Franck et Thomas au Clos des Sens.   

Franck et Thomas au Clos des Sens.   

13 juin 2023 Non Par Paul Rassat

Deux chefs, deux voix, quatre mains, du cœur et des tripes.

Rencontre avec Franck et Thomas, début mars 2023, pour évoquer l’aventure qu’ils poursuivent entre ville et jardin, Annecy, lac et montagnes, convictions et recherche permanente, hommage à Laurent Petit et affirmation de soi. La photo a été prise courant mai 2023 © Christophe Rassat

Maintenant il y a deux chefs au Clos des Sens, Thomas et vous.  Le chef, étymologiquement, c’est la tête, mais il vous faut aussi des mains, des oreilles, des yeux.

 Franck — Pas seulement. Les tripes, le cœur, c’est un tout.

Ou bien on est dans un rôle, ou bien on est soi-même.

C’est ce que nous sommes en train de vivre avec Thomas. Nous étions salariés, avec un titre, une fonction. Nous sommes dans l’obligation de devenir pleinement nous-mêmes dans une transparence et une liberté totales avec notre vie. J’avais ma profession, ma famille, et puis mes amis. Je ne mélangeais jamais. Je me suis rendu compte, avec le temps, que tout devait s’homogénéiser. J’ai de plus en plus d’amis dans la profession. Il me reste à relier le professionnel et la maison, à mixer les environnements, les atmosphères.

Vous arrivez petit à petit à décloisonner. C’est l’idéal dans toute vie.

Je n’y suis pas encore parvenu à cent pour cent. Un point très sensible pour moi approche. Mes parents ne sont jamais venus au Clos des Sens. Je veux les inviter pour qu’ils voient dans quel milieu je vis, ce que je fais. Je ne sais pas comment va se passer la soirée, comment je vais réagir. Ce sera une difficulté et un grand bonheur. Difficulté pour que le service se déroule bien et ne soit pas perturbé par l’émotion.

Être à la fois le chef, le fils, le père, le compagnon, tout harmoniser, c’est peut-être la recette du bonheur.

Sans doute. Mais se dévoiler…

Vous n’exercez pas un métier honteux ! (rires)

Montrer une facette que mes parents ne connaissent pas. Nous avons toujours été assez éloignés géographiquement. Affectivement nous avons des rapports à l’ancienne.

Ce moment de découverte va vous permettre d’évoluer encore.

Oui, mais il est déjà très tard. Ce n’est pas mon âge qui importe dans l’histoire, mais plutôt le leur.

Mais vous êtes en permanence sur un chemin d’ouverture malgré le nom de l’établissement. Il n’est pas clos.

Nous accueillons des gens tous les jours. Puisque nous parlons d’ouverture, je suis originaire du Maine et Loire. J’y retourne régulièrement mais je n’y ai jamais vécu. Je suis né et j’ai vécu en région parisienne et puis j’ai commencé à voyager à l’âge de vingt ans. Pour ma profession. C’est ce métier qui m’a attiré parce que c’est ce qui me ressemblait le plus. Ma grand-mère tenait un restaurant que je n’ai pas connu. Mais ma famille a toujours été proche de la cuisine, du repas, de la rencontre. C’était donc une sorte de facilité pour moi. À l’école hôtelière je me suis rendu compte cependant que je ne connaissais rien au métier ! Ensuite j’ai organisé mon parcours par rapport aux possibilités de voyage liées au métier. J’ai toujours eu envie de voir ce qui se passait ailleurs. De voir si je pouvais me débrouiller tout seul. J’avais même demandé très tôt de quitter la maison et d’être en internat. Ce que ma mère m’a reproché. Chaque fois que je changeais de maison, je changeais d’emploi, de pays, de langue. Je changeais tout. Juste après l’école je suis parti à Londres.

Vous vous êtes marié ?

Non ! (rires). Mais ma compagne et moi vivons ensemble depuis longtemps.

Thomas nous rejoint.

Nous parlions de liberté et de fidélité.

F — Fidélité dans les relations et liberté dans l’espace et les projets.

Pour créer il faut une certaine fidélité au passé, un modèle qu’on transgresse.

T — Il y a toujours un peu de Laurent Petit.

Il y a même son portrait avec Martine. C’est une présence discrète.

F — Ce qui m’a attiré dans la profession, c’est tout cet espace que l’on n’arrive jamais à assimiler, à contenir. J’ai fait quelques voyages mais pas de tourisme. Je voulais m’imprégner de la vie sur place, vivre les choses. Je préfère vivre un endroit à cent pour cent que « faire » plusieurs villes en les survolant.

Vous n’allez pas souffrir maintenant que vous êtes attaché à une ville, à un établissement ?

