Les raisins de la colère

Les raisins de la colère

12 décembre 2023 Non Par Paul Rassat

Hugo Roux et la compagnie Demain dès l’aube créent Les raisins de la colère à partir du roman de Steinbeck. Rencontres avec Hugo, jeune metteur en scène qui réunit la littérature engagée et le théâtre dans sa démarche à la fois très personnelle et destinée à faire humanité. Jean-Louis Hourdin dit que le rôle du théâtre est d’anticiper la réconciliation. Hugo Roux s’y emploie.

Entretien du mardi 5 décembre , à Thonon, après la représentation de l’après-midi devant un public scolaire conquis par le spectacle.

Novembre 21. On finit la représentation de Leurs enfants après eux. Un spectateur dit «  Qu’est-ce que c’est noir, ce pauvre gosse qui va rester enfermé dans sa vallée ! » Nicolas Mathieu est présent. Il répond : «  Les vies valables ne sont pas seulement celles que l’époque nous vend. Toute idée de la réussite est liée à une époque. Réussir, aujourd’hui, c’est avoir des ronds et une grosse voiture. Le sens de la vie est peut-être ailleurs. » Cette réponse me bouscule, entre comme un mantra dans ma tête. Un gosse qui reste dans sa vallée mais travaille la question de l’appartenance à un territoire…la dernière phrase de leurs enfants après eux est «  L’effroyable douceur d’appartenir ». Si Leurs enfants après eux frappe parce que c’est sombre, allons vers un truc noir, Les raisins de la colère ! Montrons que dans le noir le plus profond, chez Steinbeck, il y a de la lumière, de la joie ! L’intensité de vie y est d’un autre niveau que notre passivité contemporaine.

Steinbeck propose aussi une réflexion autour de la colère. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle imprègne la politique française. La colère ne serait pas compatible avec celle-ci. On l’a vu avec les Gilets Jaunes, avec des syndicalistes, avec des gens qui n’ont pas les codes selon lesquels il faudrait faire de la politique. Alors que ma construction politique, philosophique est née de colères qui m’ont poussé à édifier une pensée. La colère est un moteur. Certaines sont tristes, insupportables. Elles peuvent constituer un moteur, oui ! Comme pour l’histoire de ce jeune mec qui sort de prison et, mis en colère par différents événements, va construire une conscience de classe. Ma note d’intention ? Réhabiliter la colère.

Les raisins de la colère sont aussi l’occasion d’un travail sur la langue. Nicolas Mathieu effectue, lui, un travail sur notre oralité quoitidienne. Avec des « fils de pute » et « nique ta mère, il est possible de devenir prix Goncourt. Steinbeck, lui,  transforme l’argot en langue théâtrale.

Un texte qui résonne avec l’actualité, avec les migrants ? C’est une tarte à la crème ! Tout peut résonner avec l’actualité. C’est le cas de Tartuffe avec les religieux et les extrémistes de toute époque. Bien sûr, le lien est présent ; mais je ne construis pas ma dramaturgie là-dessus. Les migrants de Steinbeck ne sont pas les arabes d’aujourd’hui. Ce sont des frères américains qui sont en train de crever. Il ne faut pas oublier que nous pouvons tous nous retrouver dans cette situation. Une catastrophe climatique nous y précipiterait aussitôt. D’où la nécessité d’être sensible à ce qui arrive aux autres.

Seynod, samedi 9 décembre, à L’Art  Seyn’

Première représentation, premier filage et réactions du public scolaire sur l’image finale. On me dit «  Elle n’est pas possible ; c’est atroce ». C’est la fin du périple de cette famille. Des pluies diluviennes s’abattent sur la région. Rose de Saron vient de faire une fausse couche. Quelqu’un de rencontre accepte de lui donner sa couverture. En échange, sans que rien ne soit formulé, elle allaite le vieillard mourant qu’accompagne sa bienfaitrice après avoir demandé à tout le monde de s’éloigner. «  C’est trop, trop gore… » m’a-t-on reproché. Dans le film tourné par John Ford avec  Henry Fonda, l’accouchement n’est pas montré, ni bien sûr, l’enfant soit mort-né. Le film se termine sur l’image de la famille qui repart dans son camion. Tout le monde reste sur la narration proposée par le film, même des directeurs de théâtres. Je suis donc obligé de préciser que je n’ai rien rajouté et que je montre bien la fin du roman. On m’a même plus ou moins demandé de passer cette fin sous silence. C’est d’autant plus intéressant que l’éditeur avait fait la même demande à Steinbeck.

