en faisons partie.

La photo de Franck Derouet a été prise par Christophe Rassat. L’arbre est une création d’Isabelle Vougny.

Hommage à mon arbre

« S’occuper de mon arbre tombé, nous rapproche d’avantage lui et moi. Donc des autres encore sur pied également. Je le connais sous un autre angle, et ai déjà entamé une recherche pour perpétuer sa présence. Gratter la souche pour en écarter la terre, la pelouse et les pierres m’a fait penser à la pratique de la boucherie en me guidant autour des os-racines. On a vite tendance à personnaliser son arbre, qui aura été jusqu’au bout utile, gentil, bienveillant dans sa façon de céder à la tempête en ne faisant aucun dégât, comme s’il avait apprivoisé les qualités familiales. »

Tchouang-tseu

Ce rapprochement entre le travail de la boucherie et la relation respectueuse avec la nature peut faire penser à ce passage tiré de Tchouang-tseu que cite Jean-François Billeter.

Le prince et le boucher

« Quand le boucher du prince Wen-houei dépeçait un boeuf, ses mains empoignaient l’animal; il le poussait de l’épaule et, les pieds rivés au sol, il le maintenait des genoux. Il enfonçait son couteau avec un tel rythme musical qui rejoignait parfaitement celui des célèbres musiques qu’on jouait pendant la « danse du bosquet des mûriers» et le « rendez-vous de têtes au plumage».


— « Eh! lui dit le prince Wen-houei, comment ton art peut-il atteindre un tel degré? »

Le boucher déposa son couteau et dit :

—  « J’aime le Tao et ainsi je progresse dans mon art.

Au début de ma carrière, je ne voyais que le bœuf.

Après trois ans d’exercice, je ne voyais plus le bœuf.

Maintenant c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux.

Mes sens n’agissent plus, mais seulement mon esprit.

Je connais la conformation naturelle du bœuf et ne m’attaque qu’aux interstices.

Si je ne détériore pas les veines, les artères, les muscles et les nerfs, à plus forte raison [j’épargne] les grands os!

Devenir la matière

Un bon boucher use un couteau par an parce qu’il ne découpe que la chair.

Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu’il le brise sur les os.

Le même couteau m’a servi depuis dix-neuf ans.

Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs et son tranchant paraît toujours comme s’il était aiguisé de neuf.

À vrai dire, les jointures des os contiennent des interstices et le tranchant du couteau n’a pas d’épaisseur.

Le plein et le vide

Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans ces interstices manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers les endroits vides.

C’est pourquoi je me suis servi de mon couteau depuis dix-neuf ans et son tranchant parait toujours comme s’il était aiguisé de neuf.

Chaque fois que j’ai à découper les jointures des os, je remarque les difficultés particulières à résoudre, et je retiens mon haleine, fixe mes regards et opère lentement.

Je manie très doucement mon couteau et les jointures se séparent aussi aisément qu’on dépose de la terre sur le sol.

Je retire mon couteau et me relève; je regarde de tous côtés et me divertis ici et là; je remets alors mon couteau en bon état et le rentre dans son étui. »

—  « Très bien, dit le prince Wen-houei. Après avoir entendu les paroles du boucher, je saisis l’art de me conserver. »

Apprivoiser

Le verbe « apprivoiser » qu’utilise Franck Derouet est tout à fait approprié. L’arbre couché par la tempête avait apprivoisé les qualités familiales puisqu’il faisait partie de la famille. Qu’un chef étoilé le rende à sa forme première par la grâce de son art et d’un couteau qui préserve et rend hommage au lieu de trancher, c’est un acte de noblesse.

Le céramiste Jean Girel et le tournage de la terre

«  On a le sens de la rotation quand ça ne tourne pas vraiment. Quand ça tourne parfaitement, en revanche, c’est comme si ça ne tournait plus… Quand tu as senti que c’est là que ça se passe, tu as toute l’énergie de ton corps pour à peine toucher la terre…. Si tu fais partie de l’ensemble, tu as une force prodigieuse… Il faut quitter l’intention pour rentrer dans la voie du ciel. L’intention te limite comme le langage  limite ton champ d’expression. Ce sont des instruments qui cachent la réalité. L’intuition réunit les deux côtés du cerveau, elle est le rapport entre toi, le tour et le tout. Elle te permet d’accéder à ce que Tchouang-tseu appelle la réalité. La réalité, c’est tout… . J’essaye seulement d’aller à la découverte de la réalité. Apprendre la réalité. »

Le geste juste car sans ego

Jean Girel ajoute que rechercher à s’exprimer entraîne l’enflure de l’ego. Faire partie du tout, être la terre que l’on tourne et qui nous guide, être l’arbre que l’on dégage de la terre pour le préserver, c’est la même vision de la réalité. Aller jusqu’à oublier l’intention pour ne faire qu’un. C’est ce que le prince appelle «  l’art de me conserver. » Cette économie qui va à l’essentiel, à la matière, aux jointures qui articulent et passe par le vide.