Patrick Agnellet,cohérence, créativité, liberté
20 janvier 2024Comment apprendre ? Grâce à des podcasts, en lisant ? Penser par l’intermédiaire d’un support ou librement ? Penser par association d’idées… La discussion avec Patrick Agnellet commence par une sorte de tour d’horizon d’où émerge le mot « cohérence ». Il y a aussi été question de la différence entre «laboratoire » et « atelier ». ( La photo représente un gâteau créé par P. Agnellet pour Octobre rose. Il faut donc ajouter la générosité au titre de cet article).
Patrick Agnellet — La cohérence ? Toujours! J’ai compris assez tôt que pour être dans quelque chose de juste il est nécessaire de s’inscrire dans une continuité, dans notre mémoire constituée de nos acquis. C’est ce qui permet de ne pas être dans la copie, ni dans l’immédiateté de la tendance mais davantage dans le ressenti. Peu importe d’être anachronique si l’on est à l’aise dans sa création, dans son propos afin de progresser tout le temps.
D’où vous vient ce type de pensée et de fonctionnement ?
C’est une véritable interrogation. Je peux dire cependant que certains faits marquants m’ont permis de comprendre certaines choses. On n’apprend pas de façon linéaire mais comme dans une montée d’escalier, marche par marche. Il arrive qu’on soit dans l’incompréhension de certaines choses et, d’un coup, tout s’éclaire ! On franchit une étape…et se posent alors de nouvelles questions. C’est comme pour les scientifiques qui cherchent à expliquer l’univers : plus ils avancent, plus il y a de questions. C’est un moteur permanent qui finit par créer un muscle capable de capter et de réaliser les idées qui nous traversent. Ceci permet d’être à l’affût en permanence et, en même temps, presque déconnecté.
Pas dans une réactivité trop immédiate qui ne ferait pas sens.
C’est ça. Quelque chose se présente, et on le relie à une donnée ou une réflexion déjà présente. Et puis, le manque m’a permis d’évoluer.
On dit que les artistes souhaitent changer le monde parce que celui-ci ne leur convient pas.
Je viens d’un milieu modeste, en tout cas différent de ma profession et de ma créativité ; j’ai toujours cherché là où j’ignorais. J’ai souvent été ébloui, surtout dans le domaine artistique, le beau et le sens. Je suis souvent surpris par le sens des mots, qui m’ont donné des images, des idées…Ils m’ont fait avancer sur un cheminement.
Tout est relié, les mots, les images, le sens.
Oui, tout. Ce qui comprend les personnes, la nature…On s’en rend compte lorsque l’on rentre dans le questionnement des choses. La créativité ? Je crois beaucoup au questionnement, à sa vie, à son histoire : chacun pense différemment. On peut être source de créativité à tout moment par toutes ces voies que l’on draine. On suit, comme une eau vive, et on arrive à une situation qui nous fait arriver à quelque chose…c’est comme ça ! Mais cette analyse est rétrospective. Dans la vie, il s’agit de ne jamais savoir, de se laisser surprendre.
Quel type d’élève étiez –vous ?
Pas du tout passionné par l’école. J’avais besoin d’être aimé. Les professeurs qui m’ont fait avancer avaient beaucoup de compassion, cette dimension humaine qui met l’élève à l’aise et lui permet d’être lui-même. Alors que j’étais un élève très moyen, dès que j’ai pu mettre du sens dans mon activité, organiser ce sens comme je l’entendais, tout était bénèf ! Je construisais une cohérence.
La jeunesse est étrange : on vit beaucoup de choses, on nous en apprend beaucoup, les codes, l’éducation, le savoir commun ; et puis ensuite nous arrivent en permanence des choses singulières liées à notre relationnel avec nos amis, nos parents, l’environnement qu’on traverse. Et trouver ce qui nous plaît est une chance inexplicable ! Tout devient alors intéressant.
Vous ne savez donc pas précisément d’où vient votre intérêt pour la pâtisserie ?
