Le cœur de la matière

Le cœur de la matière

11 février 2025 Non Par Paul Rassat

Conversation, chez le premier, avec William Laperrière et Franck Derouet. William travaille le bois en artiste, Franck fait scintiller des étoiles dans les assiettes qu’il compose. Le cœur de la matière? Parce que tous les deux vont au plus profond de la matière et la font vivre de tout leur cœur.

Pas mal de cuisiniers parlent de « transformer » les produits.

FranckOn n’utilise pas ce mot-là. Je dis plutôt travailler, cuisiner. Avec les gens de l’équipe j’emploie des mots précis : tailler, cuire au four ou au barbecue… Le verbe transformer est trop vague.

William — J’utilise du bois et si je le transforme, ce ne sera pas en sculpture mais en plastique ou en une autre matière.

Est-ce que « transformer » n’est pas une façon de marquer une appropriation, on en fait quelque chose de personnel. D’où le recours à un possessif : « mes légumes, ma viande… »

F — Pour moi, transformer, c’est dénaturer. Ça ne met pas en avant l’essence du produit.

Ce qu’on appelle, parfois de façon galvaudée, et ce qui vous réunit, c’est le respect du produit ou de la matière. William tu ne contrains pas le bois et toi, Franck, tu revendiques une cuisine naturelle, originelle.

W — Les formes, c’est moi qui vais les amener, mais c’est la matière en elle-même qui fait vivre la sculpture.

F — Dans tout ce que tu fabriques, on voit que tu respectes beaucoup les mouvements, l’énergie et la dynamique de l’arbre.

W — Je ne cherche pas à maîtriser, je ne plaque rien. La conversation porte alors sur une sculpture de William présente dans le salon où il nous reçoit. Par l’ouverture, tu accèdes à l’intérieur de la matière, et elle ouvre en plus des sortes de fenêtres. Tu pourrais t’imaginer tout petit circulant à l’intérieur.

La rencontre entre Franck et William ? Par un ami commun, et puis Franck  et Thomas sont venus voir le travail de William par curiosité, sans recherche particulière.

W — C’est bien quand le hasard intervient ; c’est la vie ! Il ne faut pas vouloir trop forcer, c’est comme vouloir faire des trous dans la sculpture : ils viennent comme ils viennent. C’est naturel.

Une sculpture est unique, la création d’un plat répond à certaines contraintes, il doit être reproductible.

F — Il faut reproduire, ou  plutôt faire évoluer de manière positive. À partir du moment où les choses sont figées se ferme une porte. À répéter les choses, elle s’érodent et cessent de progresser pour aller plutôt vers le bas. Même sur un plat qui marche très bien, il faut continuer à évoluer. L’équipe de cuisine ne doit pas devenir comme une machine qui fonctionne de façon robotisée. Elle doit investir chaque fois son ingéniosité, ses appréciations pour rectifier en permanence.

William, tu travailles seul. Franck tu as une brig…

F — Je préfère dire une équipe.

Tu dois trouver des équilibres en permanence.

Le déséquilibre lui aussi est intéressant. Il ouvre des portes, il permet de se surprendre soi-même et d’aller dans un chemin que l’on n’avait même pas imaginé.

W — Comment est-ce que tu fais pour introduire cette espèce de liberté qui arrive un peu d’elle-même, avec le hasard ?

F —  Il faut être attentif, il faut se permettre cette légèreté, la liberté de faire un pas en arrière. Quelque chose de très simple va te toucher, tu va trouver ça joli, brillant et intéressant. Il ne faut pas être en permanence dans sa production pour pouvoir arriver à l’heure au service,  mais avoir l’œil un peu espiègle qui va ramener l’étincelle de la journée.

W — Je n’ai pas la nécessité de reproduire une pièce, ce qui me laisse une entière liberté.

F — Mais tu mets plus de temps. Les contraintes ne sont pas les mêmes, tu n’est pas dans le coup de feu.

Voyez-vous des similitudes entre vos activités respectives ?

Sur un plan général, peut-être pas. Mais dans l’esprit de William et de ce que nous faisons au Clos des Sens, oui, forcément. Dans le respect du produit ou de la matière, l’origine de ton intuition, de  ce que ton inspiration va t’apporter. Tu vas mettre en avant la qualité mais aussi les défauts. Le vivant , c’est le passé que tu travailles au présent. Que ce soit un poisson, un légume, un tronc d’arbre, une branche, de l’écorce, on va mettre en avant ce côté vivant.

