L’inconscient du peintre devient lumière : Francis Berthault

L’inconscient du peintre devient lumière : Francis Berthault

15 octobre 2021 Non Par Paul Rassat

Nous avions pris contact il y a plus d’un an. Je me suis rendu dans l’atelier de Francis Berthault non pas poussé par l’actualité mais pour comprendre l’enchevêtrement entre la vie et le travail artistique.  Ce texte est très fidèle à notre conversation, au rythme, aux échappées afin d’en garder l’esprit, l’enchevêtrement conscient / inconscient.

De la toile à la bulle et inversement

Nous devions nous rencontrer depuis un certain temps. Votre message sur les réseaux sociaux m’a fait réagir aussitôt.

J’ai eu une amnésie post traumatique pendant cinquante ans malgré une analyse de sept ans, trois psychothérapies. C’est un événement particulier qui m’a fait casser cette bulle il y a une année. Tout m’est alors apparu. J’ai compris que j’avais été acteur malgré moi. La peinture a été une immense chance. Elle m’a permis d’expurger… Je peignais des paradis enfantins, un monde rêvé mais avec des blocages.

Le paradis perdu…et retrouvé ?

Comme vos îles qui représentent des paradis isolés.

Des îles, des échelles. La bulle s’est cassée avec une immense violence. J’ai dû écrire mon histoire, tout ce que j’avais vécu et  le sortir aussi en peinture. Ce n’est plus paradisiaque, même s’il y a une forme de cohérence avec les blocages que j’ai signalés. Je me rappelle cette conversation avec un voisin âgé lorsque nous habitions Veyrier. Nous regardons le paysage qui nous apparaît comme le paradis. Il précise « Je sais ce qu’est le paradis parce que je connais l’enfer. » Il était sorti des camps à dix-sept ans en pesant trente kilos. J’ai réalisé que je me trouvais dans cette situation, le paradis rêvé et l’enfer qu’on m’a fait vivre lorsque j’étais enfant. On m’a cassé.

La force de l’inconscient

Votre peinture a changé ?

Il y a un avant et un après. Je ne suis pas encore dans l’après, ça va venir. Cet après sera plus serein, je pense. Je vais sortir toute une série, il y a des projets autour de ça mais je ne vais pas passer mon temps à dénoncer. Je ne vais pas être le peintre du traumatisme. Ma relation à la peinture est étrange. Je n’ai touché ni un crayon ni un pinceau de l’âge de cinq ans jusqu’à vingt-quatre ans. À l’école, je piquais le dessin de mon voisin ou je lui demandais d’en faire un pour moi.

Il y avait une censure ?

Une censure que je ne comprenais pas. J’ai cherché en vain son origine jusqu’à ce que je sorte de cette bulle. De dix-sept à vingt-quatre ans, j’ai fait beaucoup de montagne. J’ai pratiqué l’alpinisme alors que je suis fondamentalement trouillard. Il a fallu que je me frotte à la mort, que je la voie en face. J’ai perdu des amis. J’ai aussi été victime d’une très grave hémorragie due à l’helicobacter pylori.    

 Se retrouver à l’extérieur de son corps physique  

Alors qu’on me soignait, j’avais l’impression d’être extérieur à mon corps. « Même pas mal ! ». Le même état dans lequel je me trouvais lorsque j’ai été violé pour ne pas avoir mal. J’étais extérieur à mon corps. Après mon hémorragie, on m’a imposé trois mois de repos. J’adorais la lecture, la peinture aussi et les expositions comme un monde inaccessible. Quelqu’un m’a convaincu de me mettre à la peinture. Mon entourage m’a encouragé. Trois jours plus tard je voulais être peintre ! Je me suis mis à peindre, à peindre…et puis je me suis dit « Il faut que j’apprenne le métier. » Je suis entré aux Beaux Arts, puis passé par la Faculté et c’est devenu mon métier. Tout de suite.

L’humour comme défense

Vous pratiquez aussi beaucoup l’humour.

