Godot, idiotie, Sisyphe…
9 janvier 2023Jean-Yves Jouannais L’idiotie
« … la révélation survenue tandis que Beckett, juste après la guerre, se trouve à Foxrock au chevet de sa mère… Il songe alors, pour l’accepter immédiatement, au caractère limité de son intelligence, c’est-à-dire qu’il envisage l’intelligence humaine à l’aune de ce qu’elle interdit plutôt que de ce qu’elle permet. C’est en termes d’obscurité et de lumière qu’il rend compte de cette capitulation. Laquelle, parce qu’elle relève d’une acceptation, prend des airs de libération. Il prend conscience de ce qu’il nomme sa folie, de la précarité de l’entendement intellectuel… C’est ainsi que se donne à lire En attendant Godot, en 1952… ce texte marque… la lumineuse conversion en idiotie de tout le matériel de confusion promis par l’intelligence. » (Pages 55/56, édition Champs arts).
Être écrasé…
Beckett citait volontiers Bram Van Velde. Dans le livre de Charles Juliet Rencontres avec Bram Van Velde, celui-ci déclare : « Je suis écrasé par l’incompréhensible. » Voir à ce sujet le Sisyphe de Catherine Meurisse dans Humaine Trop Humaine.
L’absurde
« Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite : le monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut dire. Mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et du désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. » Camus Le mythe de Sisyphe. C’est vraisemblablement entre l’irrationnel et la clarté que vadrouille Godot.
L’idiotie en stéréo
Le Réel, Traité de l’idiotie, Clément Rosset. Dans l’avant-propos, l’auteur écrit « Les lignes qui suivent proposent quelques incursions dans le champ du réel, par quoi nous désignons d’abord l’existence en tant que fait singulier, sans reflet ni double : une idiotie donc, au sens premier du terme. » Ne serions-nous pas tous des Godot qui chercherions, par l’intelligence, par la recherche de sens, par le recours à la conscience à nous connaître et à devenir ce que nous sommes ? À « vivre nos rêves » alors que nous sommes nos rêves. Alors que la vie n’a pas de sens déterminé. Alors que nous attendons, au lieu de vivre les Godot que nous sommes. Acceptons d’être uniques, des hapax. Acceptons notre solitude et notre idiotie pour mieux en émerger.
Beckett, l’emploi du temps
Ce qu’on appelle l’“emploi du temps” est souvent, s’il ne l’est pas toujours, une manière de ne pas employer le temps, de mettre celui-ci en sursis et à l’écart. Disons une façon de ne pas l’éprouver en tant que tel. Ce qui vient occuper le temps, l’emploi du temps justement, est aussi ce qui rend le temps imperceptible, insensible, hors conscience et comme hors champ. C’est quand il n’y a rien à faire que le temps devient perceptible…et se révèle aussitôt comme source d’ennui et d’angoisse…
Clément Rosset, Faits divers. Chapitre Beckett, L’emploi du temps
Or il y a toujours à faire : vivre.
Godot à Carouge
En janvier 2023 le Godot d’Alain Françon sera attendu au Théâtre de Carouge. C’est tout de même drôle ce Godot qui, de représentation en représentation, pose des lapins et continue tout de même sa tournée. Dans Ce que l’art nous empêche de voir, Darian Leader rappelle le succès de l’absence de Joconde. Les gens faisaient la queue pour voir au Louvre l’espace laissé par le vol du tableau en 1911. Étymologiquement Carouge est un carrefour. Attention que Godot et Œdipe ne s’y rencontrent pas ! Beckett plante l’attente de Godot au centre de ce camping que constituent nos vies. Attente à ne pas confondre avec l’expectative chargée d’inquiétude. Plus proche de l’expectation qui cherche à savoir. Quoi ? Seul Godot le sait ! Est-ce que jouer l’attente serait une façon de la déjouer ?