On peut comparer avec une œuvre d’art. Le spectateur n’y voit peut-être pas tout ce dont elle est chargée mais il s’établit une résonance entre elle et celui qui regarde. Les cuisiniers disent qu’ils donnent de l’amour, c’est souvent de l’enfumage (rire de Franck). Comment définir ce qui se passe ?

Je dirais la sensibilité plutôt que l’amour. La sensibilité et l’investissement pour mettre en avant, ce qui inclut le respect. On peut dire que l’amour résume assez bien la démarche. Nourrir, c’est donner de l’amour.

Petit détour humoristique par la longue histoire des poisons…

W — Amour et résonance vont bien ensemble. J’ai un projet d’exposition dans le Midi ; ce sont des sculptures qui sont en résonance. Dans le cœur de la chapelle, tu sens les énergies telluriques. Je vais installer une énorme pièce qui serait comme un récepteur et un émetteur de vibrations. Les autres pièces seront posées un peu bancales sur des socles, comme en train de bouger. Les sculptures sont parcourues de cercles comme la surface de l’eau juste après un impact. Les ondes passent autour de la forme sculptée. C’est de la vibration. Je retranscris à ma façon non scientifique ce qui passe de la pièce principale dans les autres, en harmonie avec le lieu.

L’intérieur d’un tabernacle réalisé par William

On parlait d’amour. Il me semble qu’un cuisinier est son propre atelier ; il se cuisine lui-même pour nourrir les autres, un artiste se peint, se sculpte ou se compose pour s’offrir … Vous vous élaborez au fil de vos créations.

F — Je pense que c’est valable pour chaque être humain.

Non ! (rires spontanés, éclatants).

Chaque être humain cherche à se connaître, se cherche pour pouvoir se connaître.

Tout le monde n’a pas cette curiosité ni cette forme de générosité.

W — Certains s’assoient sur des acquis.

Porter un regard espiègle [ vif et malicieux mais sans méchanceté] sur le monde n’est pas si courant.

La vie consiste à travailler, se chercher pour s’épanouir…

W — Certains sont fermés et pensent détenir une vérité.

F — Les gens sûrs d’eux sont dangereux.

W — La société nous impose des moules tout faits ; tu entres dedans : ça marche !

F — Celui qui n’est pas dans le moule est presque sûr d’échouer.

W — Il faut qu’il se fasse son propre moule. Ça implique le doute mais c’est dans cette position que tu peux créer. Tu es obligé de le faire, de te renouveler, de chercher.

F — À l’école, je n’étais pas au premier rang, sauf à la fin parce que j’avais compris que c’était plutôt tranquille devant. Je n’étais pas au fond, pour ne pas devenir une cible ; être dans le milieu permettait d’échapper à l’interrogation et d’être le plus tranquille possible.

W — Je n’étais pas très bon, à part en ébénisterie. Je me débrouillais bien avec mes mains.

Il est parfois difficile de trouver du sens à l’école. On parle maintenant de donner du sens à son travail.

F — C’est assez récent. On a mis très longtemps à se rendre compte qu’il faut donner du sens à ce qu’on fait. On dit que les jeunes sont instables, qu’ils ne veulent pas forcément s’investir dans un métier ou dans une entreprise. Ils ont bien plus de réflexion par rapport à tout ça que les gens de ma génération.

J’ai l’impression que vous deux, vous ne donnez pas du sens, vous allez le chercher en profondeur, au fond de la matière, au fond du produit. Pour d’autres le sens est un glacis qui recouvre, parce que c’est la tendance. William, comme Penone, tu vas dégager des formes en respectant la matière. Franck, quand tu travailles les champignons, les racines d’endives, tu vas au bout d’un processus.

F — Je travaille plus sur le long terme que dans l’immédiat. William et moi, nous nous installons dans la profondeur pour que ça dure dans le temps. Remarque passionnante : la cuisine est de l’instant, mais elle s’inscrit dans le temps.

