Xavier Mussat, Les pistes invisibles

Xavier Mussat, Les pistes invisibles

13 février 2023 Non Par Paul Rassat

Deuxième article sur le livre de Xavier Mussat. Avec l’avis de Thierry , spécialiste de BD Fugue Annecy. Les pistes invisibles est un chef d’œuvre peut-être déroutant pour certains lecteurs. Il vaut la peine qu’on s’y plonge.

Conversation avec Thierry

Que dire du livre de Xavier Mussat Les pistes invisibles ?

C’est pour moi un album qui concourt au titre de meilleur album 2023 bien qu’on soit à peine à la mi février. C’est un album clivant. Ou bien on rentre dedans et on est paralysé par l’émerveillement. J’exagère à peine. J’aime bien être paralysé par l’émerveillement. Et le dire. Ou alors on reste sur le seuil et on se dit « What the fuck ? » Mon collègue, Thibault, que j’adore, remarquait «  On dirait les élucubrations d’un mec bourré en fin de soirée. »

Une création véritable

Pourquoi ça m’a fasciné ? L’impression qu’à chaque page il va se casser la gueule graphiquement et scénaristiquement, et ça n’arrive pas ! C’est le syndrome du trapéziste sans filet. Et puis il y a une multitude de points de vue. Ça pourrait être le protagoniste qui raconte ce qu’il a vécu. Ou quelqu’un qui raconte ce que lui a raconté celui qui l’a vécu. Ce qu’il voit quand il le vit, ce qu’il a dans sa tête parce qu’il se souvient de l’avoir vécu. Ce qu’il a fait de ce souvenir mâché qui ressort sous une autre forme. C’est un labyrinthe dont on ne voudrait pas sortir. Au fond, le résumé de l’histoire est assez banal, digne de fait divers. Montré et raconté comme ça, ça devient une création.

L’effet David Thoreau

L’histoire semble n’être qu’un prétexte à donner une vision du monde.

Un support pour délivrer les sensations que lui procure le fait de vivre ou ne pas vivre…beaucoup de sensations extrêmes. Des sensations oubliées dans le monde moderne. Est-ce qu’il les éprouve volontairement ou malgré lui ? Il y a un effet  David Thoreau et Walden.

Sensation, graphisme

Cette façon de vivre la réalité me fait penser aux théories de Lionel Naccache. Nous emmagasinons des informations, sensations, émotions fermées, comme les images au cinéma. Notre cerveau les mouline et crée une fluidité que nous vivons comme la réalité. Notre réalité. C’est ce que fabrique Xavier Mussat. Malgré problèmes et impasses, une continuité nous traverse. Elle relie notre monde intime à l’extérieur en formant ces Pistes Invisibles.

Pourquoi pas ? Moi, j’étais plutôt dans la sensation. Le graphisme y participe totalement. Je vais tenter une approximation. Un musicologue parlait des lieder de Schubert. Celui-ci a mis en musique de grands auteurs comme Goethe. Mais plus souvent des poètes de deuxième ou troisième ordre. Il n’avait pas besoin d’une substance poétique particulièrement rehaussée mais d’une matière qu’il portait à ébullition. Son piano reste très « nu ». Mais tout mélangé devient un chef d’œuvre.

L’effet trapéziste sans filet

C’est un peu le principe de la création. Mêler des éléments qui existent déjà, quel que soit leur niveau. Comme en cuisine, c’est le mélange des ingrédients qui est déterminant.

L’histoire n’a rien de notable mais la façon dont il nous la raconte, la vit, se la remémore et nous la montre…Les images peuvent être figuratives ou totalement abstraites, ou entre les deux : c’est fascinant. On est happé comme par le spectacle d’un virtuose, le trapéziste sans filet. C’est trop fort ! Et ça tient dans un bouquin. Ce qui pourrait n’être qu’illustratif prend une autre dimension, devient autre chose.

Le mot de Talpa

Le livre de Xavier Mussat fait du bien au lecteur parce qu’il ouvre totalement la notion de réalité. Celle-ci est changeante, en perpétuel réagencement. Nous y changeons d’échelle de perception continûment. Notre réalité naît de ce malaxage entre les différentes temporalités, entre les échelles, les points de vue, l’intérieur et l’extérieur, notre corps et l’environnement… Et pendant ce temps? Pendant ce temps, « on » nous dit qu’il faut expliquer davantage la réalité pour faire passer la nécessaire réforme des retraites. Expliquer la réalité!  » Expliquer » signifie développer, déplier. La réalité conçue par nos dirigeants est à l’inverse. Un nombre volontairement choisi et limité de paramètres et de données. Peut-être faudrait-il faire lire Les pistes invisibles à celles et ceux qui nous dirigent. Pour leur expliquer.