Une année difficile
22 juin 2023Rencontre à Annecy pour « Une année difficile » avec Éric Tolédano et Olivier Nakache. Conversation à deux cerveaux et deux voix confondues pour les réalisateurs. Le film est complexe, profondément humain, pour tous publics. Il mêle la farce, la réflexion et les enjeux de société. À voir quand il sortira officiellement. Quant à Éric Nakache et Olivier Tolédano, on se demande comment ils font pour comprendre aussi bien l’espèce humaine. Une question d’amour, peut-être?
Est-ce que vous accepteriez d’esquisser quelques pas de valse tous les deux ?
Non, c’est clair.
Dommage. Votre film est complexe. Il y a un côté grosse farce avec du vomi bien gras. Et puis du Jean-Pierre Vernant, une approche sociologique, politique, une véritable réflexion. Ça ne se termine jamais, c’est un emboîtement de poupées russes. Vous avez inventé le cinéma Ponts et Chaussées et la valse de la mécanique quantique. Vos personnages dansent à contretemps jusqu’au moment où ils trouvent l’harmonie. Comme les particules en mécanique quantique.
Tout est juste. Ça me permet de citer Héraclite « L’harmonie naît de la différence. »
Une question enfin sérieuse « Comment fonctionnent vos cerveaux ?
Les deux hémisphères, droit et gauche forment un cerveau. Ça forme donc quatre lobes.
Qui démultiplient le résultat. Votre film est une sorte d’oxymore qui dépasse les contradictions apparentes.
Vous parlez d’oxymore. Un spectateur nous a dit « Vous avez le malheur joyeux. » Ça nous va pas mal. Dans Le sens de la fête on faisait dire à Benjamin Laverne « On préfère en rire avant que de n’en pleurer », pour citer Beaumarchais. C’est une façon de voir l’humour comme quelque chose qui sauve de certaines situations. Il dédramatise en donnant un certain recul. Le rire ? C’est quand d’un cerveau à un autre, à la vitesse de la lumière, passe un message qui explose comme une petite bombe qui fait qu’on entend la réaction physique. L’oxymore nous va bien. On a souvent décrit la comédie comme une tristesse déguisée plus que comme le fait de penser naïvement, à tort, que les choses sont légères. Dans En thérapie, un patient disait au docteur Dayan « J’ai l’impression que le monde s’effondre ». Dayan lui répondait « Le monde s’effondre depuis toujours. » (Un monde en expansion selon les lois de la physique, qui s’effondre depuis toujours : vive l’oxymore !). Nous décrivons, dans ce film, un monde qui existe mais en faisant un pas de côté que permet l’humour. Après avoir traité dans Thérapie de choses très sérieuses, nous prenons le droit de nous détendre un peu et de faire une farce. Intouchables nous a donné cette liberté.
Un autre spectateur nous a dit que le film provoque un « réchauffement poétique ». Nous pensons effectivement que la poésie peut nous sauver de plein de choses.
Nous avions l’intention de creuser certains thèmes, l’écologie, le surendettement que nous voyons dans un instantané de notre époque. Nous sommes partis d’une image : l’ouverture des magasins lors du black Friday. Les gens qui se jettent sur les articles pour les avoir au meilleur prix. Qu’est-ce que ça raconte de notre époque ?
Notre film n’est pas nécessairement « engagé ». Nous avons du mal avec un cinéma qui aurait un message à délivrer. À l’écriture de chaque scénario, nous ne nous disons pas « Quel message on veut transmettre ? Mais plutôt « Quelles questions on veut poser ? » Les artistes observent le monde, ils ne sont pas des experts. La question que pose le film, question que chacun réinterprète avec sa subjectivité, c’est cette vision que nous sommes sur un pont. Il y a deux façons de voir la consommation, de voir les mouvements qui émergent. « Est-ce qu’on va rester dans cette façon de vivre ou est-ce qu’on va en changer ? » Nous traitons la question avec humour. Nos personnages sont un peu cracra, pas formidablement honnêtes, mais on finit par s’y attacher. Nos films sont engagés sur une question. Intouchables l’était sur la question du handicap. Hors normes sur la question de l’autisme et sa prise en charge dans notre pays. Il y a une façon de s’engager dans le choix des sujets, mais nous ne faisons pas de documentaires. Nous espérons plutôt provoquer le débat après le film, entre les générations.