W — Le sens, c’est ce qu’on ressent. Les sens. J’ai des sculptures qui ont démarré, qui n’ont pas trouvé leur sens et qui attendent. J’y reviens parfois et ça repart. Le sens est volatile. C’est comme en poésie : une vérité s’énonce mais elle varie et peut disparaître d’une lecture à l’autre. Tu la ressens. Elle relève de l’esthétique, elle passe entre nous. En ce moment, je bosse pour une église. Ils sont en quête de sens à travers une esthétique ! Il faut que ce que je produis soit un reflet juste et beau qui fonctionne comme une vérité. Le sens passe par le corps, tu le ressens, tu le vis.

Accord de la trinité que nous formons, Franck, William et moi, pour reconnaître l’évidence de la formule de Lichtenberg qui dit à peu près : «  On ne devrait pas dire : «  Je pense, mais ça pense en moi. »

Toi qui cuisines, ta relation avec la matière passe par les sens.

F — Quand tu manges, les sens sont mis en avant, forcément. Le toucher, l’odorat, tous. Mais la culture, la profondeur dont on a parlé font sens de plus en plus. En réalité on ne s’en rend pas compte au début ; ce sont les gens, les retours des clients qui nous disent que les sens ne sont pas seulement dans l’assiette. Ils sont aussi dans la préparation, dans ce qu’on a fait, la manière dont on l’a fait. J’en suis flatté puisqu’on s’appelle «  Le Clos des Sens ». Ça réunit tellement de choses !

W — La réflexion vient après. On ne va pas déguster un repas au Clos des Sens de manière scientifique.

F — Certains le font. Mais pour être bons, je pense que les professionnels doivent lâcher ce côté analytique. Quand tu veux te faire plaisir, il faut un lâcher prise, ne pas analyser et profiter du moment. En cuisine, quand tu es dans la dégustation professionnelle, tu n’éprouves pas le même plaisir que lorsque tu n’as pas de contraintes, que tu te laisses aller à profiter du moment.

W — En philosophie, pendant longtemps, on pensait que les sens perturbent la réflexion !

Quand tu ne lâches pas l’analyse d’un plat, c’est peut-être qu’il lui manque quelque chose. Tu peux remplir toutes les grilles de lecture d’un poème, s’il reste quelque chose de mystérieux, qui échappe à la grille, c’est le signe qu’il se produit vraiment une alchimie.

F — Mais si tu te laisses prendre complètement par l’émotion, tu ne peux pas transmettre ce que tu éprouves. Il faut d’ailleurs oser montrer que tu as été ému, touché, et puis c’est très personnel et subjectif. Retranscrire ses émotions à quelqu’un d’autre, c’est difficile. Mais je préfère toucher les gens plutôt par l’émotion que par la technique et l’analyse. J’aime évidemment qu’on reconnaisse le goût, l’acidité, la texture, la profondeur, le travail professionnel, mais celui qui ne connaît pas la technique de dégustation et se laisse emporter par ce qu’il vient de vivre, c’est plus fort que tout pour moi. Quand je rencontre les clients à leur table, ils peuvent être contents, mais s’il n’y a pas cette étincelle d’émotion… En revanche, s’ils m’en parlent, je retourne en cuisine  bouleversé !

C’est comme au théâtre, chaque représentation est différente parce que le public est différent.

F — Le véritable échange est là.

Donc quand tu est tout seul chez toi, tu ne cuisines pas trois étoiles.

Pour moi, trois étoiles, ce sont trois pierres, un bout de bois, des allumettes et ce que je trouve, ce que j’ai sous la main. La liberté, le moment qui fait plaisir avec trois fois rien.

W — Parce que tu sais faire.

F — Il faut plutôt pouvoir s’émerveiller de quelque chose qui peut être très simple, voire banal, que tu croises tous les jours sans le voir et qui, dans le moment présent..ah ! Si on n’a pas ce truc là…

W — On ne vit pas.

F — C’est dommage.

W — Les psychotropes amplifient la perception, mais au quotidien ta perception de la vie est fade. Les sportifs  qui prennent des risques te font tout un discours sur l’adrénaline…

F —  Mais est-ce que tu ne dois pas passer par là pour acquérir cette sensibilité ?

W — Ça crée une addiction dont il faut sortir après.

F — De l’addiction ? je ne sais pas, mais la vitesse ou la fulgurance de ta propre vie  te fait apprécier le moment où tu te poses.