Le public scolaire, pour la toute première représentation avait été passablement agité. Je me demandais comment allait se passer la rencontre du lendemain matin dans un bahut. Et j’inverse la situation : c’est moi qui pose des questions. Celle-ci en particulier «  Pour vous, ce spectacle est-il lumineux ou sombre ? » 50 / 50. Pour les garçons, c’est très sombre. Lumineux pour les filles. Jugement confirmé par leur avis sur l’image finale. Les filles disent que c’est sublime, exactement ce qu’est la vie. Elles ont été bouleversées. Rose de Saron donne la seule chose qui lui reste et c’est ce qui donne un sens à tout son parcours. Elle trouve sa résolution dans l’emploi que le monde fait d’elle. J’ai été très ému par ces réactions. Les lycéens et lycéennes m’ont confié que ce spectacle donne envie de vivre, d’œuvrer, d’agir.

En montant Les raisins de la colère j’ai cherché la lumière. Il s’y produit en moi un affrontement de pensées que je n’ai pas encore tranché. Une phrase de Camus dit « Tout le malheur des hommes vient de l’espérance. » C’est une critique de la pensée chrétienne. Celle-ci consiste à calmer les gens qui souffrent en leur faisant miroiter une vie meilleure dans l’au-delà. Pour Camus, c’est par l’espoir que la domination d’une classe sur une autre peut s’exercer. Steinbeck analyse, lui, l’espoir comme qualité intrinsèque de l’humain. Il paraît que des animaux coursés mais pas encore à bout de force renoncent s’ils sentent que c’est perdu pour eux. Les humains, eux se battraient jusqu’au bout. Ils espèreraient même devant un peloton d’exécution.

Dans la pièce, il n’y a pas de responsable désigné, pas de prêt-à-penser, pas de morale. Chacun est renvoyé à sa propre pensée. À la suite de la première, les réactions du public ont été très variées. Certains étaient enjoués, sautillant d’une énergie retrouvée, d’autres sont sortis très rapidement malgré des applaudissements très chaleureux. La représentation a travaillé chez chacun de façon particulière en fonction de la charge émotionnelle qu’il portait en lui.

La critique très frontale de la police et des forces de l’ordre, elle,  déplaît à beaucoup.

Suit un échange passionné, comme toujours avec Hugo, sur l’efficacité du théâtre  pour changer le monde. Le questionnement permanent, le doute permettent de créer, d’avancer en fabriquant. C’est peut-être la plus grande forme d’engagement. Ce lien en est une preuve. Un autre sujet d’inspiration et de réflexion : sous la plume de Steinbeck revient la vision d’un dieu qui serait la réunion de tous les humains. Pas un réseau social, ni une religion, ni même un parti politique. Nous tous, ensemble.

 » Les poètes sont des monstres »

«  Nous avons en commun d’avoir à mourir n’importe quand. Rien ne peut dissoudre cette communauté du grand ordre de la nuit, les clous de lumière dans le cœur et nos yeux de caverne épatée, deux gouffres d’encre ouverts dans notre crâne. Les machines ont horreur de notre fragilité. Tout progrès veut la détruire afin que chacun, cloîtré dans son confort comme la pomme d’amour des  fêtes foraines cuirassée de chagrin rouge, soit exilé de tous les autres. Le seul vrai communisme n’existe que lors d’un enterrement, quand une surnaturelle douceur de la vie descend sur les survivants, dernier cadeau du mort. C’est comme à la fin d’un spectacle, quand les spectateurs s’attardent et parlent paisiblement, dans le partage d’avoir bien assisté au même événement, à la preuve paradoxale de l’exitence de Dieu, d’avoir presque vu la main qui enlevait le vivant de la vie…

Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient. » Christian Bobin