Thorgal punk vu par Robin Recht

Thorgal punk vu par Robin Recht

26 février 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Robin Recht pour évoquer son Thorgal et, bien au-delà, toute sa démarche d’artiste.

L’une de vos biographies mentionne que vous êtes fils unique. Est-ce que cette information est importante ? (long silence).

Je ne m’étais pas posé la question. Heu, oui. J’étais un enfant solitaire, timide et enfermé dans sa bulle. Je jouais énormément à me raconter des histoires et à lire. J’ai énormément lu et je me suis énormément raconté d’histoires pendant mes quinze premières années. À un point presque pathologique. J’étais fils unique, avec des parents très heureux d’être ensemble, dans l’épicurisme. Moi, j’étais à la remorque. J’avais beaucoup de temps pour être tout seul.

Vous avez appris à vous débrouiller.

Complètement. Mais surtout à me débrouiller avec ma solitude. Ce qui m’a induit à entrer dans une carrière d’auteur.

Est-ce qu’il y a un lien avec cette histoire ? Le père et le fils qui se retrouvent.

Ce n’est pas le père et le fils. Le père et lui-même.

C’est en fin de compte la discussion que j’ai tous les jours avec moi-même et qui fait ce que je suis.

Oui !

Vous n’avez donc rien inventé !

Les auteurs n’inventent jamais rien. On tend des miroirs en essayant d’y ajouter de l’émotion. J’ai fait discuter un personnage avec lui-même de la même manière que moi, auteur de 48 ans je discutais avec celui que j’étais à 10 / 12 ans, qui lisait Thorgal jusqu’à finir par en faire un album. Ce sont des questions qu’on se pose tous : qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? Qu’est-ce qu’il aurait dû faire, et qu’est-ce que maintenant j’en fais ?

Nos souvenirs façonnent la réalité dans laquelle nous vivons.

Et nous sommes empoisonnés par ce processus. Nous serions peut-être plus heureux uniquement dans le présent.

Nous ne serions nulle part parce que le présent fuit sans arrêt.

On vivrait en permanence le moment du moment, sans être emmerdés par la peur du futur ou le souvenir du passé.

Vous pratiquez la méditation ?

Non ! Je dors bien. Le sommeil est peut-être mon moment de méditation.

À vous écouter, cet album relève de la métaphysique.

J’adore l’idée que dans le genre on soit ambitieux. Le divertissement ne doit pas exclure la réflexion. Ou le fait de proposer des questions. Les œuvres qui me plaisent ont un pied dans le populaire et un pied dans la réflexion. J’aime quand le populaire se veut ambitieux.

Vous posez la question de la relation au réel.

Et plus la vie avance, plus on est fait de ce qu’elle a été. Moins de la projection qu’on a du futur, de ce qu’on vit au présent, mais du monde tel qu’on l’a aimé et qui disparaît petit à petit. Jeune, on ne voit pas le monde disparaître. On est gourmand de le découvrir.

On court.

On court après et, tout d’un coup on est à la remorque et ce monde, comme nous, disparaît par petits morceaux.

Morceaux que vous recollez dans les cases.

J’ai aussi voulu montrer comment on peut faire dialoguer un personnage qui a 40 ans d’existence.

À peu près votre âge.

Je suis né 3 / 4 ans avant Thorgal. Le côté solaire, très positif correspondait à un moment de l’adolescence du personnage. Il a atteint la maturité, est devenu très connu. On peut interroger son parcours à l’aune des 45 ans qu’il a derrière lui. Le monde dans lequel il a baigné, a rencontré le succès, n’est plus celui d’aujourd’hui. Les lecteurs que je rencontre ont vieilli avec le personnage, ils ont la nostalgie qui relie le personnage à l’époque qu’ils ont vécue. Tout a déjà été écrit sur Thorgal mais les souvenirs qu’on en a actualisent la démarche. Le jeune Thorgal que j’invente est neuf. Il part à l’aventure. Rien, pour lui, n’est encore écrit. La vieillesse, c’est quand on a déjà tout écrit et qu’on ne peut que regarder les pages qui se situent derrière nous. Il y en a beaucoup plus derrière que devant.

Comment garder une aspiration à un renouvellement de soi ?

Je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. La vieillesse a ses vertus. Elles ne sont pas dans un jeunisme, un progressisme et une appétence pour le futur. On a le droit d’être dans une nostalgie de ce qui était bien, de ce qu’il faudrait préserver. Les jeunes sont là pour ouvrir les chemins. Les moins jeunes pour préserver ce qui en vaut la peine, et un équilibre doit se construire.