Si les personnages sont cracra, ils sont profondément humains. Ils parlent de moi.
Dans cet engagement, nous sommes au même niveau que le public. Nous partageons avec lui les questions que nous nous posons. On parle de ponts, mais aussi de danse et de valse. Nous sommes dans une valse d’idées, de conceptions des choses. On ne sait plus parfois sur quel pied danser, si on a ou non le droit de faire ça…Prendre l’avion, acheter des bouteilles. On sait, en revanche, que le logiciel va changer. Nous revenons à l’essence du cinéma. Une photographie est prise par un objectif, elle permet de voir les deux plans. C’est ce que nous avons fait avec En thérapie, montrer champ, contre champ, défendre autant un point de vue que l’autre. Nous n’avons pas de parti pris, ne sommes pas avec le psy ou le patient mais dans l’entre-deux. Cet entre-deux est peut-être le point de vue le plus intelligent. Nous n’assénons pas de vérités mais sommes dans la maïeutique. Nous le montrons avec humour pour ne pas plomber les gens. Il faut garder un minimum d’espoir puisque le monde s’effondre depuis toujours. Il y a toujours eu des problèmes. Il a toujours fallu les affronter ensemble et danser ensemble sur le pont.
Passons de la danse à la musique. À certains moments du film, on a l’impression d’entendre Jean-Pierre Bacri à travers Pio Marmaï. Ses hésitations. Vous avez une façon de rythmer les images, les réparties. On retrouve là tout l’art de la comédie.
Jean-Pierre Bacri infuse en nous. Quand nous écrivons des dialogues, on les imagine prononcés par lui pour avoir la sensation qu’ils sont meilleurs. Il avait une certaine façon d’envoyer les répliques dans un autre monde. Il avait sa musique à lui. Pio a quelque chose de commun avec Jean-Pierre, une fausse hésitation de temps en temps. Limite bégaiement, et la phrase sort ! Notre expérience avec Jean-Pierre Bacri nous a marqués profondément, jusque dans nos dialogues, jusque dans la façon d’écrire un début, un milieu, une fin de scène. Nous avons beaucoup appris à son contact.
Il est alors question de la musique du film. Les Doors avec « The end » évoquant Apocalypse Now, David Bowie, la musique protestataire des années 60…et puis Jacques Brel.
Nos musiques, comme nos castings sont éclectiques. Mathieu Amalric et Jonathan Cohen, par exemple. En musique, même ouverture, sans oublier Sister Sledge, avec les Doors et Jimmy Hendrix. Ça correspondait à un esprit de contestation qui raconte un mouvement perpétuel. Il y a quelque chose de l’ordre de la répétition. On a toujours l’impression que notre époque est la pire, mais il n’y a pas vraiment d’innovation. Des combats, oui. Le monde s’effondre depuis toujours ! D’où la chanson des Doors, la référence à Apocalypse Now et à Coppola. Au chaos nous essayons d’apporter un peu de lumière. Si les gens se marrent dans les salles mais s’ils repartent avec dans la poche deux ou trois choses à lire, comme des devoirs à faire, ça nous va très bien. Chacun prend ce qu’il a envie de prendre. La comédie, face au chaos, c’est le seul rempart. Rire du malheur ! Une phrase de Romain Gary nous a beaucoup marqués. « L’humour est la preuve de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. »
Une autre réflexion suscitée par votre film est qu’on ne peur rien effacer, surtout le passé. Il vaut mieux parvenir à le dépasser, à se dépasser soi-même. C’est un engagement à l’optimisme.
