Intelligence et système scolaire

Intelligence et système scolaire

13 janvier 2023 Non Par Paul Rassat

Nécessité du jeu pour accompagner la curiosité naturelle

 « …certaines émotions constituent des piliers de l’apprentissage. Prenez la curiosité…les enfants posent des questions en permanence et si vous les observez bien, en maternelle, vous voyez que toutes les dix secondes ils explorent quelque chose de nouveau, inventent quelque chose et trouvent de nouvelles manières d’utiliser n’importe quel objet familier. Ils manifestent une curiosité extraordinaire !…: le jeu est une forme d’apprentissage. C’est une sorte de simulation qui peut être purement mentale, ou avec des actions incomplètes, c’est-à-dire sans danger, mais qui préparent à ce qui pourra arriver plus tard, dans la vie réelle… L’organisation rigide du système scolaire impose trop souvent une chape d’inhibition aux élèves. Il se passe quelque chose de triste : en quelques mois, la curiosité de la plupart des enfants diminue, même si certains conservent une créativité… » La plus belle histoire de l’intelligence Stanislas Dehaene, Yann Le Cun, Jacques Girardon. ( Photo©Christophe Rassat)

Précisions de Talpa

Distinguer le jeu et la vraie vie semble une erreur puisque le jeu est l’un des piliers de l’apprentissage et que celui-ci dure toute la vie. Il n’est pas limité au monde scolaire, ni même professionnel. Il est évident que la curiosité des enfants doit être accompagnée, discutée avec eux, enrichie de réflexion partagée. Ceci implique que notre système scolaire s’adapte à chacun le mieux possible et non l’inverse. Sinon disparaissent la curiosité et le jeu. Au bénéfice de quoi ? Cet enjeu dépasse de loin le système scolaire et concerne toute la société.

Témoignage

Le texte qui suit, un peu long, est un témoignage personnel. Si la formulation en est volontairement fantaisiste, l’esprit colle au plus près d’une réalité qui se veut très sérieuse mais dévoile son ridicule si l’on y prend un minimum de recul.

Rapport d’inspection

Putain la vieille tronche !

C’était un vendredi. Trois semaines avant. Avant cet après-midi gris d’ennui. « Putain la vieille tronche », avais-je pensé un peu trop fort en apercevant par la porte ouverte de la salle d’en face, alors que je quittais la mienne, apercevant à contre-jour une frêle silhouette à l’allure chinoisement administrative. Malgré le contre-jour et la rapidité de cette vision, tout y était : la main crispée sur le stylo, la tête penchée sur le côté trahissant une application scolaire, une épaule plus haute que l’autre, le bras serré contre le flanc, et malgré toute cette fragilité studieuse apparente, l’assurance que procure la fonction. L’inspectrice pédagogique régionale-une sorte de produit pédagogique du terroir- se retrouvait dans les murs de notre collège rural qu’un chef d’établissement précédent avait qualifié un jour de « collège du bonheur ».

  Il faut préciser que celui-là n’était pas exigeant, et qu’il pêchait ses références dans la fourchette correspondant à son niveau de compréhension : réduite. Le jour où il reçut les palmes académiques, il organisa une fête avec discours et famille qui éclipsa le départ à la retraite de plusieurs collègues.

  Or donc, la putain de vieille tronche d’IPR rendait visite au collège du bonheur.

Qu’on ne se méprenne pas. Mon âge ne me permet pas de traiter de « vieille » une personne qui va sur ses soixante ans. L’adjectif désigne plutôt une sorte d’état hors d’âge et pratiquement éternel, un peu comme celui d’une momie. Je n’ai jamais vu d’inspectrice ou d’inspecteur jeune, souriant et épanoui.

  La momie pédagogique siégeait là, entraperçue en quittant mon cours, promesse d’une rencontre pénible quelques jours plus tard ; car oui, j’allais être inspectrouillé, pédagogiquement décortiqué, scruté, radiographié, scanné, àpoilisé, jaugé par cette même momie quelques jours plus tard. Momie blue, ô momie blue ! Cette silhouette ne présageait rien de bon.