Non, parce que c’est un choix. Vient un moment où il faut construire et se construire en même temps. J’ai eu l’occasion de tout lâcher pour m’ouvrir à autre chose. Pour m’ouvrir l’esprit mais je ne me suis pas vraiment imprégné des autres cuisines, techniques ou produits. Je me suis vite attaché à la région d’Annecy. Cette ouverture d’esprit permet de rebondir dans l’approche, la réalisation ou bien la communication.

J’ai eu l’occasion de remarquer l’esprit d’équipe en salle. Chaque membre du personnel ne se contente pas d’apporter un plat, il le présente, établit une relation valorisante avec les clients. Les rôles sont très bien répartis.

T — C’est important. Notre métier a du mal à recruter actuellement. Si vous demandez simplement de poser les assiettes en récitant un texte ! Les gens sont de plus en plus en quête de sens. Nous essayons d’amener un peu plus de sensibilité. Pour y parvenir, on explique au personnel la philosophie du plat, ce qu’on souhaite raconter à travers lui, les axes sur lesquels s’appuyer. Et puis on les laisse libres de l’exprimer à leur façon. Quand je vais moi-même dans un restaurant, je déteste entendre la même présentation d’un plat d’une table à l’autre. On sent très vite si c’est automatique ou personnalisé, adapté à la relation particulière avec un client.

F — Il y a plus de sincérité dans l’échange.

T — D’autant plus que tout le monde ne vient pas chez nous pour les mêmes raisons. Certains viennent pour être entre eux. D’autres pour vivre l’expérience culinaire du Clos des Sens. Ils sont avides de chaque mot, de chaque explication…

Il y a des habitués mais avec les inconnus, vous vous livrez à un vrai travail de psychologie.

Il faut lire le comportement de chacun.

F — Il faut vivre pleinement l’instant T. Suivant l’humeur du moment et de la personne, la relation va être très différente. Il arrive que la personne soit fermée à l’arrivée. La cuisine reçoit des consignes «  Attention ils sont un  peu rigides… » C’est une conversation permanente entre la cuisine et la salle. Je vais les voir en cours de repas et les choses s’enchaînent généralement mieux. Et puis nous comparons nos impressions après le repas. Il y a effectivement beaucoup de psychologie mais la spontanéité, le naturel sont indispensables.

Vous n’allez pas finir votre carrière comme mentalistes à manipuler les gens ?

T — Je trouve intéressant d’avoir cette approche dans le prisme d’une relation avec une table. De le faire aussi à travers le vin. Il faut, en trois ou quatre phrases, lire l’attente du client. De bonnes questions. La lecture des mots utilisés par le client, plus ou moins professionnels, plus ou moins sensibles, ou évasifs.

Vous avez combien de références dans le crâne et en cave ! Il faut presque immédiatement trouver la bonne connexion.

On doit déterminer si un client est très pointu, ou bien là juste pour le plaisir de la table. Des habitués qui viennent de s’arrêter dans dix étoilés ou des gens qui s’exclament en permanence parce qu’ils découvrent une table étoilée.

Vous devez trouver en matière de plats et de boissons un équilibre entre la volonté de répondre aux attentes des clients et celle de la découverte. Les surprendre, les amener plus loin.

F — On ne peut pas se contenter de les satisfaire. Il faut les subjuguer en leur faisant découvrir qui nous sommes. Sinon il n’y a pas de rencontre. C’est très fade.

Vous arrivez à vous surprendre vous-mêmes ? Ou à être surpris par une table, une conversation ?

T —La lecture immédiate que j’évoquais entraîne parfois des erreurs. On avait une idée de la table, du moment que les gens étaient venus passer. On débarrasse l’envolée de champignons et en quelques mots…

Il est possible de rectifier le tir ? La liste des plats est déjà faite.

F On module. La composition du menu peut changer, évoluer par rapport aux goûts, aux attentes qui se révèlent.

T — Franck et moi avons la chance d’être très complémentaires, très réceptifs. Franck est l’un des rares chefs capable d’orienter un menu parce que l’accord mets et vins évolue pour s’adapter au client. L’expérience permet cette personnalisation qui représente pour nous l’expression idéale de nos métiers.

F — C’est aussi comme ces gens qui ont un a priori sur l’endive, le fenouil. Quand ils trouvent le plat sensationnel, c’est superbe pour nous.

Maintenant je suis convaincu que c’est vrai. Mais lorsque j’entendais dire autrefois que chaque représentation de théâtre est différente, j’avais du mal à le croire. Vous êtes dans cette représentation qui s’adapte sans cesse au public.

T — Notre public est notre clientèle.

