Histoires d’histoires, à boire et à manger

Histoires d’histoires, à boire et à manger

5 mai 2023 Non Par Paul Rassat

Dans son livre Éloquence de la sardine (Incroyables histoires du monde sous-marin), Bill François raconte de drôles de choses qui font penser que nous serions nous-mêmes des êtres vivants transformés en produits hors-sol, standardisés, ne valant que par ce qu’ils peuvent rapporter.

Le produit qui ne raconte rien

« Les histoires de la mer se taisent, dans les rayons des supermarchés. Elles sont assourdies par le bruit des rues et les épaisseurs cartonnées des emballages. Dans la ville, le lien entre l’humain et l’aliment qu’il ingurgite est rompu…Dans la société d’aujourd’hui, notre place  dans la chaîne alimentaire est perdue. On ne capture plus ce qu’on mange, on ne voit même plus nos aliments sous une autre forme que celle d’aliments, et, peu à peu, on oublie jusqu’à l’existence de ces êtres dont on se nourrit. On nie la vie de la créature qui est devenue un plat industriel…Le poisson d’un plateau de sushis n’est plus un poisson, tout juste est-ce à peine « du » poisson ; c’est une lamelle abstraite. Entre ses deux triangles de pain de mie, la fine tranche de saumon est bâillonnée, elle ne peut rien nous raconter. »

L’histoire devenue impasse

À quoi ressemble un anchois quand il n’est pas réduit à l’état de filet sur une pizza ? Que devient le saumon qui, par chance s’échappe d’une ferme aquacole qui n’a de ferme que le nom ? Bourré de médicaments, il risque malgré tout de succomber à ses parasites et de contaminer les saumons sauvages. Et puis, demande François Bill, vers quelle source d’eau cherchera-t-il à remonter ?  Un bassin à éclosion d’alevins ?

Là où il y a de la chaîne…

Là où il y a de la vraie chaîne, il y a peut-être du plaisir ! Quand la chaîne n’est ni un poids, ni une contrainte, elle relie. Certains restaurateurs en font un peu trop à propos de leur activité qui «  raconte une histoire ». Il arrive que l’histoire, comme en politique, masque le vide, l’absence d’inspiration vraie. Mais quand elle est présente, consistante, qu’elle apporte de la mâche existentielle ! Elle permet alors de retracer chaque étape de ce qui se retrouve dans une assiette et non dans un emballage en papier ou en carton.

Zéro déchet

À force de consommer des plats industriels, nous devenons des produits industriels. Interchangeables. Nos caractéristiques sont portées sur l’emballage : CV, diplômes, employabilité. Souvenir de cette époque où l’on voulait créer et vendre des tomates carrées, donc plus faciles à ranger sans perte de volume. Notre architecture contemporaine est une volonté de ranger des tomates sans perte de volume. Notre système politique et économique contemporain est une volonté de ranger les gens sans perte de volume de rentabilité. C’est là le véritable objectif de la démarche « zéro déchet ».

Mettre le turbot

Bruno Verjus écrit dans l’art de nourrir « Derrière elles [ces pièces que sont les turbots d’exception], on pourrait se cacher. Avec son œil de faux endormi, ce poisson m’a toujours fasciné. Je crois que j’ai moi-même une tête de turbot. Peut-être en suis-je un…Le turbot tient tant de l’œuvre d’art rupestre que du génie aéronautique. Il est la voile la plus noble de l’océan Atlantique. Une chair au-delà de la chair. Chaque fois que je le vois, j’éprouve la même surprise… J’aurais voulu être un turbot, vraiment. » Tout est là : poésie, découverte, identification, hommage. Rendre hommage à ce qui nous fait.