On regarde le passé pour mieux vivre le présent et mieux appréhender le futur. Chercher à effacer une situation participe à l’empirer. On se demande parfois comment faire pour mieux avancer. Et puis, il faudrait valider l’idée qu’il serait indispensable d’être « recevable ». L’idée du film est aussi qu’il y a une génération qui est en dette vis-à-vis d’une autre et qu’on ne sait pas comment solder la dette. Sommes-nous « recevables » auprès de nos enfants à qui nous laissons une situation difficile à gérer ? D’où l’espoir d’un monde d’après pendant le confinement. Comme une chimère. C’est d’ailleurs ce qu’on dit en psychanalyse. Dans certains moments complexes, il faut parfois créer des chimères pour les faire passer. Cette chimère a fonctionné le temps du Covid. Après, elle a totalement disparu ! Les artistes sont comme des enfants. Il ne faut pas leur en promettre ! Nous avons eu envie de questionner ceci. Le thème le plus frustrant est le rapport à la nature. Il y a d’ailleurs un paradoxe : la qualité de l’air était meilleure pendant le Covid, alors que des gens mouraient de problèmes respiratoires. Il y avait quelque chose de particulier sur la respiration. Juste avant le Covid, on était dans une société très pleine, très rapide, comme un cheval au galop qu’est venu percuter ce bouleversement. Nous étions confinés, restreints, d’où cette envie de filmer le vide et le plein, ce passage du trop-plein au Covid et au vide. C’est de cette façon que nous sommes connectés à notre époque.
Après Héraclite, François Cheng avec le plein et le vide. Et puis le triangle de Karpman, que l’on retrouve par exemple dans Kirikou. Les rôles du juge, du coupable et de la victime sont interchangeables. Votre héroïne se demande à un moment si elle est victime ou coupable.
Nous pointons cette ambiguïté qui crée une culpabilité très prégnante chez les jeunes. Nous avons travaillé au contact de militants qui entourent le film, qui jouent. Leur anxiété est très prégnante quant au futur et à l’état de la planète. Quelle réponse apporter pour avancer sereinement et ensemble ? On ne sait pas. La violence peut d’ailleurs s’installer très rapidement à cause de cette anxiété et de cette incertitude. Les problèmes liés à l’eau, par exemple, sont un avertissement.
Vous parlez d’eau. Quand on vous rencontre, on se dit que faire du cinéma est facile. Il suffit d’observer, d’être une éponge ! (rires).
Nous ne sommes pas sourds aux problèmes de la société. C’est sorti avec En thérapie pour sonder l’âme humaine. Avec ce film, nous passons par l’humour. C’est à la fois facile et pas facile.
La conclusion pourrait être que nous agissons tous pour notre intérêt personnel. Parmi nos phrases clés, il y a avait « Sauver la planète ou se sauver soi-même ? » Nos héros tentent de se sauver de situations personnelles périlleuses. Certaines personnes se lèvent en disant qu’elles veulent sauver le monde. Sommes-nous dans l’éthique ? À un moment du film, un personnage dit qu’il faut penser aux générations futures et on lui répond « Les générations futures, je ne les connais pas ». C’est tiré d’une réplique de Groucho Marx. Que laisserons-nous derrière nous ?
Vos deux héros se révèlent dans l’action. C’est un peu comme avec l’histoire du chat de Schrodinger. Tant qu’on n’a pas ouvert la boîte, on ne sait pas s’il est mort ou vivant. C’est l’action qui décide.
Nous avons été frappés par nos rencontres avec des activistes. Frappés par leur engagement pour aller vers les autres.
Au fond, vous faites des films pour ne pas avoir à répondre précisément aux questions que vous vous posez. Vous les laissez ouvertes à tout le monde.
C’est exactement ça. Pour nous, la réponse est une façon momentanée de stopper la question. Mais la question est une dynamique beaucoup plus intéressante que la réponse. La vérité est subjective. Je ne sais même pas si elle existe. Mais le va et vient entre la question et la réponse est peut-être le plus intéressant. L’étymologie du mot intelligence renvoie à l’idée de relier. L’entre-deux, encore une fois, est le plus intéressant.
Un entre-deux qui peut prendre la forme de la valse à deux.
La danse dit beaucoup sur l’humain. On ne triche pas quand on danse, on est soi. Nos films se terminent souvent avec de la poésie ou de la danse. Dans Hors normes, Vincent Cassel regardait Benjamin Lesieur danser et c’est dans ce regard que le film prenait son envol. Il n’y avait pas de fin parce que pas de solution au problème de prise en charge des autistes. Mais c’est le mouvement qui prime.