Jean Girel et Valérie Hermans sont tous les deux céramistes. Ils fabriquent leurs fours, la pâte, tout ce qui leur est nécessaire. Jean dit qu’il casse les œuvres qu’il réalise si elles ne le surprennent pas. Vous-mêmes, vous avez besoin de surprise. Lors d’un repas pris ici, j’ai été vraiment conquis par vos jus.

C’est une réflexion que je portais depuis quelque temps. Il fallait la mettre en place logistiquement et trouver une corrélation avec l’esprit de la cuisine. J’avais vécu cette expérience en Scandinavie.

Franck doit s’éclipser un moment.

Elle traduit une autre conception du bien-être, du savoir vivre. Le nôtre est plutôt axé sur le vin. Je n’aime pas voir notre proposition d’accord mets et boissons sans alcool comme un substitut. Ce n’est pas un choix par défaut mais une expérience dans l’expérience gastronomique. En Norvège, en revanche, l’alcool est de circulation moins libre et il y est inconcevable de n’avoir rien à proposer à une personne qui n’en boit pas. Certains clients qui ont découvert l’accord mixte avec vins et jus nous demandent lorsqu’ils reviennent un accord uniquement avec des jus. Ceci illustre la relation avec Franck et la manière dont on tient cette maison. Nous sommes associés de manière parfaitement égale dans les choix. L’univers de la cuisine, qu’il maîtrise parfaitement, me passionne. Je suis d’ailleurs rentré dans le métier de la belle restauration par la cuisine.

Je m’intéresse plus particulièrement aux gens qui ont une forme de curiosité, une pensée en arborescence. Qui continuent de chercher et de se former toute leur vie et dépassent les cases préétablies. Vous avez ce profil.

Très peu de chefs ont vu le monde des boissons comme un complément à l’expérience. Ils l’envisageaient comme un univers lucratif. Beaucoup trop. Et puis le métier de la sommellerie est bardé de connaissances qui ne parlent pas forcément à tout le monde. Alors certains se donnent plus d’importance que nécessaire. Certains sommeliers utilisent beaucoup trop de termes techniques.

C’est la même chose dans le domaine de l’art. Le jargon rebute les gens.

Ça devient trop sectaire.

Il n’y a pas si longtemps, tout était segmenté, séparé. Les pâtissiers aussi étaient à part. En médecine le patient était un foie ou un estomac. Pas un individu. Relier tous les domaines redonne de la vie.

On n’imaginerait plus faire autrement. Ça amène une telle harmonie dans les équipes ! Pour nous rendre à un salon des vins à Montpellier, nous avons loué un van. Nous étions quatre sommeliers, plus Franck qui vient avec moi à tous les salons. Des personnes de salle, une de cuisine nous ont accompagnés. La communication au sein de l’équipe en est enrichie.

Ceci dépasse le côté uniquement professionnel.

Le samedi, quand nous partons, nous prenons avec nous les jus qui n’ont pas été consommés. Nous les buvons, en parlons ensemble. Basile, qui travaille en cuisine, verra ensuite si ses sauces parlent avec les jus en question. Intellectuellement, dans la manière dont on doit souder une équipe, on n’a pas trouvé mieux.

Vous connaissez le monde des nez, des parfums ?

Très peu. Il y a des similitudes. C’est un univers encore plus technique. J’ai connu des sommeliers qui avaient été nez, un en particulier. Il sortait bien plus d’arômes d’un verre de vin que je ne pouvais le faire. Par contre ils sont habitués à ne travailler que le nez. Le métier de sommelier est extrêmement proche de celui de cuisinier. Les relations avec Laurent Petit étaient excellentes. Il s’est vite rendu compte que nous utilisons les mêmes organes. Lui jugeait la concentration d’une sauce, moi celle d’un vin, le relief d’une sauce et moi d’un vin, la densité. Les lectures étaient similaires. La lecture d’une sauce est peut-être plus facile parce que les éléments sont ajoutés. Si vous ajoutez du poireau dans une sauce, vous le sentez plus facilement. Quand un vin évoque des aromatiques de poireau, il faut aller les chercher beaucoup plus loin. Il y faut un entraînement organoleptique encore plus profond.

Est-ce que ces qualités d’analyse, d’enquête se retrouvent dans tous les domaines de votre vie ?

Quand je suis au travail, je n’ai aucun plaisir à boire le vin.

Vous êtes sérieux ? C’est comme ces artistes qui font poser des modèles nus et prétendent qu’ils restent totalement professionnels !

C’est une image que j’utiliserai ! C’est exactement ça. Comme je considère que mon univers ne doit pas être élitiste, j’adore en revanche le faire partager à ma famille ou ma belle famille.

Franck semble avoir une approche différente des relations entre métier et famille.