Votre jeune Thorgal est un commencement. Ceci compense le fait qu’on peut aussi lire le livre comme une référence à Orphée et Eurydice : quand on se retourne, le passé disparaît.

Le piège que le serpent tend à Thorgal est vain. Il lui dit «  Ta vie n’existera jamais. » Ça n’a pas de sens pour Thorgal, puisqu’il l’a déjà vécue. Elle a bien existé. Ses souvenirs sont la réalité de sa vie.

Vous êtes stoïcien.

Plutôt, oui. Faut prendre comme ça vient. Chaque âge a sa vertu.

Lorsque nous nous étions rencontrés pour La désintégration, vous aviez dit que notre responsabilité est de préparer le monde dans lequel vont vivre nos enfants, «  pour que les choses leur soient meilleures. » On peut établir un parallèle avec votre Thorgal ?

Non, parce que ce n’est pas un bouquin centré sur la société, le collectif, mais sur l’individu. Pour moi la spiritualité, si j’en ai une, consiste à être le maillon d’une chaîne. J’ai la responsabilité de respecter ce qu’il y a eu avant et de respecter ce qu’il y a devant. Nous ne sommes pas grand-chose.

D’autant moins que le nombre de pages d’un album est limité. Et qu’il y a une fin. Je pensais qu’on retrouve dans les deux livres le thème de la transmission.

Dans un cas on peut la contrôler. C’est ce que le politique essaye de faire. Mon Thorgal, lui, propose le principe qu’on a beau faire, le mieux est de laisser l’individu être maître de son propre destin. Il fait ce qu’il peut pour maintenir les choses telles qu’elles doivent être. À la fin, ça lui échappe. Il y a des accidents…

Être « maître de son destin » constitue un oxymore.

Exactement. Avec ce voyage dans le temps, le Thorgal âgé peut dire «  Je sais que ça s’est bien passé pour moi. Je vais faire en sorte que pour moi plus jeune ça se passe bien. » [Sachant que le Thorgal jeune arrive après son moi plus âgé !]. Mais de toute façon, ça nous échappe et c’est très bien comme ça. Il faut lâcher prise. Comme père, j’essaye de protéger, d’accompagner mais je sais qu’il faut une grande part de lâcher prise de ma part pour dire «  Tu feras ton chemin avec les moyens que tu as. »

Pour faire confiance aux autres, leur donner confiance, il faut aussi avoir confiance en soi. Tout est lié.

Et il faut aimer. Comme disait le pape «  N’ayez pas peur. » Les curés ne disent pas forcément que des bêtises.

Lors de notre précédente rencontre, vous m’aviez appris ce qu’est un gaufrier. Et vous aviez répondu à ma boutade en disant que la chantilly, c’est le talent de l’artiste. J’ai trouvé à la page 88 de votre album un plein saladier de chantilly. Cette page, à elle seule, est un récit complet.

Vous savez, je m’amuse avec mes petits personnages. Je suis en train de rêver à une histoire qui existe vraiment. Quand je crée dans la bonne énergie, j’ai l’impression de découvrir quelque chose qui existe déjà. Quand je rame et que j’ajoute des éléments pour que ça marche, ça ne va pas très bien. Lorsque ça va, j’ai l’impression que l’histoire se déroule dans ma tête et j’en suis le spectateur. C’est le cas avec cette page. J’avais l’image de cette fuite en-dehors de la montagne. De cette guerrière condamnée à son dernier combat pour que les autres sauvent leur peau. Elle réalise son destin malgré elle. La manière dont ça s’est gaulé, les couleurs, la mise en scène, c’est un peu hasardeux. J’ai une émotion de scène, je vois ce qu’il faut raconter et je me bagarre pour le mettre le mieux possible en scène. De temps en temps, ça tombe parfaitement bien. Je vois qu’on peut faire ce côté rouge-gris-rouge qui structure et qui rythme. Ça donne une séquence sans parole qui n’est pas préméditée. Je tire un fil. Je vais à la rencontre de l’album. C’est comme s’il existait déjà. Parfois je m’en approche le plus possible, parfois moins. Il est là ; il y a juste à le révéler.

Penone dit qu’il se contente de révéler les formes qui sont dans la matière. Je croyais à une posture d’artiste, mais à voir l’une de ses expositions on constate que c’est vrai.

