Les quarantièmes épanouis d’Éric Prowalski
19 novembre 2024On parle habituellement des « quarantièmes rugissants » en matière de navigation. Le chef étoilé Éric Prowalski vit des quarantièmes épanouis aux Trésoms, cet établissement pleinement relié à la nature, au lac d’Annecy qu’il domine dans le juste rapport à la ville à la fois toute proche et paisiblement perçue. La photo (©Jean-Marc Favre) date de 2021, l’étoile est toujours là, le sourire aussi. Placez Éric au milieu d’une brochette de chefs, vous le reconnaissez aussitôt : il sourit naturellement, pas pour la photo. Éric est bien dans son assiette personnelle et gastronomique.
Conversation avec Éric Prowalski ( le 29/10/2024)
Tu reviens d’un séjour à Barcelone, pendant lequel tu as bénéficié d’une formation auprès de quelqu’un que tu avais lancé. C’est une conversation permanente.
Paolo Casagrande est maintenant chef à Lasarte. Nous avions déjà travaillé ensemble à Paris, aux Élysées du Vernet et chez Taillevent où j’étais sous-chef et lui chef de partie. Philippe Etchebest m’avait alors envoyé à Paris. Alain Solivérès a envoyé Paolo à Saint Sébastien mais nous nous sommes toujours suivis, nous avons gardé le contact. Paolo a grandi auprès de Martin Berasategui et il est devenu responsable du restaurant Lasarte qui est trois étoiles depuis 2017.
Paolo est italien, sa cuisine est très identitaire. Elle est issue de ses rencontres mais elle affirme et traduit désormais sa personnalité. Lors d’un repas chez Martin Berasategui, le contact a été non seulement repris, mais il s’est concrétisé par un stage d’une semaine chez Paolo. Grâce à l’approche d’un trois étoiles, je redécouvrais certaines techniques.
Habituellement je suis nourri par mes équipes mais ces échanges qui reposent sur la bienveillance et le partage sont essentiels. Paolo m’a reçu en me disant : « Tu es ici chez toi, demande ce que tu veux. »
J’ai d’abord observé et j’ai retrouvé la cuisine des palaces que j’avais connue à Paris, les moyens extraordinaires dont elle dispose. Mais j’ai découvert des techniques innovantes ; en Espagne, l’innovation culinaire est permanente. En France nous avons un cadre, un héritage dont nous avons du mal à sortir. C’est à la fois un socle utile et un frein. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai décidé de ne plus participer à des concours : ils freinent la créativité en canalisant trop la démarche.
En Espagne, on est dans la création et la contemporanéité qui inclut la touche japonisante. J’ai donc découvert des choses auxquelles je ne pensais pas, ou plus parce que le cadre dans lequel je travaille habituellement impose certaines contraintes que l’on n’a pas dans un palace, et c’est normal.
J’ai donc observé, j’ai appris et je vais voir ce que je peux garder, adapter, comme ce qui concerne la maturation de la viande, l’utilisation de l’azote… L’innovation fonctionne bien avec ma touche artistique personnelle. Et puisque Paolo et moi avons eu la même formation, la conversation est naturelle.
J’ai eu l’occasion de déjeuner dans l’un des meilleurs restaurants végétariens au monde. Il n’utilise ni lait, ni crème, ni farine, ni saccharose, mais le goût est là ! Ça me parle puisque j’ai changé mon alimentation depuis deux ans. Je n’ai plus qu’une viande à la carte, j’axe sur le végétal.
Ce n’est pas uniquement « tendance ».
On peut parler de tendance, pour moi, c’est une prise de conscience que j’ai effectuée d’abord pour ma santé et l’équilibre de mon corps. Je l’adapte ensuite dans mon restaurant, progressivement dans l’alimentation de mes enfants, sans rien leur imposer.
On est donc toujours dans la transmission, entre Paolo et toi, avec tes enfants, aux Trésoms. C’est une forme de sagesse !
C’est ce que semblent dire ceux qui me connaissent, parmi lesquels Paolo. Je travaille beaucoup sur moi-même, je pratique la pleine conscience, je médite avec mes équipes. J’ai bien conscience que, pour certains, ça peut sembler « perché » mais je n’ai aucun problème avec ça : je sais où j’en suis. Chaque démarche est propre à chacun, c’est celle qui me convient.
Nous en avions déjà parlé, le lieu est peut-être propice à cet épanouissement.
Oui, j’étais arrivé en avance pour mon entretien d’embauche avec madame et monsieur Droux et je sentais que les énergies me correspondaient. Je suis bien ici, je l’ai encore réalisé en rentrant de Barcelone, de l’agitation.
C’est intéressant : Annecy devient un spot événementiel et touristique alors que Les Trésoms sont comme une oasis ; on domine le lac, la nature est là, ainsi que le calme.
Le lieu permet de s’élever et de se protéger. La forêt y contribue elle aussi.