Grégoire Delacourt en parle bien. C’est un humour de défense. Je donne aussi toujours un titre à mes peintures. J’ai besoin de les nommer. Mes jeux de mots ne relèvent pas du simple calembour. J’utilise beaucoup de symboles sans avoir véritablement choisi de produire une peinture symbolique. L’arbre, les maisons, les échelles, l’envol, les îles sont reliés à des significations particulières. C’est l’urgence de ce qu’il a à dire qui fait un artiste. La technique n’est qu’un moyen. On se demande à propos de peintres uniquement techniques où ils sont. Il n’y a personne dans leur travail. Certains s’y cachent, c’est un autre cas de figure. Je ne me souviens plus qui disait « Si les natures mortes pouvaient parler, qu’est-ce qu’elles diraient du peintre ? » Quand elles sont terminées, mes peintures ne m’appartiennent plus.

L’organique et la couleur : retrouver un corps

Il est alors question d’une commande. Une sorte de Janus destiné à être entouré de douze pièces plus petites représentant l’intestin, l’appareil respiratoire…

J’aime bien à l’occasion travailler sur des thèmes imposés. Le sujet de ce travail est intéressant puisque c’est l’Homme.

À voir certaines de vos toiles, je pense à Hundertwasser.

J’ai habité dans l’Orne. Les habitants du village voisin me disaient « Un peintre a habité ici. Il avait un nom très compliqué. » Je me suis rendu compte qu’Hundertwasser avait effectivement habité là. C’est quelqu’un qui m’a touché.

Toujours ce passage inconscient // conscient

Il utilise les couleurs de manière très franche. Il y a aussi, en ce moment, une exposition Monory à Annecy. Comme lui vous utilisez le bleu.

J’ai eu une période rouge. On passe d’une couleur à l’autre parce que les choses peuvent se tarir. Je travaille beaucoup par séries. Quand l’une d’elle s’épuise, il faut en changer. La couleur bleue est assez spirituelle. La lune est presque toujours présente et on ne sait pas si c’est la nuit ou le jour. Ce serait plutôt le point du jour, le basculement entre le conscient et l’inconscient. Les formes, envol, bateau aérien évoquent une dimension suspendue. Le point de vue donne l’impression qu’on est à trente mètres du sol. On peut se dire que je n’étais pas les pieds sur terre. Cette découverte horrible va me permettre d’avoir de nouveau les pieds sur terre. Je représente désormais des arbres avec des racines.

Question de point de vue

Je suis plus en accord avec les gens qui observent les étoiles qu’avec les cosmonautes qui veulent mettre un drapeau dessus. La conquête me fait peur. Je suis fasciné par la création de l’univers et la compréhension que nous en avons mais ces voyages pour voir la terre d’en haut me semblent pathétiques. C’est comparable à cette maladie qui consiste à monter sur l’Everest ou sur le Mont Blanc. Ce côté dominateur, cette volonté de trophées.

Échelles et métaphores

Puisque nous parlons de conquêtes dans l’espace ou en altitude, derrière vous un tableau montre une échelle étrange. On ne sait pas où elle mène.

Les échelles que je peins sont dérisoires. Leurs barreaux sont tordus, elles donnent l’impression qu’elles vont nous faire tomber, mais elles comptent toujours neuf barreaux. Je pensais avoir choisi ce chiffre un peu au hasard. J’ai découvert que neuf est la fin, l’aboutissement d’un cycle. Il s’agit donc d’échelle de vie.

[ Il y a, bien sûr, l’échelle de Jacob. Le dictionnaire de Furetière précise aussi  « les teinturiers appellent eschelle un certain nombre d’estages qu’ils donnent à la clarté et à la profondeur des couleurs].

Le mystère et la nécessité intérieure

L’inconscient ne demande qu’à s’exprimer.

J’aime bien la phrase de Picasso « Le centre de la peinture, c’est le mystère. » Toute œuvre, nous l’avons dit, répond à une nécessité intérieure, après elle appartient aux autres. Quand je lis L’enfant réparé, de Delacourt, j’ai l’impression de lire mon histoire. Ma peinture n’est pas agressive, mais pas que…Il a fallu qu’un critique fasse remarquer à Delacourt « C’est bizarre, dans tous vos livres il y a un enfant mort. » Dans la peinture aussi, un pan nous échappe. C’est ce qui permet le dialogue avec l’autre, qui discerne ce que nous n’avons pas contrôlé dans notre création.