C’est l’amateur de moto qui parle. La relation à l’espace est différente.

Sans doute. J’aime bien le contraste entre la moto et la voile que je pratique aussi, totalement à l’opposé. Tu vas très vite, tu freines très fort, tu prends des risques ou alors c’est la lenteur, le côté paisible.

Le carpe diem, « profite de l’instant », relève de l’épicurisme, c’et-à-dire de plaisirs accessibles. Si je déguste un plat, il me renvoie tout un passé. Il est chargé de tout un passé né de la nature, de l’action de l’homme. Le contenu de l’assiette est chargé ou pas, il résonne ou pas, il y a des vibrations, du rythme qui me relient à la nature, à ton travail et à ta sensibilité. Comment vous savez, l’un et l’autre, si ça chante, si ça marche ou pas ?

F — Avant de passer au client, on partage entre nous. Tout cet aspect technique, d’analyse nous le réalisons avant la beauté profonde, la beauté de l’âme qui va toucher l’émotion de chacun. La beauté de l’âme ? Tout ce que nous avons évoqué, la culture qui a participé à l’élaboration du plat, l’amour qu’on y a porté. Il y a tellement de choses ! Ce qui émane du produit lui-même, d’où il vient, qui l’a pêché, élevé…

W — La beauté de l’âme, c’est la nature de ce qui anime ta vie. Elle est très sombre pour certains.

De qui tu ne feras pas de portraits.

Je n’en fais jamais…Quoique, je réalise parfois des autoportraits. Le potentiel d’une masse de bois est infini. Puisque c’est moi qui le travaille, ça passe à travers moi : c’est donc un peu moi, même si j’essaye de respecter au maximum la matière. C’est donc un peu mon portrait.

Vous travaillez le bois, les champignons ou les endives, comme des milliers d’artistes et de cuisiniers, mais vous en faites des pièces uniques. On n’invente jamais rien mais, le terme est galvaudé aujourd’hui, on s ‘approprie.

F—  C’est l’œuvre que tu as croisée en chemin et qui va être en toi, qui va mûrir pour se traduire un jour d’une façon ou d’une autre . Tu t’appropries ce que tu as vu, croisé dans ta jeunesse, la culture des gens que tu as côtoyés qui font ce que tu es à la fin, ce qui ressort de toi. Je ne suis que les gens qui m’ont formé, éduqué, croisé, que j’ai croisés. La connaissance n’est pas innée, elle ne vient pas de soi-même.

On voit sans doute beaucoup de choses à vingt ans, sans même s’en apercevoir. Elles ressortent plus tard.

W — Il faut savoir les faire revenir.

F — C’est là que tu leur donnes leur vraie valeur.

W — Le lien à l’enfance est capital. On évoquait le travail professionnel. Il arrive qu’il te mette dans un moule qui n’est pas forcément toi.

F — Il faut sortir de ce moule pour pouvoir concilier sa personnalité et son travail.

W — C’est la crise du milieu de vie où tu te demandes si tout ce que tu as fait c’était pour répondre à des contraintes, si c’est bien toi.

F — La force des autodidactes, c’est qu’ils n’ont jamais intégré le moule et  qu’ils avancent souvent avec plus de créativité que celui qui doit sortir du moule pour s’exprimer.

Tu es autodidacte ?

F — Non, pas du tout.

W — C’est moi, l’autodidacte ( rires).

F — Depuis le début je fais de la cuisine. Mais pendant très longtemps, avant d’arriver au Clos des Sens, je faisais des périodes de 3 / 4 ans et puis je changeais de pays, d’entreprise, de cuisine, de langue. Je créais chaque fois une nouvelle expérience. J’ai peut-être un problème avec le temps et ces périodes m’ont aidé à mesurer le temps de la vie, peut-être inconsciemment. Quand tu restes trop longtemps dans un endroit, tu ne vois pas passer le temps, il passe vite et tu as l’impression de n’avoir rien fait.

W — Tu vas arrêter le Clos des Sens un jour ?