Il découvre l’univers de la salle. Pendant trente ans il a été en cuisine, de l’autre côté, sans aucun contact avec la salle. Nous sommes heureux de voir repartir un jeune couple qui nous a assuré qu’il s’était trouvé bien au Clos, un peu chez lui. Je serais dérangé que ma famille pense que cet univers ne leur est pas ouvert.

Franck et vous avez deux parcours différents, deux approches différentes mais vous parvenez à les combiner pour créer en permanence.

Ce qui nous rapproche repose en partie sur le fait que nous voulons prouver à nos familles que la gastronomie n’est pas réservée à une classe sociale. Franck commence à changer parce qu’il quitte sa cuisine et s’enrichit, se libère au contact du client.

Est-ce que ce nouveau rôle endossé par Franck a pesé dans votre décision de reprendre ensemble Le Clos des Sens ?

Nous avons hésité, eu des doutes sur notre capacité à le faire. Le questionnement a été quotidien mais il faut avoir confiance en soi. Par moments je rassurais Franck, à d’autres moments il me rassurait. Je n’aurais pas imaginé y aller sans lui, ni lui sans moi.

C’est du Montaigne ! À propos de son amitié avec La Boétie, il écrivait «  Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

C’est ça, vraiment.

Vous ne regrettez pas votre décision commune ?

Au contraire. Nous vivons une forme de liberté dans ce que nous faisons. Nous avons encore des doutes, mais aussi des certitudes. Dans notre milieu en particulier, il faut se remettre en question. Les certitudes sont indispensables pour contrebalancer certains avis. Nous devons écouter les clients mais devons rester convaincus de ce que nous faisons. Sinon on modifie le cap en permanence. Olivier Roellinger est venu au Clos un mois après notre ouverture avec son fils Hugo et leurs épouses. Quel cadeau pour nous ! Il nous a confortés en nous disant qu’il ne faut pas forcément plaire à tout le monde, donc à personne. Hugo lui aussi doit tracer son chemin dans l’ombre de son papa.

Les paysages influencent le comportement, la personnalité. Le jardin du Clos est partie intégrante de l’ensemble.

Il influe sur notre manière de travailler. Il fait partie du virage que Laurent et Martine avaient pris en 2015, en compagnie de Franck. Moi, je suis arrivé en 2016.

Vous n’êtes responsable de rien ! (rires)

Je ne fais que retirer la gloire de tout ça ! Le virage mettait en avant le territoire. Amener le jardin dans la maison a donné encore plus de sens à cette décision.

Donner encore plus de sens au Clos des Sens.

Donner du sens à ce que vous faites. Mettre en avant ce que Lionel, notre jardinier, nous fait découvrir crée une cohérence entre la maison, le jardin, ce que vous avez compris et qui vous nourrit. Il y a aussi les produits de gens exceptionnels. Les endives de Rudy Lauberton, par exemple. Laurent utilisait la racine. La continuité dans la transmission nous a amenés à retravailler ce produit. Nous utilisons maintenant les rebioles, les rejets qui poussent autour du chicon et que l’on élimine habituellement. Nous prolongeons ce que Laurent Petit a suscité en nous. Cette trace est la bonne, elle correspond à nos personnes. Nous nous y retrouvons.

Cette notion de transmission prend assez régulièrement la forme d’interventions en milieu scolaire. Langres, Bonneville, Tain l’Hermitage…

Franck nous a rejoints. Le guide Michelin dévoile ses étoiles dans cinq jours. Nous évoquons le passage des inspecteurs.

Par notre lecture de la salle, nous essayons de deviner si un client serait un inspecteur.

On est un peu dans le polar.

Ça nous stimule mais c’est un jeu dangereux.

F — Il faut simplement considérer que ça nous permet de ne pas tomber dans une routine, quelque chose d’acquis.

Pour rester dans le polar, il n’y a jamais eu de client que vous ayez eu envie d’empoisonner ?

T — Il faudrait vraiment qu’il soit dur et ingrat ! Notre plus grande satisfaction est d’accueillir des gens qui arrivent avec leurs problèmes du quotidien. Ils restent crispés au début, peuvent râler à tout propos. Nous nous adaptons, nous mettons tout en œuvre pour les libérer. C’est notre comportement qui doit faire changer le leur. Nous ne devons pas rester dans un rôle préétabli, ni dans une frustration. Et quand ils repartent satisfaits, quelle victoire ! Quelle satisfaction !

La discussion roule encore : la cuisine comme branche de la psychanalyse, révélatrice des personnalités. Entre sérieux et amusement. Le plaisir consiste bien à mêler les ingrédients afin que chacun s’en trouve non pas étouffé, mais enrichi. C’est peut-être bien ce qui se passe au Clos des Sens avec Franck, Thomas et toute l’équipe.