Cuisiner la gastronomie. Épisode deux

Cuisiner la gastronomie. Épisode deux

17 août 2023 Non Par Paul Rassat

Voici le deuxième épisode de l’Histoire brève mais véridique de la gastronomie ou comment cuisiner la cuisine. Le dessin d’Ingrid Astier ( ©Flammarion) est tiré du livre de Bruno Verjus L’art de nourrir. Il réunit la nourriture, la sensualité et la sexualité en un esprit joyeux.

Dans « Un festin en paroles » Jean-François Revel écrit » Tout menu est un exercice de rhétorique… » ; ainsi posée la base du discours gastronomique, passons au propos de « Pourquoi j’ai mangé mon père ».

Père scientifique avant l’heure, inventeur hyperactif et humaniste, tellement en avance sur son époque que les polémiques qu’il provoque ressemblent étrangement à celles que nous pourrions avoir aujourd’hui.

Le voici avec son frère « écolo » Vania.

« _ Eh oui, cette fois tu as passé les bornes, Edouard ! rabâchait oncle Vania, tout en mastiquant à belles dents une épaule de cheval, le dos au feu.

   _ Tu l’as déjà dit, fit remarquer père qui, lui, s’attaquait à une côte de bœuf dans le filet. Qu’est-ce qui ne va pas avec le progrès, je voudrais le savoir ?

_ Progrès, progrès, c’est toi qui lui donnes ce nom, dit oncle Vania. Par-dessus son épaule, il jeta dans le foyer un cartilage décidément incomestible. Moi, j’appelle ça de la rébellion. Aucun animal n’a jamais été conçu dans le but de dérober le feu au sommet des montagnes. Tu as transgressé les lois établies par la nature. Tu en seras puni. Oswald, passe-moi un morceau d’antilope, j’en prendrais volontiers…

Oncle Vania pointa vers lui une clavicule accusatrice…Tu étais un des éléments de l’ordre établi, acceptant ses dons et ses peines, ses joies et ses terreurs, un élément du majestueux ensemble formé par la flore et la faune, vivant  avec lui en parfaite symbiose…Or maintenant, qu’en est-il de toi ?

_ Eh bien, qu’en est-il de moi ?dit père.

_ Coupé ! aboya oncle Vania. Séparé ! Exilé !

_ Coupé de quoi ?

_ De la nature, de tes racines, de tout vrai sentiment, d’appartenance, Edouard ! De l’Eden !

 _ Et toi non ? demanda père.

_ Non. Moi, je persiste à n’être qu’un simple enfant, et innocent, de la nature…J’ai fait mon choix. Je reste un singe.

_ Encore un peu d’antilope ? dit père en souriant.

_ Je goûterai plutôt de l’éléphant, merci. Mais ne crois pas pour ça que tu me dames le pion, Edouard. Quand l’animal a faim, il mange ce qu’il trouve, même si ce n’est pas de ses aliments habituels : loi naturelle de l’instinct de conservation. Il m’est permis, dans des circonstances exceptionnelles, d’ajouter du gibier à mon régime ordinaire de fruits, de larves et de racines. Dis donc, cet éléphant est un peu avancé, non ? »….

Plus tard naîtront des divergences entre père et fils narrateur.

_…J’étais trop jeune alors, sinon je ne t’aurais jamais laissé dilapider un monopole de fait en allant dire aux gens comment se procurer du feu sauvage sur les volcans ; maintenant, si l’on en juge par les volutes de fumée qui se lèvent un peu partout dans le pays, presque tout le monde en a, y compris mes charmants beaux-parents . Et  nous, qu’y avons-nous gagné ? Pas même le cuissot d’un cheval.

_ Pouvais-je le refuser à tous ces pauvres gens ? dit père.

_ Tu pouvais, dis-je, le leur vendre, en autoriser l’usage sous licence ; mais tu l’as tout simplement bradé, gaspillé pour rien, pas même des clopinettes… »

Comme on n’arrête pas le progrès, c’est le porteur de progrès qu’on arrête.

Edouard vient d’inventer l’arc et ses enfants le tuent pour arrêter les ravages que pourrait provoquer cette arme de dissuasion massive.

« Telle fut la fin de père en tant que chair, mes garçons. Et c’était, j’en suis sûr, celle qu’il eût désirée : être occis par une arme vraiment moderne et mangé d’une façon vraiment civilisée. Sa survie fut ainsi assurée, quant au corps et quant à l’ombre. Dans ce monde-ci il vit en nous, tandis que dans l’autre son ombre intérieure hache menu comme chair à pâté les éléphants de rêve. »

Et voici comment, de chasseur, on devient nourriture concrète et spirituelle, fondant ainsi dans le palais grâce à la maîtrise du feu inventé par soi-même et fondant la gastronomie qui ajoute à l’acte de se nourrir une dimension spirituelle. La plus grande invention d’Edouard fut involontaire, elle consista à transformer, même involontairement, son corps en nourriture.

Son narrateur de fils, Oswald, inventa par la même occasion la politique, qui consiste à imposer des décisions et des actes aux autres, à parler à leur place et à déclarer en leur nom qu’ils sont d’accord.