Nicolas Kayser-Bril
1 novembre 2023Nicolas Kayser-Bril, un « curieux professionnel »
Vous semblez avoir beaucoup d’activités en même temps.
Je suis journaliste d’une part et doctorant en anthropologie. J’ai fait mes études à Science Po, spécialité finance.
Vous dépassez un peu des cadres établis, des étiquettes. En essayant de donner du sens à l’Histoire, aux événements, on passe parfois par-dessus les murs. C’est nécessaire pour créer des liens permettant un autre regard.
Je me définis comme un curieux professionnel. D’un point de vue plus théorique, je partage l’avis de certains scientifiques dans le sens où il n’y a qu’une science sociale, et pas des sciences sociales. Je ne me demande donc pas si j’aborde un sujet en tant qu’anthropologue, historien ou économiste. Je prône une approche globale qui s’appuie sur une méthode. Mes livres publiés chez Nouriturfu sont essayistes et, eux, ne se réclament pas d’une méthode scientifique. Il ne faut simplement pas se perdre dans les guerres de chapelles qui sont propres à l’Université du XX ème siècle. Il faut revenir à une approche fondée sur la curiosité, comme c’était le cas jusqu’au milieu du XIX ème siècle.
La pensée post colonialiste
La méthode n’empêche pas d’avoir un angle humaniste.
Oui, les choix que je fais me situent dans le courant des études post coloniales. Ce choix théorique n’est pas d’ordre politique, il est la conséquence des faits que j’ai pu observer dans mes recherches. Ensuite, quand on regarde la manière dont les personnes en situation de pouvoir définissent les études post coloniales, on constate une haine de la majorité du personnel politique à notre égard. Frédérique Vidal, ancienne ministre de l’éducation supérieure avait déclaré que les études post coloniales sont une gangrène. L’étude de l’Histoire nous montre que ces menaces ne sont pas à prendre à la légère.
Repenser les faits passés à la lumière du présent
Le propre de l’histoire est de repenser le récit des faits passés à la lumière du présent. C’est par les travaux de Timothy Snyder que j’en suis arrivé à repenser le XX ème siècle par le biais du post colonialisme. Il montre que l’on peut penser la seconde guerre mondiale comme un conflit colonial sans être soi-même un adepte de la pensée post coloniale. C’est un peu complexe mais il faut le signaler.
Les conflits liés à l’alimentation
L’un de vos axes d’étude est l’alimentation. Elle recoupe toute l’histoire de la colonisation et bien au-delà. Vous passez en revue pas mal de sujets qui nous mènent des débuts, de la naissance de l’agriculture et de ses conséquences sociales jusqu’au kebab. Le dernier chapitre pose des questions inquiétantes : on revient vers une lutte pour l’alimentation et de véritables mesures ne seraient pas prises pour en tenir compte. On verra ! Tout montre cependant qu’on risque de très gros conflits sur l’alimentation. C’est déjà le cas pour l’eau. Il n’y en a plus à Mayotte. À Montevideo, on alimente les robinets avec l’eau de l’estuaire. On se demande s’il y aura de l’eau potable cette année au Cap ou à Chennai. Cette crise n’existait pas il y a dix ans. Oui, il y a déjà d’énormes conflits au niveau individuel ou individuel pour trouver de l’eau.
Les guerres alimentaires
Le prix du blé grimpe avec la guerre que la Russie mène en Ukraine. L’alimentation, la politique et l’économie sont très liées.
Il faut y regarder de plus près. Il y a d’autres paramètres à prendre en compte. J’espère qu’on aura encore la possibilité, dans vingt ans, de réfléchir à ces questions pour savoir quand ont commencé les guerres alimentaires. Il est difficile d’en prévoir les conséquences pour les Français. Allons-nous conserver nos habitudes alimentaires ? Ceci provoquerait d’énormes problèmes. La question du blé en Ukraine est aussi et surtout très liée à la crise climatique. Si on continue à avoir des systèmes alimentaires fondés sur le blé, en Europe, il y aura de très gros problèmes liés à l’augmentation des prix.
S’adapter à de nouvelles conditions ?
On est déjà dans cette situation avec l’huile d’olive. La récolte a baissé de moitié, le prix de l’huile d’olive a doublé.
Et la qualité a baissé.
