Sergiu Celibidache, La musique n’est rien

Sergiu Celibidache, La musique n’est rien

14 novembre 2023 Non Par Paul Rassat

« La musique renaît à chaque instant…écrit Sergiu Celibidache dans La musique n’est rien. Nos vies sont comme la musique, des accords à trouver en permanence pour créer une cohérence (notre identité ?). Le tout s’y joue dans chaque partie.

Étre un pleinement avec d’autres un

« Il n’y a pas d’autre approche possible que la subjectivité, mais elle doit être dépassée : il faut réduire objectivement le flux de sensations que vous percevez subjectivement, voire sentimentalement. Nous sommes un et nous sommes confrontés à chaque instant à une incroyable multiplicité. La tendance de l’esprit humain, c’est de réduire. Et réduire, ce n’est pas restreindre, c’est donner une vie à une unité : étant un, je ne peux donc avoir affaire qu’à d’autres un. Je réduis tout le temps, et toujours pour la première fois… »

Entrer dans le monde ou le raconter de l’extérieur

[ L’idiotie musicale] « C’est l’incapacité de corréler des valeurs, ne les prendre que dans le sens discursif, telles qu’elles apparaissent dans le temps. Faire un tout de toutes ces apparitions ponctuelles, ça c’est la musique…C’est la corrélation qui permet de transcender le son et de dépasser la valeur physique. Dans une série de sons qui se présentent à votre conscience, le premier disparu, voilà le second…où vont-ils ? Ils disparaissent ! Qu’est-ce qui reste ? La relation entre les sons qui, elle, n’est pas de nature physique. »

Articulation, coïncidence, liens

«  La musique n’est pas autre chose que la transcendance du son. La musique est une articulation : la coïncidence dans le temps et dans l’esprit du commencement et de la fin, de la fin et du commencement…elle est autre chose que ce développement continu[ dans lequel elle se manifeste]… »

Clibidache dénonce alors l’idée que toute conscience serait conscience de quelque chose. Le vide de la méditation est conscience. L’articulation du vide et du plein est indispensable à notre fonctionnement. Elle permet la conscience de soi.

L’art est liberté

À quoi sert la musique ? « Si vous voulez que la musique vous console parce que Jeanine ne vous a pas téléphoné, c’est possible…mais ce n’est pas la musique…La musique est un exercice de notre liberté. »

Articulons

Il est intéressant d’articuler la pensée de Sergiu Celibidache avec celle de Michael Edwards. « Commencer nous échappe, ne relève pas de notre compétence. Nous ne sommes pas au commencement, nous sommes engagés dans une voie, ou dans plusieurs, et un monde déjà là nous entoure et habite, inextricablement, notre conscience. À chaque fois que nous y pensons, que nous reprenons connaissance, la question à poser serait plutôt : où suis-je ? »

Cyril Teste affirme « Le début n’est pas le commencement. Quand je crée une œuvre, je peux arriver par là-bas, de demain, d’hier. Pourquoi être toujours aujourd’hui ? On est entre hier et demain. »

Réponse à Michael Edwards

À la question « Où suis-je ? » la plupart regardent ou écoutent leur GPS. Nous sommes perdus dans le flot d’informations, alors un repère doit nous dire où nous sommes. Éventuellement qui nous sommes. Les deux finissent par se confondre. Quand je suis « sur » Annecy, « sur » mon ordinateur, je deviens la ville ou l’objet. Le «  Où suis-je ? » revêt en réalité une dimension ontologique. Et je m’y perds au lieu de me trouver. La facilité nous invite à reconstruire le monde par GPS interposé, par éléments de langage interposés, sans fondations mais avec un revêtement superlatif tape-à-l’œil. Dire et agir par nécessité intérieure, voici ce qui permet de s’accorder au monde et d’accorder celui-ci à nous-même.

La nécessité

 « L’effet de cette vérité sur vous, de cette vérité unique, qui rassemble et qui réduit en un, c’est que «  ça ne peut pas être autrement » ; c’est aussi net que ça et ça signifie alors que vous étiez dans la musique comme j’y étais moi. La différence entre vous et moi alors n’est qu’ne différence potentielle : nous sommes réunis, dans la musique, il y a une corrélation totale. C’est comme ça maintenant ; demain ce sera autrement… L’enfant est très près de la corrélation naturelle…Ce que vous pouvez donner n’est que la somme des expériences pragmatiques que vous réussissez ; ça se limite à la technique et, de ce point de vue, tout peut être appris et enseigné ! Mais la musique n’a rien à voir avec la technique ! La musique est unique. Unique ! Il n’y a pas d’assez bonnes Qatrième de Brahms ». Il y a la Quatrième de Brahms, et aucun critique ne la connaît. Ils collectionnent des sensations empaquetées qu’ils comparent comme un paquet de café ! La Quatrième  de Brahms ? Une série de sons tout à fait ponctuels dont il faut établir le lien spirituel !