Vu mon âge et mon état avancés, ce serait vraisemblablement le dernier inspectrouillage de ma carrière, un regard rétrospectif et bilanesque qui me conduirait –ô douce perspective- sur la rampe confortable et cotonneuse d’une retraite bien méritée. Ouf !

Que nenni !

Le jour dit, à l’l’heure dite, dans ma salle habituelle pénètre l’aréopage constitué d’une mini brochette genre yakitori : l’inspectrouilleuse flanquée de l’inégalable, l’essentielle, l’irremplaçable : la principale. Or donc, l’inspectrouilleuse équipe prend place au fond, côté radiateur. Je me garde de faire remarquer que c’est la place habituelle des cancres. Je suis encore en 3° à 56 ans à l’époque, et ne peux décemment leur reprocher quoi que ce soit, sinon leurs mines administratives. Leur physique les protège de toute agression car il témoigne de toutes les souffrances pédagogico administratives endurées, de toutes les crucifixions subies au cours d’une déjà trop longue carrière. Elles illustrent l’adage «  Souffrir plus, pour inspecter plus ».

Le cours commence et suit le sien. Chacun-élèves, inspectrouilleuse, principale, moi-même joue son rôle. Au bout de 55 minutes le spectacle est fini, le rideau tombe, la porte se referme derrière nous et nous nous retrouvons, l’inspectrouilleuse en chef et moi hors scène, dans les coulisses, pour un entretien approfondi sur ma production.

Et je me demande soudain ce qui 56 ans plus tard a pu conduire là un bébé lauréat de concours de beauté, un jeune homme intelligent et séduisant à l’avenir prometteur. La salle de réunion est triste. L’architecture scolaire est triste. Le mobilier scolaire  est triste et inconfortable au point que je ne sais plus où j’ai le plus mal, à la tête ou au cul. Peut-on d’ailleurs parler d’architecture scolaire ? J’y vois en France un oxymore, une incompatibilité. Les constructions scolaires ne semblent connaître que la ligne et l’angle droits, traduction concrète d’une approche mathématique, simpliste, économique. Allons à l’essentiel et au moins cher. Le parallélépipède suffit largement pour accueillir des bipèdes à cartable. Un volume simple donnera des esprits carrés, faciles à juxtaposer et à empiler. Si parallélépipède et youkoulélé possèdent deux syllabes communes, ces mots ne nous proposent pas la même musique. Pas de courbes, pas de rêve pour les élèves, pas d’espaces ou de volumes si utilement inutiles. Du fonctionnel !!! Pour apprendre des fonctions, avec des fonctionnaires. La principale fonction d’un élève étant de rester assis plusieurs heures par jour, ce qui le prépare au mieux à la vie active. Dans cinq siècles, les enfants naîtront  avec une chaise (pliante) intégrée à leur anatomie. Leur scolarité en sera facilitée.

Mais revenons à mon inspectrouilleuse. Assez rapidement, je ne sais plus si elle me fait mal à la tête ou au cul. Des phrases étranges me traversent l’esprit, du genre « Tu es chaise, et sur cette chaise je bâtirai l’Education Nationale », « Non, Darcos, n’est pas crados ».

L’échange avec mon interlocutrice est tellement riche, fécond, épanouissant que j’en perds mon GPS. Je fais mine de me lever, déclarant que si elle persiste dans une attitude aussi fermée, je mets fin à l’entretien  et m’en vais.

C’est alors qu’elle manifeste enfin-ô surprise- une énergie aussi soudaine que surprenante en milieu administratif ambiant et profère cette sentence « Il n’y a que moi qui ai le pouvoir de mettre fin à cet entretien ! » (J’aurais pu transcrire son propos au subjonctif « Il n’y a que moi qui aie… » mais cette tournure eût  supposé un raisonnement de la part de l’énonciatrice).

