Hervé Loiselet
24 juillet 2022À la librairie de Cluny, Nathalie me parle d’Hervé Loiselet, auteur de BD. Rendez-vous est pris et le jus de kombucha délie les langues. Conversation.
En quête de vérité
Le bruit de la machine à écrire, je ne voulais pas travailler dessus tant que je n’avais pas accès au dossier. Pendant son quinquennat, en décembre, François Hollande a fait passer un décret. Il autorise l’accès aux archives pénales pour la période de la Résistance. Le deux janvier j’étais aux archives de Mâcon alors que certains employés n’avaient pas connaissance du décret. Je n’aurais pas pu raconter cette histoire sans le dossier. J’ai découvert que c’est bien fait, une enquête de procureur. Sur plusieurs années il y a eu des interrogatoires de gendarmerie, de police aux quatre coins de la France parce que beaucoup d’acteurs de ce drame n’étaient pas de Cluny ou ont quitté la ville juste après 45. Les articles de presse de l’époque ne rendaient pas compte de tout.
Quelle vérité ?
Tu te glisses dans l’enquête, dans les faits, dans les témoignages pour dégager ce qui pourrait être une vérité. Tu es un fouille-m… (rires)
J’ai adapté l’Histoire de France pour les Nuls en BD. Hors de question de faire le fouille-m…pour cette réalisation tous publics. Ce n’est pas lisse mais il faut synthétiser. Le 20° siècle en 46 planches, ça fait mal ! Je suis resté bloqué trois semaines sur une case pour le Rwanda ! J’ai lu tellement de trucs ! pour en dégager deux phrases.
Qu’est-ce qui te permet de dire « Je peux y aller, c’est sûr. »
Je suis sincère, je ne me mens pas.
Pourquoi le titre Le bruit de la machine à écrire ?
C’est ce que j’ai lu de plus surprenant dans les PV. Les gens disent « La nuit, elle tapait à la machine…donc elle faisait des rapports à la Gestapo. »
La machine à écrire continue de faire du bruit
C’est aussi incompréhensible qu’un type qui aujourd’hui s’intéresse à cette histoire.
Non, c’est tout simple. Un policier à la retraite, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les RG, m’a fait faire le tour du Clunisois avec la liste des drames, dont celui-ci qui m’a particulièrement touché. Après la parution du bouquin j’ai reçu la visite d’un procureur à la retraite, grand amateur de BD. Il avait commencé sa carrière à l’ombre du procureur qui avait instruit l’affaire.
La machine écrit encore…
Il se souvenait à quel point l’affaire avait marqué la magistrature locale.
L’étrangère atypique
Christa était la personne idéale pour révéler des animosités à cette époque : homosexuelle, artiste, étrangère…
Elle a tout faux, sur toute la ligne. Et elle a du pognon, en plus. Les rumeurs courent dans un Cluny traumatisé par février 44. L’étanchéité est quasi totale entre les clandestins du coin et les grandes gueules qui la ramènent dans la rue et dans les bistrots. Au milieu se retrouvent ces deux nanas, au mauvais endroit, au mauvais moment. Elles sont assassinées quelques jours après que Christa a reçu son laisser – passer pour traverser l’Allemagne et retourner en Hongrie ! On m’a dit « Tu vois, elle a eu son laisser – passer, elle a dû faire des rapports…
Les gens commentent encore ?
Ça discute encore, oui.
La théorie du bouc émissaire
Lambert, le principal accusé, se défend à un moment en disant « Je suis avec vous ! » Il est du côté des Clunysois et ça devrait suffire pour le disculper. C’est la théorie du bouc émissaire, on a souffert, il faut sacrifier une victime pour rester soudés.
Et la compagne de Christa, plus qu’elle-même, était grande gueule.
Identité, proximité
Dans ton livre, quelqu’un dit « Son œuvre est un travail sur l’identité. »
C’est pour ça que je l’aime beaucoup. Je suis touché par l’ensemble de son œuvre, avec un petit faible pour sa sculpture. Son parcours m’émeut profondément. Elle refusait de parler, à Cluny, un français qu’elle maîtrisait parfaitement pour ne pas avoir à discuter avec des gens qui l’emmerdaient profondément.
Tu as besoin de traiter de sujets qui te sont proches ? La recherche d’une vérité pourrait se limiter à une forme d’objectivité, de neutralité.
L’espace de la BD est une liberté pour moi. Je ne peux pas y entrer si je ne suis pas sincère. Je ne peux pas me contraindre à un exercice de style.
La cohérence d’une réflexion
Lors d’un précédent échange, tu m’as dit « Je passe d’un album à l’autre. » Entre Le bruit de la machine, le livre sur la Légion étrangère, celui sur la spiritualité, on retrouve l’identité, les frontières, les limites, être atypique et se construire par soi-même.
