Sylvie Wozniak, «  Entre-deux »

Sylvie Wozniak, «  Entre-deux »

22 janvier 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Franck Landauer et Frédéric Elkaïm à la galerie Art Now Project de Carouge. Sylvie Wozniak y propose un Entre-deux jusqu’au 25 février 2023.

 Entre-deux…toiles

Avec Sylvie Wozniak, glissez-vous dans de beaux draps. Faites-vous une toile puisque de toile il est question. En draps froissée, en tenture drapée. Tendue sur cadres, pliée en serviettes de plage. Emballée mais constituant elle-même le cadeau qui devrait être à l’intérieur. Avec Sylvie, la toile reprend tout son sens d’origine. À la fois tissu et, au figuré bien concret ici, trame, intrigue, manœuvre, machination…dont le visiteur fait partie !

Cette installation est impressionnante. On a l’impression d’entrer dans un espace intime. Les draps sont froissés. Il s’est passé plein de choses et de nombreuses personnes nous regardent.

L’espace est petit, 48 mètres carrés. On y donne des impressions visuelles, des sensations. Deux toiles de cinq mètres discutent l’une avec l’autre, un peu comme dans un théâtre. Il est possible d’éprouver une sensation de malaise. Qui est là ? Pourquoi ? Le volume ne vient pas de ce qui est peint, représenté sur les toiles mais de la mise en volume de celles-ci.

Ce qui exige d’anticiper le résultat final dès le début du travail de peinture.

Pour parvenir à cet entre-deux. Entre deux plis, entre deux univers. Qu’est-ce que l’on veut montrer, révéler, ou cacher ? Le drapé évoque un lit, un souvenir, une trace. Les plissements apportent le volume. Ils sont une référence aux drapés de l’antiquité, de l’histoire de l’art. Leur qualité, leur style permettaient d’ailleurs de les dater. Nous sommes ici à la jonction de la peinture et de la sculpture en faisant, paradoxe, du volume à partir de la toile plate.

On peut même remarquer quelques parties peintes qui relèvent de la sculpture dans leur rendu. Comme les mains et les avant-bras.

Ces œuvres interrogent. «  Qu’est-ce qu’un tableau ? » Le matériau qui sert à réaliser un tableau, la toile, devient sculpture. Nous revisitons l’œuvre d’art muséale, installée, et l’objet physique, le corps de l’œuvre d’art. De la même manière du plâtre blanc a été rajouté par-dessus les fresques. Normalement on fond la peinture dans le plâtre. Sylvie fait l’inverse. Elle prolonge cette démarche en utilisant le stylo Bic pour réaliser une fresque alors que celui-ci est employé normalement sur du papier. Sylvie joue du trivial et du précieux. De la limite entre les deux. Les personnages qu’elle peint sont des amis, des connaissances d’atelier.

Elle a choisi les deux galeristes que vous êtes pour faire œuvre d’art.

Toujours l’entre-deux. Elle y ajoute la tortue, symbole de durée pour nous souhaiter de continuer notre activité.

Après le positivisme, le déterminisme, nous cherchons de nouvelles voies, plus ouvertes. D’où cet entre-deux permanent.

Sylvie a fait de la danse. Elle a été graphiste, elle a fait de la pub. Sa connaissance du monde et de l’humain est très large. Pour elle l’entre-deux est aussi ce qui n’est pas visible. Ces portraits sont entre éveil et sommeil, entre amis et diables. Personne n’est manichéen. Tout est mêlé. Sylvie cherche à faire émerger ce qui est invisible. Cette humanité pure.

Les plis froissent et séparent pour recomposer différemment. Comme ces portraits séparés qui, juxtaposés, forment une fresque.

Elle déconstruit pour reconstruire. Elle attend que ses modèles soient juste avant l’endormissement pour les peindre. Là on a l’impression d’être un regardeur regardé.

Ce qui crée une complicité.

Chaque visiteur va choisir son interlocuteur. Chevelu, beau gosse, Quasimodo… Dérision et affection se rejoignent.

L’entre-deux se retrouve dans la réalisation de la fresque qui vous représente. Une profusion de traits qui pourrait produire de l’informe et  crée des formes.