L’enfance de l’art

Un enfant qui chante…il est très rare qu’il ne soit pas dans le phrasé naturel.

J’ai perdu les meilleures années de ma vie…je butais toujours sur la même chose «  Fais comme ça ! — Pourquoi ?— Parce que c’est beau. Tu ne vois pas que c’est beau ? Si tu ne le vois pas, tu n’as aucun talent ! »…Il n’y a qu’une chose à faire : garder intacte la liberté de l’enfant devant la musique ! Mais cela suppose une condition : que vous ayez au moins autant de talent que lui pour le ménager et le protéger de tout ce qu’il y a de négatif et destructeur dans ce milieu….Toute profession est une concession aux pressions extérieures…

Être à la fois là et ailleurs grâce au vide

Je ne peux pas vous prouver que je la [la liberté] possède… Si je transcende, vous devez également transcender pour vous rendre compte que je suis sorti du son, que je suis ailleurs, sans pouvoir dire où je me trouve. Ça se passe en chacun de nous…

Céramique de Jean Girel

Mais je me suis rendu compte que plus j’entrais dans le matériel, plus je me perdais. Il faut entrer sans se perdre : entrer et rester dehors. Pour vous approprier ce que vous entendez, il faut que vous soyez là à la mesure 60, qui n’est pas seulement elle-même, mais qui est aussi le résultat des cinquante-neuf autres qui ont travaillé ma conscience avant elle. Elle, la soixantième, n’est pas libre. Elle est constituée par la présence des autres, et en même temps elle contient ce qui va naître après elle. Pour pouvoir la transcender, il faut que je m’approprie tout ce que j’entends avant elle, et après elle. Tout est lié ! Je ne suis là que parce que je n’y suis pas…Comme le jeune yogi, se vider, ne rien vouloir !…

Dépasser la logique

Vous ne voyez pas en vous-même…Vous ne voyez que par les voies de la logique, et non par cette vision intérieure de vous-même : vous ne vous connaissez pas ; sinon le problème de croire ou ne pas croire ne se poserait même pas ! Dans le zen, on fait sauter ce qui n’est pas essentiel. L’essence de tout cela est en vous-même…

Il faut regarder en soi et voir si l’on a quelque chose à dire aux autres…

Ce n’est pas «  une envie » : je ne peux pas faire autrement…

Se vivre soi-même

C’est à cette condition que l’on est libre, avec les autres….L’homme est capable de créer des harmonies qui n’existent pas dans la nature. Les répéter crée une stabilité qui le rassure parce que cela crée une identité continuelle… Dans cette invention naît une joie nouvelle, qui n’est rien d’autre que se vivre soi-même…

Si deux sons différents se succèdent, ils vivent dans l’association que nous en faisons. Si deux sons « identiques » se succèdent, sont-ils réellement identiques pour nous ? Non puisque le premier influence l’écoute du second.

Je perçois le deuxième son par rapport au premier.

Ceci signifie que la répétition à l’identique n’existe que par la paresse de notre esprit.

La poésie comme creuset

Céramique de Jean Girel

 Le problème de l’évocation, de la reconstitution en d’autres circonstances d’une chose éprouvée, est résolu dans la poésie grâce à une concordance remarquable qui s’établit entre diverses fonctions. L’œuvre est un moyen, un intermédiaire matériel qui doit susciter des actes ayant pour but de retrouver quelque chose  que l’auteur a ressentie. »

Paul Valéry Cours de Poétique I, pages 344/345.

À bien lire Paul Valéry, la notion de même est une illusion, une facilité de l’esprit née de la négligence. Paresse de l’esprit et besoin de se rassurer en agglomérant au lieu de partir à la découverte du dissemblable, du particulier, de l’hapax. Si l’intelligence consiste étymologiquement à tisser des liens, ce n’est pas pour fabriquer un beau tapis où se vautrer, mais plutôt pour inventer des feux d’artifices dont le bouquet final est toujours repoussé.