Tu es bien dans ton assiette, à tous les sens du terme.
Exactement. J’ai autrefois été dans une quête qui ne m’était pas personnelle, qui ne me correspondait pas, avec ce côté pro. On parle beaucoup de retraite. Est-ce que je m’arrêterai ? C’est viscéral d’aider les gens. La cuisine est un outil pour exprimer la bienveillance, l’équilibre, l’importance de prendre soin de soi.
Depuis tout jeune ?
Non, mais j’ai toujours aimé faire plaisir aux gens. Lorsque j’étais enfant, ma maman a été malade. Quand elle est revenue à la maison, pour reprendre contact avec eux elle invitait des amis à manger. J’ai été frappé du regard qu’ils portaient sur maman en partant : elle leur avait donné quelque chose qui les avait remplis. Je me suis dit : « C’est ce que je veux faire, remplir les gens de bonheur. »
Plus tard, j’ai eu la chance de rencontrer des grands chefs, d’être formé uniquement dans des établissements étoilés, mais j’ai suivi cette ligne, j’ai imité. Avec la maturité j’ai découvert qui je suis, ce que je veux, ce qui me permet de faire de la cuisine un art. Si je prends soin de la santé de mes clients, je le fais d’abord pour moi, en accord avec moi. Les gens sentent, ressentent les énergies positives que je mets dans mes assiettes.
Au lieu de « donner du sens » en ajoutant des touches ici ou là au produit, tu vas chercher en toi et dans les produits ce qui te convient. Il faut d’abord savoir prendre correctement pour donner ensuite.
Pour moi, aujourd’hui, tout vient de l’intérieur. C’est un travail que j’ai entrepris il y a huit ans, je continue. Lorsque je rencontre des producteurs, si nous n’avons pas la même vision je ne pourrai pas travailler leurs produits. Le choix du produit est aussi une question d’hommes, d’énergies.
Chacun le reçoit à sa façon ; il y a cependant de plus en plus de clients qui sont, comme moi, dans une pleine conscience et viennent aux Trésoms pour cette raison.
Ce que nous avons dit de l’établissement est dans cette cohérence, dans cette circulation.
C’est pourquoi nous proposons un menu végétal. C’était mon initiative, elle correspond aux clients et à l’ensemble de la maison. S’il faut prendre soin de la planète, il faut aussi prendre soin de soi. Ne pas gaspiller non plus. Pour avoir pas mal voyagé, je constate que la France est un pays précurseur en ce domaine. Les chefs de cuisine ont une responsabilité dans l’éducation des clients, de la société. Nous devons participer à la prise de conscience.
Lorsque je recrute des collaborateurs, je leur parle toujours de développement personnel. Les quatre Accords toltèques sont affichés dans la cuisine. Si ça ne leur convient pas, c’est que nous ne pouvons pas travailler ensemble. Ceux qui sont avec moi viennent chercher autre chose que simplement faire la cuisine.
Deuxième volet de la conversation
Ce n’est pas l’étoile qui a changé ta cuisine ?
Non j’ai pris conscience que certaines choses n’allaient plus dans ma vie. Elles ne correspondaient plus à mon éthique et à mes valeurs. S’ensuit un changement et une cuisine qui me correspond vraiment. Ce n’est pas l’étoile qui a déclenché ce changement, mais une prise de conscience personnelle. En résulte une profondeur qui associe l’intellect, la poésie, l’élégance. Tout ceci était enfoui en moi ; de belles rencontres, un travail personnel m’ont permis de me libérer. Je sais que j’ai encore beaucoup de choses à raconter pour me libérer et faire évoluer ma cuisine. Ce que je raconte est lié à ce que je ressens de la société ou bien à mon histoire propre.
Tu parles de profondeur. Elle se retrouve dans tes plats qui associent différents niveaux.
Il y a une conversation entre différents niveaux, d’une bouchée à l’autre. Le piquillos c’est la force brute d’il y a vingt ans, ce que j’ai été à un moment donné. Le citron marque mon côté très acide…
Tu ne renies rien mais tu associes pour avancer.
Pour tout rééquilibrer et faire émerger ce qu’il y a de plus profond en moi. Je pense que ça va continuer parce que j’ai trouvé ma source. Elle me renvoie avant mes douze ans. J’ai déjà dit ce qui s’est passé alors. Je m’y reconnecte plusieurs fois par jour et mon esprit en est apaisé. Aux yeux d’un cartésien je peux manquer de sérieux, mais je l’assume.
Un artiste ne paraît pas toujours sérieux. Le sérieux, d’ailleurs, n’empêche pas l’humour ni la fantaisie. La profondeur vient certainement de ces différentes facettes associées à la rigueur.
De là naît un équilibre, oui. De la rigueur et de la passion.
Une conversation avec Éric est toujours un moment de profondeur légère dans laquelle perce le sourire et pétille le regard.