Avec Benoît Blary j’ai raconté une histoire de Vikings, en deux tomes aux Éditions Lombard. Un couple de Vikings de l’est, de la Baltique à la Mer Noire, exclu de la communauté. Ils se perdent, ils vont loin et en réalité ils se recherchent eux-mêmes.
Et toujours la notion d’identité
Cette question d’identité te touche personnellement ?
Je suis né en Allemagne où mon père était en garnison. J’aurais pu naître à Djibouti, à Dakar ou en Chine, on ne me demanderait pas si je suis Chinois, Sénégalais, Somalien ou Djiboutien. Ici, à Cluny où je réside depuis douze ans, quelqu’un qui est né en Allemagne est Allemand. Ça ne m’est arrivé nulle part sinon à Cluny, en Bourgogne. Je ne me suis pas identifié à Christa, mais en tombant sur cette histoire je me suis dit « Bon sang de bois.. ! »
Du factuel au spirituel
Dans ton album sur la Légion Étrangère on lit à peu près « Seul compte ce que tu fais. On oublie tes diplômes. » [Ce qui est bien avec Hervé Loiselet, c’est que la conversation ne se limite pas à un axe. Origines, installation à Cluny…font partie de l’échange]. Avec Et Dieu dans tout ça ?, le titre mérite discussion.
J’ai découvert que dans les milieux de spiritualité, de développement personnel, on évite « Dieu ». On parle de la Source.
Spiritualité et recherche de soi
La spiritualité peut relever aussi bien du profane que du religieux.
Avec ce titre, je pensais à la tête de Marchais quand Jacques Chancel, à la fin d’un entretien dans les années 70 lui demande « Et Dieu dans tout ça ? » Marchais bafouille, s’égare.
Tu pars d’une réplique qui dit plus ou moins « C’était une messe — Oui, à peu près. » Tu examines toujours les limites, les frontières, les porosités.
On avait procédé à la crémation de mon frère dans la plus stricte intimité familiale. Un mois plus tard se tenait cette cérémonie sans eucharistie à l’église Saint – Sulpice en présence d’un public mixte. C’était un rituel davantage qu’une messe. C’est ce qui a scotché mon ami Olivier et qui lui a fait me proposer de réfléchir à la spiritualité. Ce qui n’était pas mon dada.
Les vertus du « presque »
Ça l’est devenu ?
Presque. Je suis allé à Lorient la semaine dernière pour faire un stage chez Jehan Bassigny. J’ai donc entamé un parcours de réflexion avec lui.
Taizé est à portée de main.
Taizé s’adresse plus aux ados.
Cherche l’enfant qui est en toi.
C’est l’un des sujets qu’on a abordés pendant le stage. Mais ce n’est pas l’enfant de cinq ans, plutôt celui de 55 ans que je suis.
Recoller les morceaux, devenir potier de soi-même
J’ai relevé le KINTSUGI, l’art de recoller les morceaux.
Je n’ai pas pu tout caser bien que nous nous soyons limités à cinq questions pour chaque interlocuteur. Je n’ai pas pu non plus entrer en contact avec les sœurs de Mazille. Leur carmel de la paix organise tous les deux ans des rencontres inter-religieuses. Ce que je n’ai pas réussi à mettre dans le livre à propos du KINTSUGI, c’est que le frère Daniel de Montmollin a découvert cet art, l’a porté très haut, qu’il a fait venir dans les parages des sommités. Il y a un lien entre le KINTSUGI, la poterie, l’art de recoller les morceaux [La résilience ?] et le réseau de potiers de la région. À Taizé, frère Daniel de Montmollin a élevé l’art de la céramique à un très haut niveau.
Syncrétisme
Il paraît qu’on peut y faire des retraites silencieuses.
J’ai encore besoin de parler. Je ne suis pas arrivé au niveau « silence ».
La notion de syncrétisme apparaît très discrètement dans l’album sur la spiritualité.
À propos du caodaïsme. Les caodaïstes n’aiment être taxés de syncrétisme. Ceux que j’ai rencontrés parlent d’une nouvelle religion. J’y suis très intéressé parce que ça naît sur une île, dans les années 30, quasi au sommet de la période coloniale alors qu’on a les prémices des mouvements de libération au Vietnam. Naît cette méditation qui devient une illumination concrétisée par ce triangle rose comportant un œil bleu au centre. On est entre l’initiation maçonnique, la méditation bouddhiste, l’influence républicaine avec Victor Hugo parmi d’autres personnalités de la grande Asie, le tout à la sauce vietnamienne.
Cheminer sans connaître le terme de l’aventure
Je voyais dans ta façon de procéder une forme de syncrétisme. Dans Le bruit de la machine à écrire, tu composes en assemblant les témoignages, les faits, les ragots, les préjugés.
Oui, exactement. Quand on s’est lancés dans Et Dieu dans tout ça ? avec Olivier, on n’en avait pas la fin. On a vraiment cheminé ensemble. Avec Violette aussi. Au bout d’un moment elle nous a dit pourquoi elle avait accepté ce challenge. Le sujet l’intéressait parce qu’elle avait elle-même beaucoup progressé en matière de spiritualité. Elle était tellement familière avec notre démarche qu’elle nous a engagés à aller plus au fond des choses.