Sans doute, les fraudes vont reprendre à grande échelle. On va voir si les Européens s’adaptent ou s’ils s’accrochent à tout prix à l’huile d’olive. Des décisions qui seront prises maintenant va dépendre la suite. Le refus de s’adapter entraînera des crises bien plus sérieuses. Il ya d’autres céréales, comme le sorgho éventuellement, qui pourraient se substituer au blé.
Nous mangeons des marqueurs sociaux
L’alimentation est liée aussi à l’histoire, à la culture. On voit qu’elle devient un enjeu politique avec le porc, le vin, la nourriture vegan… Une adaptation n’est pas gagnée d’avance !
Bien sûr. Certains vont lutter contre elle pour diverses raisons. Mes recherches actuelles se portent sur la margarine. Elle a été dénoncée par de nombreux « spécialistes » et politiciens qui ont dit, à l’époque, « C’est dangereux, il ne faut pas en manger ». Or d’autres sources montrent que les femmes, celles qui faisaient les courses, achetaient ce qu’il y avait de mieux à un moment donné. Le beurre était alors de très mauvaise qualité : il était plus sensé d’acheter de la margarine à ce moment-là. Ceci montre que l’adaptation n’est pas homogène. Certains s’y opposent pour défendre un système qui leur profite. Il faut souligner que cette dénonciation de la margarine ne venait pas des producteurs de lait. Elle constituait la défense d’un passé imaginé, le refus de faire changer la société. Les élites ne voulaient pas que le beurre, marqueur social important, disparaisse.
À qui profite le système ?
On peut imaginer la même chose aujourd’hui à propos du blé. Si son prix augmente considérablement, il est envisageable qu’une partie des décideurs politiques refuse une alternative qui menacerait le système inégalitaire qui les place au sommet.
Ce que vous dites est plus inquiétant encore que les polémiques actuelles sur l’alimentation, qui ne sont que des postures.
Oui. L’aliment discriminant aujourd’hui, ce sont les légumes frais ; peu de politiciens en font leur cheval de bataille.
Digression
Nous abordons alors un possible sujet d’étude : l’impact des produits alimentaires transformés sur notre mode de consommation. Peut-être le fait que les nouvelles générations, pour toutes sortes de raisons, ne cuisinent plus comme autrefois. Y aurait-il une nouvelle façon de faire la cuisine ? Celle-ci a été un axe de discussion important lors des confinements.
Le déni
Il est important que les politiciens prennent la mesure de la crise en cours, appelée à s’amplifier, pour prendre les mesures indispensables : s’attaquer aux émissions de gaz d’un côté, s’adapter à la crise de l’autre. L’exemple des méga bassines montre que les mesures prises ne le permettent pas. On constate que certaines ont été conçues sans prendre en compte la crise climatique. Elles ne seront même pas remplies d’eau puisqu’il n’y en a plus ! On est là dans un délire négationniste plus que dans une quelconque adaptation.
Pensons dès maintenant à ce que nous ferons quand il n’y aura plus de blé. Il est possible que la situation liée au réchauffement soit pire en Europe qu’ailleurs à cause de la disparition du Gulf Stream.
Un futur sans institutions?
Certains avancent que nous serions au point de rencontre d’une civilisation qui s’effondre et d’une autre qui apparaît. Les secousses que nous vivons viendraient de ce que l’ancien système se crispe sur les modèles établis au lieu de s’adapter.
De nombreuses civilisations ont été détruites dans les deux derniers siècles. On ressent tous, en effet, que les institutions qui constituent le socle de nos sociétés sont en train de s’effondrer. La question est « Qu’est-ce qui émerge pour les remplacer ? » Il n’est pas dit que d’autres institutions émergent. Dans ce cas, les liens qui permettent à la société de tenir deviennent des liens inter personnels. On voit émerger ce fonctionnement. Si l’on regarde la Russie ou la Hongrie, on voit que les institutions y ont été totalement vidées de leur substance. Ne restent que les liens d’allégeance, de la base jusqu’au sommet.
Jeu de bonneteau entre la liberté, l’égalité et la fraternité
Impossible de ne pas revenir à ces fameuses « valeurs » dont on nous tartine le ciboulot afin de masquer un grand vide de la pensée politique et sociale. La « valeur travail ». Et puis, ce jeu déjà signalé, qui consiste à demander à une personnalité le mot qu’elle préfère dans la devise « Liberté Égalité Fraternité ». Faites donc votre marché dans un ensemble conçu comme indissociable.