Ce disant, la voilà un instant transcendée, transmuée en un indéfinissable mélange de Dark Vador (avec ou sans casque ?), d’ET (le doigt tendu vers moi) et de momie de Ramsès II. Une mutante à l’Educ Nat ? Elle m’intrigue. Je reste.

Reblabla. Discours formaté, calibré. La voix de son maître. Comme un 33 tours, elle creuse toujours le même sillon qui ne doit plus produire depuis longtemps, sinon des rapports d’inspection stériles car protégés par le préservatif géant et non lubrifié du pouvoir et de la hiérarchie. C’est là qu’on se prend à fredonner la chanson de Gainsbourg « Des p’tits trous, toujours des p’tits trous… » Des p’tits trous dans l’ latex é-ducon-national, afin de féconder un peu les esprits.

Ma vie n’est-elle qu’un immense quiproquo ? Cette brave dame mène peut-être une vie normale en dehors de son activité professionnelle ? Quoique…

Il faut expliquer que l’inspectrouilleur pédagogique tire son pouvoir du fait qu’il appartient  à une division complètement blindée, équipée d’un radar pédagogique perfectionné permettant en une heure ou deux d’apprécier et d’évaluer des années de métier, de chenilles tout terrain adaptées aussi bien au collège qu’au lycée, d’une antenne en relation instantanée avec le reste de la division et toute l’armée, d’obus bactério-chimiques pouvant accélérer ou freiner votre carrière, et enfin, du stylo magique à rédiger les rapports d’inspection. J’imagine que certains inspectrouilleurs sont tellement habités par leur fonction qu’ils confondent rapports et rapports, rédigeant un rapport noté après chaque rapport sexuel et le faisant parvenir à leur  partenaire par la voie hiérarchique et non par une voie naturelle. Parfois s’y glisse un virus qui provoque une maladie vénéropédagogique.

Mon inspectrouilleuse à moi avait vraisemblablement chopé un virus paralysant qui bloque l’intelligence analytique.

Elle me reprocha d’avoir, pendant mon cours, utilisé telle expression plutôt que telle autre. J’argumentai. Je lui donnai mes sources, une savante revue de didactique, l’auteur de l’article, référence en matière de lecture ethno-critique : rien n’y fit. L’inspectrouilleuse momifiée virusée m’affirma même qu’elle avait, elle, entendu au fond de la classe un élève proposer l’expression dont elle soutenait, sans aucun argument, la pertinence. Que faire contre une telle accusation ?

L’inspectrouilleuse est Dieu ; elle entend toutes les voix, même celles qui  ne s’expriment pas. Elle télépathise, accouche les pensées en pleine conception. « Au commencement était le Verbe », puis vint le Béscherelle. Mais je m’égare (Montparnasse, la montagne des muses).

L’inspectrouilleuse s’en fut, me laissant frustré. Je la mailai le soir-même, citant de nouveau mais par écrit les sources de mon inspiration pédagogique. Elle me maila en retour pour m’assurer qu’elle allait « relire » le document en question. Cet échange de mails nous aida à démêler nos pensées et à éclaircir la sienne.

Un rapport d’inspection me parvint au bout de quelques semaines. Excellent et toujours frustrant. Excellent à l’aune de l’inspectrouilleuse. Ce rapport traduisant notre absence de rapports véritables renvoie davantage aux compétences  de ma visiteuse qu’aux miennes. Je ne m’y sens pas, et sa présence médiocre me gêne.

Ô corps des inspectrouilleurs régionaux issus de filières pédagogiques certifiées, élevés au bon grain et trop tôt sevrés de l’ivresse, ô corps miraculeux qui rayonnez sur le savoir et êtes la courroie de sa transmission, ô corps sacré du Saint Ministère, déclouez-vous de la croix administrative, levez-vous et marchez !