Le regard d’artiste, c’est vraiment ça. Il ne se limite pas à ce qu’on voit. C’est le filtre avec lequel on voit. On essaye de rendre visibles des histoires à travers un filtre. Celui qu’on trouve beau. On rend les choses jolies. Le boulot d’un artiste est le même que celui d’un philosophe ou d’un curé. On raconte des histoires destinées à calmer des angoisses. Tout le monde est angoissé par plein de choses et, à la fin, par notre finitude. On va tous mourir, c’est pas drôle. Les curés racontent une histoire sur l’après en disant « Ça va bien se passer. C’est angoissant mais ça va aller. » Les philosophes disent «  Ça va pas forcément bien se passer, mais, en attendant, on peut essayer de ne pas s’angoisser, pour telle et telle raison logique. » La logique de la raison permet de calmer notre angoisse. Ce n’est jamais qu’une histoire puisque la logique s’arrête au mystère ! L’artiste, lui, au lieu d’intervenir par la pensée ou la métaphysique, le fait par la forme. «  Regardez, je vous montre que le monde peut être vu d’une manière maîtrisée. » Le monde est maîtrisable, il n’est donc pas angoissant. Janus peut être vu autrement. Le monde n’est plus un chaos. Il est structuré, il est beau, il a un sens. Si c’est beau, c’est que ça a un sens. C’est pour cette raison qu’on a toujours besoin de regarder des images, d’écouter de la musique. On peut structurer le bruit, lui donner un rythme, en faire un réconfort. La différence avec les curés et les philosophes, c’est que les artistes ne provoquent pas de guerre. Notre œuvre est tellement fragile ! Quant au psy, il est le philosophe moderne. S’il guérit, c’est grâce à une parole magique. Il se passe avec lui quelque chose qui fabrique du sens. Et en donnant du sens, on fait du bien.

Il est regrettable que notre activité devienne une source de divertissement, du sociétal moderne très peu porteur de poésie. L’heroic fantasy, par exemple, permet pour moi la poésie dans l’histoire. On prend des faits historiques, on rajoute de la poésie…

Comment définiriez-vous la poésie ?

La beauté qui n’est pas rationnelle. De l’ordre de la musicalité. Tout à coup, il y a quelque chose qui sonne au-delà du sens strict, littéral des mots. On met deux mots, deux notes côte à côte et ça ouvre si on est réceptif. L’heroic fantasy peut donner ça, mais on en a fait une pure distraction. Comme on l’a fait du récit historique, de la science fiction. C’est dommage parce que ça permet sinon de sortir du pur rationnel.

Nos dirigeants nous disent qu’il faut regarder la réalité en face.

Alors qu’elle est tellement multiple, protéiforme et impossible à appréhender ! La poésie peut lui donner plus de volume. La poésie ouvre le regard parce que celui-ci est moins précis. Si on réduit la réalité à cette approche précise, on s’engueule toujours. Puisque les gens ne voient que des points précis, ils sont sûrs que c’est la vérité. Sauf que les uns et les autres ne voient pas les mêmes points, qui ne sont pas forcément faux.

On rejoint Picasso.

La même cuillère peut être vue sous des angles différents (geste à l’appui).

Donc les poètes sont un peu myopes. Bachelard disait qu’ils n’ont pas le sens de l’orientation.

Forcément (rires). La distraction est indispensable. Je regrette que, dans la BD en particulier, elle devienne une fin en soi. Le divertissement n’est pas du tout un ennemi. Pour bien travailler, il faut s’amuser. Les auteurs, les éditeurs eux-mêmes réduisent une partie de la bande dessinée à la distraction. C’est une habitude qui consiste à rendre hommage à une culture.

Il faut dépavloviser la culture.

Alors que la plupart des gens aiment ce côté pavlovien. C’est rassurant, joli. Mais lorsqu’on rend hommage, on est forcément un genou à terre. On ne peut pas s’élever au-dessus de ce à quoi on rend hommage. Et quand on rend hommage à quelque chose qui n’était en soi qu’une distraction !

Avec Thorgal…

Je rends hommage mais en allant dans la voie que Jodorowsky indique (même s’il y a à boire et à manger dans ses propos) : « Pour faire une bonne adaptation, il faut violer avec énormément d’amour. » Il faut de l’amour et être violent aussi. Iconoclaste. Pour toute activité humaine, il faut être dans la tradition de ce qui a été bien fait mais aussi dans la dimension iconoclaste et punk. Il faut les deux en même temps. C’est un peu schizophrène.

Vous parlez de schizophrénie, j’aime beaucoup l’oxymore.

Oui. Ça se rejoint.