L’attention au monde, à la vie
Comment définirais-tu la spiritualité ?
C’est la première question qu’on pose à tous nos témoins.
Oui, mais toi ?
C’est une attention au monde. Au vivant, à la vie. Dans Petit traité de philosophie naturelle, chapitre 1, page 18, Kathleen Dean Moore cite Dostoïevski. J’ai vérifié la traduction, qui est un peu approximative. « Il nous faut aimer la vie plutôt que le sens de la vie. » Il nous faut aimer la vie par-dessus tout et de cet amour naîtra peut-être un sens. »
C’est la pleine conscience. Ensuite vient le sens.
Éventuellement. D’abord la vie.
Rencontres
Vous parlez de limite entre le profane et le sacré. Ce serait plutôt la jonction, le point de rencontre ?
Le sujet concerne tout le monde, effectivement.
Olivier Clerc vous dit « Nous sommes tous des machines qui captent l’invisible pour le transformer en manifeste. On rejoint la physique quantique. C’est toujours en mouvement, ça chante. Ça danse.
Oui, ça danse ! L’observation, ce n’est pas le monde scientifique qui l’a inventée. On le voit dans Les origines sacrées des sciences modernes de Charles Morazé.
Vous envisagez une suite à cet album sur la spiritualité ?
Je réfléchis à la démarche que propose Jéhan. Je ne me mettrais pas en scène parce que je dois faire un pas de côté qui me permettra de rester objectif. C’est intéressant.
Projets, projections, développements (personnels)
Cluny
Cluny est un lieu idéal pour parler de spiritualité. J’ai un projet sur la traduction du Coran, des Hadiths commandée par Pierre le Vénérable à des érudits. Ceux-ci ont travaillé, à Najera, au Pays Basque, au moins au début. Sur cet épisode, les Espagnols disposent de précisions historiques et archéologiques que les Français aiment ignorer. En France, on n’en entend pas parler de Cluny à l’école, sauf ceux qui font histoire de l’art, contrairement à ce qui se passe en Espagne, en Italie, en Allemagne. L’initiative auprès de l’UNESCO concernant les sites clunisiens est d’origine espagnole ! Il y a comme une gêne autour de la destruction de l’Abbaye. Une rue se trouvait à son emplacement. Rue détruite dans le bombardement d’août 44. Ensuite un Américain est venu faire des fouilles. L’aspect actuel du nartex est très récent. Depuis le XIII° siècle, certains aimeraient traverser une Abbaye sans clôture.
Berty Albrecht
J’ai un autre projet concernant l’arrestation de Berty Albrecht en 43, qui nous conduit à Cluny, à un agent double gracié par Vincent Auriol, à examiner la version officielle…
Toutes les nuances de la vérité
Entre le noir et le blanc tu aimes bien aller voir toutes les nuances possibles.
Je ne crois pas au noir et au blanc. Il faut voir toute la complexité des êtres qui sont soumis à des événements qui les dépassent, qui sont écrasés par l’Histoire.
Dans Le bruit de la machine il y a des moments de flou entre le mensonge calculé, l’infidélité du souvenir…
Je suis influencé par les historiens qui ne croient pas à la mémoire. L’affirmation de cette dame qui me dit « J’avais quatre ans, je me souviens de tout ! » est irrecevable. Le souvenir se reconstruit en permanence ! C’est pourquoi je m’appuie sur des pièces et pas sur un témoignage oral.
Verdict et vérité
Tu apportes tous les éléments et tu laisses malgré tout une part d’interprétation au lecteur. La justice délivre un verdict, elle « dit le vrai ». En fait, elle dit une vérité. Celle dont elle dispose. Parfois la justice fonctionne sur le principe du bouc émissaire pour ressouder la société.
À propos de verdict. Les quatre accusés du meurtre de Christa et de sa compagne sont en préventive quand ils entrent au procès. Ils en sortent libres le soir – même. S’ils sont acquittés, dans l’opinion locale, c’est qu’ils sont innocents. C’est donc que les femmes sont coupables. Dans la mémoire locale, on les surnomme « les espionnes de la gestapo » alors qu’au moment du procès personne ne la ramène. Il y a eu un renversement et la « vérité » est née du verdict. Une vérité… L’Histoire de Cluny est d’une richesse incomparable.
Rencontres, poterie, Cluny, esprit…
[ Le pape Grégoire, la traduction du Coran, l’arrestation de Berty Albrecht, la conversation roule encore un bon moment. Plus tard il est encore question de poterie et de rencontres. C’est d’ailleurs grâce à Hervé Loiselet que je rencontrerai Jean Girel, céramiste émérite qui parle couramment le Jacques Chancel, pour le plus grand bonheur d’Hervé. Mais c’est une autre histoire.]