Elle est l’une des choses qui m’ont permis de me développer. Je suis naturellement gourmand, plus sucré que salé. Enfant, je voyais ma grand-mère, ma mère faire des gâteaux. Même si c’était simple, il y avait une part de secret, de magie. Ma maman faisait beaucoup de biscuits de Savoie, qu’elle appelait des gâteaux de Savoie. Voir monter les blancs d’œuf était déjà incroyable. On arrivait à composer ce qui allait devenir un gâteau, mais le vrai secret, c’était le four à bois fermé, sans vitre. Qu’allait-il se passer ? On sortait le gâteau, on démoulait : la magie avait opéré ! L’enfant que j’étais essayait de comprendre ; je me posais des questions. J’aurais aimé ouvrir en cours de cuisson pour voir ce qui se passait. Et la dégustation couronnait le processus magique.
L’intérêt est de découvrir, et plus tard d’essayer de comprendre. Tout relevant de l’émerveillement : tant mieux qu’on ne comprennne pas tout, c’est ce qui laisse une place à l’émerveillement qui est le moteur de l’ensemble. Encore maintenant, je ne peux pas sortir quelque chose du four sans m’émerveiller. Chaque réalisation ramène à l’émerveillement initial de l’enfant. C’est ce qui s’est encore produit avec les cakes cuits ce matin. Et chaque fois que j’enfourne de la pâte à choux.
Garder ce regard d’enfant est un peu galvaudé. L’artiste est celui ou celle qui , adulte, est encore habité par ce regard. À travers son cheminement, il garde une cohérence.
Je suis persuadé que tout est lié, de l’enfance à l’âge mûr. Le fil conducteur s’est tissé de tout ce qui nous relie à notre environnement et de tout ce que nous sommes. Mes frères ont eu la même éducation que moi, il en est sorti autre chose. Nos vies ne sont jamais des recettes.
Quand on regarde a posteriori, il est possible d’expliquer ; pas au moment où l’on vit les choses et où on les découvre.
Je pense que c’est une erreur de vouloir tout expliquer. Ça produit ça, et c’est comme ça. Quand on sait que les choses sont comme ça, on apprécie d’autant plus parce que tout est bienvenu.
Ça permet d’être dans une relation directe mais à la bonne distance, avec le détachement nécessaire pour que les choses adviennent.
C’est la liberté qui nous permet d’accepter les choses comme elles viennent. C’est l’une des forces de l’esprit qui est incroyable. Il m’est arrivé d’avoir d’un seul coup une idée forte et parfaite. Une flaque d’eau pure peut descendre bien en-dessous de zéro sans geler, et d’un seul coup, elle va se cristalliser. Le chemin d’une idée est un peu ça. Il se fait sans qu’on en ait conscience et ça vous tombe dessus d’un seul coup. Il faut savoir accueillir. [ La voix de Patrick Agnellet est posée, calme et habitée par la passion en même temps.] Il m’est eu arrivé d’avoir des idées et de les avoir laissé s’échapper. Celles qui sont vraiment intéressantes reviennent. Je crois à la force de l’esprit qui va apporter ce qu’il faut au bon moment. Il faut laisser faire, que ce soit à quatre heures du matin ou à neuf heures du soir, en mangeant, en voiture, au travail, n’importe où.
Certains créateurs disent qu’ils sont des antennes, ils captent. Penone affirme qu’il dégage des formes qui sont déjà présentes dans la nature.
L’idée d’antenne est assez juste.
Cette antenne doit reposer sur quelques bases. On ne part pas de rien.
Oui et non. À partir du moment où l’idée nous traverse l’esprit, on se met sur un chemin de créativité . On ne cherche pas à se donner les moyens, non. C’est l’envie qui est à l’œuvre.
On se demande alors si les hommes pré-préhistoriques avaient quelque chose de créatif, et les animaux eux aussi. Pourquoi pas ? Si oui, ils ne vont pas, à l’inverse des humains, expliquer en permanence.
Quand on savoure l’un de vos gâteaux, il n’y a rien à expliquer.
À cette occasion, il y a une part de vous-même qui croise une part de ce que j’ai réalisé.
C’est une conversation comme avec une œuvre d’art.