L’extraverti et l’introverti réunis

Autoportrœil © Rassat Christophe

« Comme le dit si bien Husserl, « chaque acte du vécu de la conscience n’est pas isolé, mais implique nécessairement en lui un horizon infini de validités inactuelles qui fonctionnent avec lui. » Toute articulation musicale représente un processus d’expansion et de compression [ qui dépasse la répétition]…Jusqu’où peut aller l’expansion ? Jusqu’où l’expansion peut-elle s’étendre ? Jusqu’à ce qu’elle ne puisse aller plus loin !…le point culminant…Ce tournant où la direction extravertie se renverse en introvertie, est la charnière cardinale autour de laquelle s’ordonne fonctionnellement tout forme d’architecture musicale. »

Être libre, c’est se libérer

Comme dans l’acte de pensée, la fin et le commencement s’y manifestent, « s’y matérialisent tous deux dans le continuum spatiotemporel. » Mais quant à leur essence, ils sont extratemporels, simultanés…L’acte créateur (acte de la pensée ou musical) est libre de tout conditionnement relatif au passé ou à l’avenir. Seul son déploiement ouvert, spontané, garantit son fonctionnement sans entraves. La mesure effective d’une opposition ne peut être prise que par un esprit spontanément actif, libre d’associations…L’opposition est la source de force vivifiante qui est responsable de la naissance, du maintien et de la limitation de la durée… Seul l’esprit libre peut suivre les tendances contradictoires de deux facteurs musicaux entrés en conflit…afin de vivre le dépassement du conflit qui l’a entraîné. L’esprit libre entend comment la liberté est acquise par la compensation, l’équilibre des oppositions. En d’autres termes, seule la liberté peut percevoir la liberté…être libre et se libérer ne font qu’un. »

La réalité sans intermédiaire

«  Est-ce que la musique est un langage ? Non… Le son parle directement, inéluctablement à l’homme, indépendamment  de toute détermination individuelle spécifique, comme la race, le sexe, l’état, l’âge, et suscite des réflexes libres, non conditionnés. Si les présupposés sont réunis, il rencontre une correspondance immédiate, ininterprétable, dans le monde mouvant des affects du sujet qui le reçoit.

Quels sont ces présupposés ? Tout récepteur n’est pas capable d’écarter et de déposer ce qui, entre sa conscience pure et la réalité, fait office de voile coloré. Se libérer de l’ego est essentiel pour être dans « l’ainsi-et-non-autrement » et non dans « l’aussi-bien-que-cela. »

«  Le son est bien une réalité et non une représentation… C’est pourquoi il n’y a pas de répétition… Il n’y a pas d’alternative à la Cinquième de Beethoven. Elle devient ou elle ne devient pas…Si elle se produit, en vous, dans les exécutants, dans chaque personne qui prend part, la fin sera simultanée au commencement. »

L’oxymore existentiel

«  Les concerts, je ne les donne pas pour être applaudi, mais pour fournir une occasion de méditation. Qu’est-ce que la méditation ? C’est le fait de se détacher du monde physique et même intellectuel en commençant par la sensation agréable du son et toutes les associations entre l’auditif et l’affectif. Le but de la musique est la liberté. Dans la musique, la fin est la conséquence directe, simultanée du commencement. Il n’y a plus de matière. Je peux dire : «  Je suis là, parce que je ne suis pas là. Je suis là, puisque je dois me l’approprier, mais je suis en même temps au commencement et à la fin. Si vous marchez sans rien « transcender », vous restez au niveau de la jouissance. Vous ne comprenez pas pourquoi on vous a fait faire ce chemin. »…

La vérité

Le but final de toute méditation transcendantale, c’est ce vide qui n’est pas une indifférence, un manque d’activité, mais, au contraire, l’activité suprême. Je peux encore dire : «  Je suis là parce que je ne suis pas là. » Il existe une forme pure de conscience sans objet qui pourrait toucher n’importe quoi sans s’attacher à quelque chose…La fragilité du verre n’est-elle pas permanente ? N’existe-t-elle pas avant même qu’il se brise ?…On s’éloigne de la permanence par la pensée. On en retrouve le chemin par la pensée, mais une fois arrivé, ce n’est pas la pensée que l’on trouve. La pensée ne peut que continuer à interroger sans fin… »

«  De la transcendance

Lorsque je dirige, je ne fais pas de la musique. Je crée les conditions pour que les gens puissent transcender le son. Il n’y a pas de transcendance sans appropriation. Mais en transcendant le son, vous n’atteignez pas une chose qui serait transcendantale. Vous n’arrivez nulle part. Vous n’êtes pas là-dans la matière physique-sans pouvoir répondre à cette question de la philosophie européenne : «  Si vous n’êtes pas là, où êtes-vous donc alors ? » Je ne suis pas là, c’est définitif. La pensée s’arrête là, et ne peut aller outre. »