F — Forcément, mais quand j’arrêterai de travailler. Le Clos des Sens réunit tellement de choses ! Il m’a fait me construire d’une autre façon et être qui je n’avais pas pensé être. Lorsque je rencontre Laurent Petit, à mon arrivée , il me demande : «  Quel est ton objectif pour plus tard ? Tu veux avoir ton restaurant ? — Ah non, jamais ! » Pourquoi je serais allé m’embêter à être patron ? Cette rencontre m’a fait évoluer, changer d’une façon que je n’imaginais pas. Au départ, je comptais rester 3 / 4 ans. Pourquoi j’y suis resté ? J’ai adoré travailler avec Martine et Laurent Petit. La philosophie du Clos était très attachante et très profonde, elle a toujours été en mouvement. Le mouvement était là, je n’avais plus besoin de bouger. Type de cuisine, façon de cuisiner, de penser la cuisine, tout y était. Nous nous sommes vraiment trouvés comme êtres humains en construisant ensemble. Une cuisine locale, avec ce qu’on a autour de soi ! C’était le mode de vie de mes grands parents.

Franck Derouet et Thomas Lorival au Clos des Sens © Christophe Rassat

C’est l’épicurisme : la satisfaction des plaisirs naturels et nécessaires, et non le débordement de plaisirs.

C’est un peu le problème des trois étoiles que les gens considèrent comme des endroits de luxe, d’abondance, de bling bling. Au Clos des Sens, nous fonctionnons en équipe, mais les clients veulent un chef. Quand j’arrive à leur table, ils me disent : «  Alors, c’est vous qui faites tout ça ! ». Mais moi tout seul, je ne fais rien !

W — Tu as deux types de collectifs. L’un relativement démocratique, comme dans ta cuisine où les choses se partagent et s’équilibrent. L’autre est pyramidal, avec un pouvoir au sommet et quelqu’un qui règne sur les autres.

F — Ce qui réduit la liberté de chacun. Et par voie de conséquence les énergies. C’est un équilibre à trouver.

La conversation aborde le statut de chef : on peut l’être parce qu’on incarne quelque chose que l’on partage, ou bien uniquement parce qu’on occupe un statut qui nous donne un pouvoir.

W — Il vaut mieux être un référent, un révélateur qui suscite la création plutôt qu’il n’entraîne la frustration. Moi, j’ai la chance d’être tout seul : je peux être tout le monde à la fois !

Comment fais-tu pour prendre du recul ?

W — Je n’en ai pas assez pour te le dire ! (rires)

Un arbre poussait majestueusement à proximité de la maison de Franck. La dernière tempête l’a couché et Franck m’avait aussitôt appelé pour me faire part de son émotion profonde.  Cet arbre se trouve maintenant chez William qui va en respecter la matière et l’esprit pour créer.

 F — Un jour, mon père m’a dit :  « Mon cercueil sera fait dans le bois de cet arbre»,qui poussait près de sa maison. Un arbre qui était là avant lui. Mon père a 82 ans, l’arbre est toujours vivant, sur pied. Mon père ne pourra pas faire ce qu’il avait dit, mais cet arbre a pris tellement de valeur pour moi ! Un autre arbre, un chêne que je croyais éternel, est mort à l’endroit où mon père est né. Celui qui représentait la naissance est mort ; celui qui représente la mort est toujours vivant. Est-ce que ce ne sont que des arbres, ou bien incarnent-ils autre chose ?

W — Je vois l’arbre comme le côté paternel qui est ancré dans la terre mère.

William travaille le bois qu’on lui donne. Au Clos des Sens, vous travaillez des produits « simples », pas forcément du caviar, du homard. Les clients ne sont pas désarçonnés par cette façon de faire ?

Nous avons deux types de clients. Ceux qui recherchent le luxe, les autres vont  s’exclamer « Ah, mais ça n’est que du champignon, que du fenouil, et vous arrivez à faire ça ! » Ceux-ci comprennent le véritable luxe : faire d’un produit commun un plat unique.

Ce qui se passe alors ressemble à une conversation avec un tableau, une pièce de théâtre : en partant, tu emportes quelque chose avec toi et la conversation se poursuit.

W —  La trace de l’expérience entre dans ta mémoire qui est en résonance avec tout ton corps. Elle déclenche quelque chose en toi parce que l’objet ou le plat qui laisse cette trace est vivant, chargé de beauté. Il y a en l’objet un potentiel que tu fais vivre en toi.