Exactement, mais avec d’autres paramètres qui vont interférer pour créer votre madeleine de Proust : les souvenirs, l’enfance…
L’idée de construction d’un plaisir va permettre tout un univers de désirs. Et les désirs vont nous ramener à de la créativité et ainsi de suite. Mais quand on veut s’exprimer, il faut aussi en passer par le côté commercial : créer notre boutique, les produits que l’on aime pour pouvoir les partager…
Il faut à la fois être créateur, chef d’entreprise.
J’ai vraiment deux cerveaux, avec un côté rationnel et un côté créatif, ou dans tous les cas imaginatif. Les deux peuvent marcher de pair, même s’ils sont très indépendants. Si j’entre dans une phase de créativité, de liberté, j’ai du mal à parler de rationnalité. Mon fonctionnement rationnel , codes sociaux, mathématiques, vient de mon éducation. L’autre partie, je l’ai construite. Et les deux peuvent avancer ensemble.
Il faut de l’intuition et de la créativité dans les mathématiques.
Dans la recherche aussi. Il faut une part d’intuition associée à la rigueur. Mais s’il y a une part de rigueur dans l’intuition, je ne la perçois pas. Quand je suis dans ma phase d’ouverture, j’ouvre le cerveau comme un entonnoir. J’accueille, j’aspire aussi beaucoup de ressenti, beaucoup de choses. Je suis très souvent ému devant une œuvre d’art, par toutes sortes de détails comme les couleurs…Je suis persuadé que l’émerveillement est le plus grand plaisir de la vie. Il vient on ne sait pas quand. On peut le chercher et le trouver, ou non. Et puis il peut arriver comme ça. Chacune de ses manifestations nous marque. Je me souviens de la première fois où je me suis arrêté pour regarder une grande astrance, une fleur de montagne entre un vert pâle et un gris clair. J’étais jeune. Pourquoi cette fleur-là ? Ça a été un émerveillement total qui associe ce qu’on perçoit et notre imaginaire. Les mots, l’analyse, la recherche de sens sont inutiles quand on est saisi d’émerveillement. On sait que quelque chose nous accompagne et on l’agrée.
Très souvent les gens cloisonnent, opposent. Ce que nous évoquons rassemble, réunit et dépasse en une recherche de cohérence.
C’est ce que je disais : le fil que nous tissons. Il faut accepter les surprises, de ne pas être dans les codes, d’où la liberté. Une liberté qui nous est propre, que l’on ne peut pas partager. Elle est notre façon d’être personnelle. Une forme de solitude dans la mesure où on ne la partage pas, non pas par égoïsme, mais parce qu’elle est notre singularité , notre identité et notre cohérence. La créativité, c’est cette solitude acceptée.
Elle s’accompagne parfois du sentiment de ne pas être compris. C’est pourquoi je n’explique pas tout, ce serait une perte de temps et d’énergie. Mais ne pas expliquer, c’est aussi une forme de respect vis-à-vis des autres : pour celui qui voit par lui-même, c’est génial ! Il a tout le plaisir de la découverte. À tout dire, à tout expliquer, il n’y aurait plus rien à découvrir !
La gastronomie permet de réunir sans avoir à passer par les mots. Tous les arts sont égaux à ce niveau-là. Ce qui provoque l’émerveillement peut provenir de plein de choses extérieures, mais nous place face à nous-même, dans l’instant. J’ai pu apprécier des choses à une époque, que je n’avais pas appréciées auparavant, et dans lesquelles je ne me retrouverais pas maintenant de la même façon.
Je reviens à la notion de liberté. Pour y parvenir, il faut accepter de faire ce qu’on peut, pas toujours ce qu’on veut. C’est la capacité de demeurer ouvert qui permet d’y parvenir.
L’épicurisme consiste à vivre de plaisir simples, accessibles. Même sophistiquée, la pâtisserie nous renvoie à ces plaisirs simples et à l’émerveillement de votre enfance.
Si je devais donner un synonyme à « pâtisserie », je dirais « partage ». Faire des gâteaux, c’est forcément pour les partager. Pour les autres. Avec les autres. Et on ne fait jamais si bien que ce qu’on aime.
Il faut être profondément soi-même pour y parvenir.
Il n’y a pas de profession s’il n’y a pas de passion. Il faut deux pôles, deux cerveaux, une dialectique permanente pour avancer.