Le malade imaginaire

Le malade imaginaire

25 novembre 2022 Non Par Paul Rassat

Mis en scène par Jean Liermier au Théâtre de Carouge, voici un Malade imaginaire où «  le malade est ce fou que je croyais être moi, à moins que ce ne soit le contraire, c’est-à-dire où le malade est enfin drôlement pris au sérieux. » Jusqu’au 18 décembre 2022. (Photo©Théâtre Carouge).

Jean Liermier

Entretien avec Jean Liermier

Il est remarquable de monter Le malade imaginaire par temps de pandémie.

J’ai eu le souhait de reprendre ce spectacle que j’avais créé en 2014. Cette pièce propose des choses qui résonnent autrement avec l’actualité. Nous avons tous été traversés par ce phénomène. Ce qui me sidère, me surprend et me ravit est que Molière arrive à nous en faire rire. Il est l’un des très rares, toutes disciplines confondues, capable de prendre cette distance, de poser les vraies questions et de nous faire rire. Ceci permet d’exorciser nos peurs. Même si la médecine a considérablement évolué depuis le XVII° siècle, les mécanismes de défense, de peur sont demeurés les mêmes. Au-delà de la technique, de la connaissance, beaucoup d’enjeux dépendent de notre façon de réagir à la peur de la maladie, à la peur de la mort. Les mécanismes humains sont demeurés exactement les mêmes.

Imaginaire, angoisse et force de vie

Dans Le malade imaginaire, vous insistez surtout sur imaginaire.

Exactement. L’idée est de voir de quoi est malade Argan. Il ne s’agit pas de montrer pendant presque deux heures un être caractériel insupportable. Argan, selon moi, est malade de son imaginaire. Des crises d’angoisse, de panique que l’on ne savait pas gérer à l’époque le poussent à agir de la sorte avec sa fille Angélique. Elles le poussent à être asservi à son médecin parce qu’on lui a dit qu’il serait mort sous les trois jours s’il ne prenait pas les remèdes conseillés. Dans cette fragilité, Argan est suspendu aux consultations et aux remèdes. La pièce parle d’angoisse, de maladie et de mort et en même temps elle ne parle que de force de vie. Il s’agit de se débattre, de s’en sortir, de résister. Tant pour Argan lui-même que pour tout l’entourage qu’il martyrise.

Mise en abyme

Molière a vécu cette situation pendant ses derniers jours.  Le lien est très étroit, d’où cette force de vie. Il y a une scène hallucinante que j’entends à ces premières représentations. Le public est suspendu aux lèvres de Béralde et Argan qui débattent de ce qu’il faut faire quand on est malade. Ce que Molière pointe au XVII° siècle est tellement d’actualité ! Pour Béralde il ne faut rien faire, Argan s’en remet complètement à la médecine. C’est ces controverses que j’ai entendu à propos du vaccin, du confinement, des mesures de protection. Comme dans la pièce la maladie ou la peur de la maladie a séparé des familles.

Rire et mourir !

À la fin de cette scène entre les deux frères Béralde dit en quelque sorte «  J’étais simplement venu pour essayer de vous détendre, vous devriez aller voir une pièce de Molière. » Le texte est : « Je vous amène ici un divertissement, que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. […] et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon » (II 9).  Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer et de voir Molière lui-même dans le personnage d’Argan lui répondre que si jamais il venait à tomber malade lui-même il souhaite que les médecins refusent de le soigner et le laissent crever ! Quelle insolence de Molière ! Faire rire une salle entière alors qu’il est en train de mourir. C’est unique.

Le génie et l’oxymore

Les génies comme Molière sont des oxymores. Ils transcendent les contraintes que nous acceptons de subir. Molière mêle le rire, les questions, l’inquiétude… et ses créations dépassent tous ces cloisonnements.

Exactement. On le voit aussi par rapport à la condition des femmes. Angélique revendique sa liberté de choix, la liberté de son corps. Elle est soutenue par Toinette, par Béralde.

La nécessaire fiction

Il y a aussi quelque chose que je veux souligner car essentiel. Chez Molière, chaque fois que les personnages se retrouvent dans une situation inextricable, ils en sortent par la fiction. Ils inventent une situation théâtrale en jouant le rôle d’un maître de musique, d’un médecin. Argan lui-même va contrefaire le mort. Le passage par le théâtre et la fiction dénouent les impasses de la vie. Il y a sans doute une part testamentaire dans cette œuvre de Molière, probablement inconsciente. Le théâtre apparaît comme un baume, un bien nécessaire à nos existences.

Le travail de mise en scène

Finalement vous êtes vous-même médecin d’une certaine manière (rires). Peut-on dire qu’Argan est essentiellement malade des autres ? De sa femme hypocrite, des médecins incompétents…Il incarne une maladie sociale. On dirait même sociétale.

Bien sûr. Je ne cherche pas, cependant, à prendre parti. Les personnages sont suffisamment complexes pour qu’on ne puisse pas trancher en faveur de Béralde, d’Argan, de Béline, la seconde femme d’Argan. Molière lui-même ne juge pas. Le travail de mise en scène consiste à mettre à nu les situations. La cruauté du théâtre permet alors de révéler la vérité. C’est au public de jouer son rôle, de prendre le sens qui lui convient.

La langue crée une distance qui nous réunit

La notion d’imaginaire inclut aujourd’hui tout un feuilletage de sens. Il est présent déjà chez Molière. L’imaginaire se conjugue au pluriel.

L’actualité nous submerge. Avec cette tendance la place de la fiction elle-même commence à être critiquée. Il est de plus en plus difficile de se référer aux classiques, à certaines scènes qui pourraient passer pour sulfureuses. La distanciation est de plus en plus délicate. C’est pourquoi il faut réactiver ces œuvres qui nous inscrivent dans une histoire. Elles nous montrent que nous ne sommes pas tout seul avec l’ego de notre actualité. Donner accès à la langue est un travail politique. Faire que cette langue du XVII° soit reconnue, soit la nôtre. Elle nous donne ainsi des outils, des clés pour penser un monde à venir meilleur.

C’est paradoxalement une distance qui nous unit grâce à la langue.

Exactement. Et il m’est plus difficile de mettre en scène « Tiens, passe-moi le sel » qu’une pièce du XVII° siècle. Le travail avec les comédiens pour nous en approcher nous fait toucher à la poésie, à l’art. Il nous extrait de la banalité.