Je suis…
1 décembre 2022Je suis le malade imaginaire
Souvent homme varie. Je suis Charlie, et puis comme Gianni Infantino, handicapé, travailleur immigré. Quand suis-je moi-même ? C’est peut-être de cette question que traite Molière en général, avec Le malade imaginaire en particulier. C’est ce que Talpa a vu dans la mise en scène de Jean Liermier au Théâtre de Carouge. Quand suis-je moi-même et comment le langage le traduit-il ?
Le Verbe et les fonctions du langage
Certains auront pris plaisir à lire la 7° fonction du langage de Laurent Binet. Cette fonction plus que performative qui permettrait, par la parole, de modeler la réalité. Le Verbe ! Les six autres fonctions, selon Jakobson, tiennent compte du contexte, de l’interlocuteur, maintiennent la communication suivant un code commun…Jean-Baptiste Poquelin associé à Roman Jakobson, linguiste, fait un excellent Molière. C’est que celui-ci passe en revue, utilise toutes ces catégories et en joue, les met en scène, les incarne. Relire quelques pages de la pièce suffit à relever ceci : quereller, interrompre, pleurer, demander, dire, ouïr, parler, entretenir, s’ouvrir…Ajoutons : galimatias, babil, feindre, grimace, panégyrique…Le malade imaginaire ferait-il de l’œil à Monsieur Jourdain qui, en un baptême permanent, se baigne dans les vers et la prose éternellement redécouverts ?
Les écarts de la langue
Serions-nous malades de notre langue ? Ne serions-nous enfin nous-mêmes que dans ces situations paroxystiques, burlesques et farcesques qui font exploser les faux-semblants? Où se fondent en une vérité le contexte, nos sentiments et notre discours lorsqu’ils sont en harmonie. En ce sens l’amour est un sentiment unique qui échappe à la prédestination sociale, qui transgresse les préjugés s’appuyant sur ce type de déclaration « Vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde ! » Rabotage de la véritable relation au monde qui passe aussi par la bêtification du genre « Mon papa…Mamour… »
Tautologie
Bêtise de la tautologie selon Barthes reprise dans le pseudo discours médical des Diafoirus Père et Fils sans Esprit qui traduisent en bon français leur latin de cuisine, comme le font nos politiques, économistes, gestionnaires de tout poil qui nous rasent. Ainsi cet invité d’une radio se présentant récemment comme « team leader » et traduisant dans la foulée « chef d’équipe ».
La réalité
Nos zélus nous demandent de « regarder en face » une réalité qui devrait, de chiffres en graphiques, de courbes en statistiques nous effrayer. C’est ainsi qu’Argan, crédule et faible, prend tout à la lettre. Et c’est de ceci qu’il est malade, même si son bon sens lui permet de résister encore un peu, au moins en ce qui concerne la dépense. Argan analyse l’argument publicitaire concernant les médecines qui lui sont conseillées et ramène celles-ci à un prix qui lui semble plus juste. Croyant le maîtriser, il pense avoir la main sur ce qui, entre autre, est censé « …adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir (on croirait un produit de beauté contemporain) le sang de Monsieur. »
Plus que la langue
À cette virtuosité de la langue de Molière, Jean Liermier et les acteurs ajoutent celle des regards, de l’expression, du geste, de la nuance qui tempère ou amplifie, montre le double langage. Celui-ci prend toute son ampleur dans l’évocation du carnaval. Cette période où tout est inversé, puissants et humbles, sexes, dans une explosion de licence. Licence qui nous mène à celle d’exercer la médecine. Sur le conseil de son frère, Argan devient médecin. Il est désormais le malade et son propre médecin. Situation risible mais qui fait écho à une réplique « Songez que les principes de votre vie sont en vous-mêmes. » C’est avec ces principes que chacun doit se gouverner !
Du ballet ! à la canne et à la chasse d’eau
On pourra regretter l’absence des divertissements et ballets. Les moments passés par Argan aux toilettes pourraient en tenir lieu. Divertissement des entrailles, glou glou de la chasse d’eau agrémentent la mise en scène, allègent les intestins d’Argan et l’attention du public. C’est d’ailleurs à lui que s’adresse le malade devenu médecin dans une dernière déclaration. Argan nous considère alors comme ses confrères. Serions-nous toutes et tous des malades imaginaires ? Et l’imagination irait-elle jusqu’à voir dans le vêtement bleu et les chaussettes jaunes d’Argan une signification particulière ?
Mystère !
Demeure le mystère de cette porte condamnée, très visible sur la scène, dont on ne sait où elle mène. Comme le mystère de Béline qui revient jeter un coup d’œil à la scène qu’elle quitte en compagnie d ‘Argan et de son amant notaire. Un indice, une parole traîneraient-ils là, pouvant la trahir ? Un témoin, le public, pourrait s’en apercevoir ! Mystère encore que cette fin ouverte. Argan est-il devenu plus sage en se faisant médecin ? Est-il guéri de sa maladie qui consiste à se croire malade ? Devient-il « normal » en croyant que nous sommes tous comme lui ? Nous qui créons les maladies dont nous voulons ensuite guérir. La réponse est peut-être derrière cette porte condamnée…