C’est réellement son écriture, sa signature.

On pourrait s’amuser à voir dans la fresque en question un « Noli me tangere »…

Alors qu’elle nous a peints d’après photo. L’un devant un Warhol et prenant l’attitude du sujet représenté, l’autre montrant une œuvre de Klein. C’est la force de l’art d’ouvrir à des interprétations. Il faut d’ailleurs signaler la dimension du sacré dans cette exposition. Le voile blanc, les fresques, le plissé. Une œuvre qui évoque à sa façon le Saint Suaire. Ce corps exposé semble provenir de la Chapelle Sixtine. Il est exposé sur des palettes blanches. Les visages peuvent faire penser aux Caractères de La Bruyère, aux émotions représentées par Le Brun. Certains visiteurs y voient des têtes coupées, le travail de la guillotine.

Puisque tous les portraits représentent des connaissances de Sylvie, c’est elle qui est représentée au centre.

On ne la reconnaît pas, mais c’est elle. Avec le Covid, elle s’est coupé les cheveux, a beaucoup travaillé les nus, les corps. Elle utilise des pinceaux larges, entre 10 et 15 centimètres pour donner une impression d’aérosol.  C’est une technique très douce.

La fin de l’exposition va être dramatique ! Il y a une telle imprégnation personnelle !

Nous allons voir le rouleau passer sur la fresque qui nous représente.

C’est une extraordinaire leçon d’humilité pour vous deux.

Nous allons disparaître. Cette leçon d’humilité concerne chacun d’entre nous, ce côté éphémère de l’existence que Sylvie capte si bien. Elle associe dans son travail une intensité particulière à la fragilité. Quant à la tortue qui symbolise la longévité, son esprit sera encore là après que le mur aura été repeint.

Le mot de Talpa

La tendresse de l’entre-deux

Le dictionnaire des symboles nous apprend que la tortue représente aussi l’univers. Elle serait en outre «  le symbole de la matière de l’Art…le commencement de l’œuvre de spiritualisation de la matière. »Le pli, nous apprend le dictionnaire, a pu être la partie mobile formant articulation dans une armure. Un entre-deux tendre.

Dans l’entre-deux naît la conscience ?

Notre société est en évolution. Le monde peut-être en perdition. Les plissements ont donné nos montagnes, le cadre dans lequel nous vivons. Elles fléchissent, fondent, rompent. Nous prenons conscience que le monde produit lui aussi ses propres rides et que le maquillage-réchauffement climatique à l’œuvre-fond. Le souhait de vie éternelle et la finitude de nos vies se télescopent. En naissent de nouveaux plis et plissements. Ceux de la conscience que nous avons de nous-mêmes. L’Homme a beau se draper dans sa pseudo supériorité, les faux plis craquèlent le paysage humain et naturel.

Nous nous découvrons dans un entre-deux. Ne vivons pas dans un monde où…comme il est à la mode de le dire. Nous sommes chacun et tous ensemble un monde en incessante évolution. Pas en transition d’un état à un autre. En évolution permanente. Nous sommes entre-deux, ça ne fait pas un pli.

Plis et replis

Dans Blind date Sexe et philosophie, Anne Dufourmantelle écrit :

« Bricolage

Penser le sexe au commencement, c’est ça la philosophie, quand l’engin de la jouissance est brisé et qu’il faut bricoler…

Penser le mélange, la fusion, l’inadéquation, le déséquilibre, penser le commencement qui n’est pas l’origine, penser le mortel qui n’est pas la fin, penser l’instant.

Penser avec…

Penser avec, c’est nécessairement savoir qu’on est seul et savoir aussi que cette solitude est illusion, que l’on pense avec dès le commencement, que la pensée est sexe en ce sens qu’elle fait avec l’autre pour naître à elle-même comme pensée, qu’elle est fusion, mélange, histoire, entremêlements, soudures, jointures, plis et replis…nous sommes pulvérisés en autant de points du temps, de l’espace, de la matière, de la figuration, de l’apparence, qu’il y a de points de rencontre avec l’autre, c’est-à-dire infinis. »

Une infinité en 48 mètres carrés. De ce fil qui nous donne forme de fresque, à la toile qui nous tisse et nous réunit.