La colère, avec ou sans raisins

La colère, avec ou sans raisins

7 janvier 2024 Non Par Paul Rassat

Les raisins de la colère de Steinbeck sont ces gens broyés, écrasés par une économie incontrôlée. Leur sang devient le jus qui, malgré eux, irrigue le système. ( Gravure : Orlando Furioso).

Étymologie ?

Selon Alain Rey ( À mots découverts) « kholera est un terme de médecine qui s’appliquait à une série de maladies que l’on croyait causées par un excès de bile, qui s’appelait khôlê : le choléra, bien sûr, en faisait partie. La bile noire, en grec, c’est mélan-colie. Ainsi, à force de se biler, on se met en rogne…On disait autrefois  courroux, fureur ou rage, sans parler de l’ire…Se mettre en colère, cela peut arriver à des gens calmes d’habitude. » Quand on se met en colère, en pétard, ça explose et l’on est hors de soi.   

Être colère

Mais on « est colère ». Ce raccourci pourrait vouloir dire, au contraire, que l’on est alors pleinement soi : la colère elle-même qui nous habite mais que l’on dissimule habituellement. C’est qu’il faut gérer nos émotions, gérer notre colère. Il sied d’être bienveillant. La bienveillance étant alors ce cataplasme censé couvrir nos véritables émotions afin de faire société.

Mon courroux, coucou

Pendant  que la majorité des gens gèrent leurs émotions et se contentent de partager les émotions suscitées par de l’événementiel organisé, les personnes qui possèdent le pouvoir et/ ou l’argent se délestent de leurs névroses sur ceux qui subissent et vivent-Ô, les assistés !-du ruissellement bienveillant. « Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux… coucou. » clamait Pierre Desproges. Qu’est devenue notre colère ? Celle des Gilets Jaunes n’a pas abouti parce que, selon les possédants, ils n’étaient pas structurés, n’avaient pas de véritables porte-parole. En somme, ils n’étaient pas dans le ruissellement hiérachisé.

Mélancolie

Dans Étymologies pour survivre au chaos, Andrea Marcolongo confirme le propos sur la mélancolie, la bile noire. Elle a longtemps été considérée comme une forme de paresse avant qu’on l’envisage comme une maladie, la dépression. Le mot désigne « une baisse générale : par rapport à la surface de la mer ou du sol, par rapport à une prévision du PIB-pensons à la Grande Dépression américaine de 1929-, ou au vide atmosphérique du baromètre….En définitive, aujourd’hui déprimé signifie, du point de vue étymologique, «  effondré »-celui qui en souffre (et quelle souffrance !) est en quelque sorte « inférieur » aux autres, inadapté.

Le vide salvateur ?

Ne faudrait-il pas accueillir plutôt cette «  déprime » comme la possibilité de regarder enfin la réalité en face ? Une réalité non manipulée par l’événementiel, le « divertissement » culturel, social et politique ? Cette déprime ne serait-elle pas l’un des moyens d’activer la colère salvatrice ?

Introduction à la colère

La philosophe Sophie Galabru  a écrit Le visage de nos colères. Voici quelques passages de son introduction. «  En remontant de mes épreuves vécues à leurs causes injustes, en osant juger plutôt que subir, me fédérer à d’autres plutôt que de les observer, j’ai ressenti comme une cassure. Avec elle, ma tolérance un peu lâche, ma compréhension patiente de l’ennemi, mes représentations impuissantes ou bien encore mes affects tristes sont devenus impossibles. La colère admise, les blessures inconsolables sont devenues les sources d’une énergie vitale. Dès lors, je n’ai plus cessé  d’écouter celle des autres et de vouloir les rejoindre dans l’énergie du refus et la production d’alternatives ».    

Détruire pour reconstruire     

Sophie cite ensuite une interview de Marguerite Duras par Jacques Chancel, peu après mai 68. Pour celui-ci «  les gens qui jetaient des pavés se contentaient de jeter des pavés. «  Ce n’est pas ça. C’est détruire l’homme ancien qui est en vous… » cite Sophie Galabru qui continue «  En fin de compte, il est plus difficile de détruire un préjugé ancré en soi qu’une vitrine de magasin. Plus ardu de s’arracher à ses habitudes que de crier, plus éprouvant d’être la révolution que de la faire. »

La colère constructive

La colère bien menée peut aider à sortir de la torpeur d’un quotidien organisé par d’autres : l’économie, le travail, le loisir. En fin de compte, la véritable dépression ne serait-elle pas dans cette entourloupe permanente qui vide nos cerveaux pour les remplir de Coca et ne laisser aucune place à la conscience ? Il y a de quoi être colère, non ?

L’indifférence

Quelques lignes de Pourquoi je hais l’indifférence, d’Antonio Gramsci. «  Je hais les indifférents…Un homme ne peut vivre véritablement sans être un citoyen et sans résister.. L’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, et la lâcheté, non la vie… C’est la fatalité…la matière brute qui se rebelle contre l’intelligence et vient l’étrangler…Ce qui advient, n’advient pas tant parce que quelques-uns veulent que cela advienne, que parce que la masse des hommes abdique sa volonté, laisse faire, laisse s’amasser les nœuds que seule une épée pourra ensuite trancher, laisse promulguer les lois que seule une révolte pourra ensuite abroger, laisse arriver au pouvoir les hommes que seule une mutinerie ourra ensuite renverser…Je hais aussi les indifférents en raison de l’ennui que me procurent les pleurnicheries des éternels innocents. »