Vous avez longtemps cherché à vous échapper avec des échelles qui ne fonctionnent pas.

Sur lesquelles on ne peut pas monter. Ce sont des échelles inefficaces pour l’esprit.

« Quand la matière est déchirée… »

Il semble que vous représentiez beaucoup plus de paysages que de personnages.

L’aspect collage de mon travail passe par des papiers qui ont une histoire. On y retrouve des personnages qui sont déchirés. Nous sommes faits de déchirures. J’y ajoute des textes qu’on peut difficilement lire, comme des actes notariés sur lesquels j’ai beaucoup travaillé. Lorsque nous sommes arrivés dans cette maison que nous habitons aujourd’hui, nous avons retiré le papier peint. Il compose, avec du journal de la même provenance, le couple que vous voyez ici. Il n’a pas quitté ses murs ! J’aime bien ce travail en grande partie inconscient avec les déchirures. Quand la matière est déchirée, il faut suivre le sens des déchirures. Je fais avec. Mon travail avec la peinture laisse plus de place à ma volonté et à mes choix.

Question de transmission : ce qui pèse et ce qui libère

 Votre utilisation des couleurs est très intéressante. Nous avons parlé du bleu. Les couleurs sont très profondes et lumineuses.

Olivier Debré a été l’un de mes professeurs aux Beaux Arts. J’ai longtemps pensé qu’il ne m’avait pas apporté grand-chose. On l’avait surnommé « C’est très bien continuez. » Il était peintre mais pas critique. J’ai visité l’une de ses expos et quelle couleur ! Il m’avait apporté la couleur.

Les véritables transmissions ne sont peut-être pas les plus directes.

Elles se passent en profondeur. Je suis un admirateur de Brassens qui a passé son temps à démolir la religion et qui, de fait, en a énormément parlé. La merveille de la peinture est qu’elle se construit avec l’homme. On construit son chemin avec ses petits cailloux.

« L’œuvre parle d’elle-même » mais la part de mystère subsiste

Cet amoncellement de toiles contre le mur en fait partie ?

Ce sont mes petits cailloux. L’ensemble ne forme pas un escalier où une période serait meilleure qu’une autre. Certaines sont très justes, d’autres un peu  moins bien. C’est une leçon de vie. Les films sur les artistes m’ennuient. On ne voit qu’un petit bout de ce qu’ils sont. Au fond, l’œuvre parle d’elle-même. [ La discussion tourne alors autour du livre de Bernard Lahire Ceci n’est pas qu’un tableau. Il y est question des relations entre le sacré et le profane et de la déification de l’artiste. Il explique que ce qui fait une œuvre, c’est tout ce qu’il y a autour. Cette mythologie construite, par exemple, autour d’un faux Vinci. Nous retrouvons cette profondeur des relations en commentant un tableau de Francis Berthault]

Le sang irrigue l’art

Je prends des cartes de géographie que je redresse, je les place à la verticale pour qu’elles apparaissent comme des artères. Elles deviennent le sang des montagnes qu’elles composent. Pour moi les montagnes sont vivantes.

Des rêves éveillés

Vous aimez bien inverser. Comme vos arbres.

Parfois les ombres sont plus importantes que les objets. Lors d’une expo, un visiteur m’a reproché que les ombres partent dans tous les sens. « C’est pas logique ! » Non, c’est pas logique ! (rires) Mes peintures sont des rêves éveillés. J’aime représenter les montagnes de cette façon parce qu’elles ne deviennent pour beaucoup qu’un terrain de jeux, un faire valoir pour leur force physique et pour des exploits. Aujourd’hui les skieurs ne regardent la montagne que quand ils sont coincés sur leur télé siège. Il faut monter le plus vite possible, pour redescendre le plus vite possible. Je suis anti vitesse ! Elle est l’ennemie de la poésie.