La Joconde se marre
5 mars 2023On s’est toujours demandé pourquoi La Joconde sourit. Certains s’appuient sur la technique pour avancer une explication. Le haut et le bas de son visage ne sont pas tout à fait dans le même plan. Décalage. Sourire. Talpa se hasarde à une idée. La belle savait déjà qu’elle serait l’objet d’une cour mondiale, intemporelle qui l’amusait. D’autant plus que son créateur, Léonard, avait un penchant marqué davantage pour les garçons que pour les filles ! Sacré Léonard ! ( Photographie © Christophe Rassat : la foule photographiant La Joconde au Louvre).
La Joconde, un abîme de construction en abyme
Toute l’habileté de Léonard aura été, en réalité, d’introduire un paysage qui soit en conversation avec le paysage humain du tableau. Au fond, quel en est le sujet ?
Jérémy Liron
Tout ceci pour en arriver au travail de Jérémy Liron que Talpa lit à sa façon : librement. Les élucubrations qui suivent sont nées d’une conversation entre Jérémy Liron et Philippe Piguet à la Fondation Salomon.
Il faut creuser l’évident pour montrer qu’il est vide. Creuser le vide pour le remplir, si possible, de sens. Répéter l’opération jusqu’à en faire son propre langage. Partir de fragments, parce que « l’histoire est tarte ». Les fragments qui nous traversent sont les récits que nous sommes. La réalité est ce que nous nommons la réalité. Une histoire n’est jamais univoque mais un montage toujours en cours. C’est ainsi que Jérémy Liron met en regard ses « Archives du désastre » avec ses paysages. Réalité explosée d’une part. Recomposée d’autre part. Les deux parties constituant peut-être les deux moitiés réunies d’une réalité telle que la concevait Platon ? Le paysage naît d’une confrontation, d’une rencontre. La réalité tapine au coin du bois.
La rencontre avec nous-même
Pour Jérémy Liron, l’humain est absent de ses œuvres parce qu’il relève de l’anecdote. Mais, tour de passe passe de l’artiste, l’humain est présent à son absence. Car il ne pourrait pas être absent à sa présence. Si? Connaîtriez-vous des gens dans cette surprenante situation ? Le spectateur se voit dans le plexiglas posé devant l’œuvre qu’il regarde. Il se voit reflet regardant une toile qui le regarde en retour. À l’infini. Il est mémoire longue, présente en lien avec la mémoire infinie dont un paysage est chargé. De cette rencontre naît l’étincelle de vie qui dépasse toute anecdote. Grâce au paysage, nous nous rencontrons. En train, en voiture, le paysage défile. Autant que nous défilons devant lui. Ne sommes-nous pas nous-mêmes partie intégrante d’un paysage qui défile sans cesse aux yeux des autres ?
Le temps
Le paysage est ainsi constitué de strates de temps qui entrent en résonnance avec notre temps humain. La nourriture nous permet d’avaler du temps, des temporalités. Les saisons. Le temps nécessaire à la pousse d’un ingrédient, celui nécessaire à la préparation du repas. Une réserve de temps qui nous permet de continuer à demeurer en vie. Dans le temps. Nous avalons du paysage.
La réalité et l’objectivité
Il a été question, un instant, dans l’échange entre le critique et l’artiste, de peinture objective. « What the fuck ! » irait jusqu’à s’exclamer la taupe qui ne chérit pourtant pas le franglais envahissant. Quelle est cette prétention vaine à toute forme d’objectivité ? Revoyons un peu Carlo Rovelli et la physique quantique. Lionel Naccache et son Apologie de la discrétion. La « réalité » chante et danse, et nous prétendrions à une quelconque objectivité administrative et comptable ! Jérémy Liron peint en dernier ses ciels intenses qui viennent recadre toute forme d’anecdote picturale. Le spectateur est lui-même l’inverse, le négatif sur lequel s’inscrit le « réel ». Un écran mouvant. Un mille feuille d’écrans. L’artiste, comme toute personne non bornée, cuisine la réalité. Sa réalité qu’il essaie de passer, de transmettre.
Dans son paysage, donc, la Joconde se marre encore
Voici l’histoire très libre du paysage revue par Talpa. Crise de l’habitat dans les tout premiers temps de l’humanité. Nomadisme. Les premiers artistes en sont réduits à peindre à même la paroi des grottes. Jeux de séduction à quatre mains entre hommes et femmes. Tous sont dans le paysage. L’art intègre ensuite les lieux de religion. Enfermé, toujours, il élève et ouvre à la croyance. Les premières ouvertures dans les maisons laissent passer la lumière mais pas la vue. Et puis, on préfère se cacher. La fenêtre transparente révolutionne la relation entre l’intérieur et l’extérieur. Celui-ci devient paysage séparé par une frontière en grande partie invisible. Peut-être la perspective est-elle née de ce cadre. Ainsi que la peinture de Jérémy Liron. On notera le dévoiement de tout ce processus avec la confusion entre le cadre de l’œuvre d’art et le cadre d’entreprise.
L’invention du paysage
Voici les dernières lignes du livre d’ Anne Cauquelin L’invention du paysage
« Ne serions-nous pas témoins et donateurs aussi, tandis que nous penserions regarder du « réel » hors de nous, captivés par l’image que nous construisons et dont nous sommes une partie, oubliant alors et la donation qui en a toujours déjà été faite, et notre propre rôle de donateur ?
Cette passation des regards a pour chacun de nous la puissance de l’origine, ici le rêve de ma mère, là ce fleuve aux rives tranquilles, sa sinueuse coulée ensoleillée, ailleurs un texte, une séquence de film, le dessin des nuages. La nature comme paysage se donne par le regard d’autrui, quand, la donatrice levant la main à peine, fait le geste de dévoilement et inaugure ce qui pour un long temps sera pour nous le « réel ».
Pour l’anecdote
Pour l’anecdote, resituons la rencontre entre Jérémy Liron et Philippe Piguet dans son contexte environnemental. Celui de l’exposition consacrée à Stéphanie-Lucie Mathern. Derrière les deux hommes, un tableau illustrant cette « intranquillité chère à Jérémy. Ou bien ce choc avec l’objet qui renvoie à un désir peut-être détumescent alors qu’un coup de pistolet a été tiré. De l’autre côté du mur, invisible, le concombre continue d’unir l’intérieur et l’extérieur. Et pendant ce temps l’artiste dompte la baleine.