Donner du sens

Donner du sens

6 juin 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre à distance entre Pierre Hermé et Jean Girel, pâtissier et céramiste, tous deux dans la quête permanente de sens. Cet ensemble de réflexions libres nées du travail de ces deux créateurs permet peut-être de mieux cerner l’expression donner du sens.

Vendre du sens ?

Alors que notre société cherche de plus en plus à vendre et à se vendre, paradoxalement, on entend de plus en plus dire qu’il faut donner du sens. Donner du sens à ce qu’on fait, à notre travail, à notre existence sur terre. Cette apparente contradiction pourrait laisser comprendre que notre société toute entière manque de sens. Peut-être l’axe du progrès lié aux lignes budgétaires a-t-il masqué pendant un temps relativement long  le besoin de donner du sens à son existence.

La flèche de Zénon

Pour Camus «  le monde n’a pas de sens supérieur…quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul à exiger d’en avoir. » Le sens serait la recherche de sens. Cette affirmation n’est ni une aporie, ni une tautologie. Elle fait sens. C’est en cherchant celui-ci qu’on le fabrique. Il est le chemin. Nous touchons au paradoxe de la flèche de Zénon. Si le temps est constitué d’instants statiques auxquels une flèche tirée s’arrête systématiquement, ladite flèche n’atteindra jamais sa cible. Le rationnel montre ici ses limites. Le tir à l’arc est inscrit aux Jeux Olympiques. L’Odyssée- le Voyage- n’est pas un itinéraire semé d’embûches mais un parcours intérieur. Le temps y est celui de l’initiation.

Du sens ? Où ça ?

Celles et ceux qui manquent de sens en cherchent partout. Auprès des influenceuses et des influenceurs, de gourous, au sein de partis politiques, dans la pratique de telle ou telle activité à la mode, dans le développement personnel. Cette façon de chercher du sens peut faire penser à cette personne qui cherche ses clés là où il y a de la lumière parce qu’elle y voit mieux. Ou bien à celle qui s’émerveille de les avoir trouvées au dernier endroit où elle a cherché.

Le sens de soi

Le sens, au fond, c’est soi. C’est sans doute ce que signifie  le « Connais-toi toi-même. » Traduite du grec, bien sûr, la formule prend en français une saveur particulière. Connaître, c’est naître avec. Nais avec toi-même, en permanence. C’est de ce mouvement que naît le sens.

Le sel de la vie

Pierre Hermé écrit «  Le sens, c’est le sel de la vie. » Il a profondément raison. Pas le sel que l’on ajoute à une préparation pour la relever. Celui qui est au cœur, dès le départ. L’essence de laquelle se construit  l’aventure de la vie. En visitant le musée de Salins-les-Bains, vous apprenez que la mort la plus cruelle consistait à nourrir les condamnés sans aucun apport de sel. Dans d’atroces souffrances, ils finissaient par s’ouvrir les veines pour boire leur propre sang et y trouver le sel indispensable à la vie. Ce faisant, ils mouraient.

Le sens comme germination, ou l’inverse

Dans Puissance de la douceur, Anne Dufourmantelle écrit : « …Certaines choses sont appelées à se réaliser selon un principe intrinsèque à leur nature. Elles seront dites : en puissance. Elles portent un processus en sommeil dans leur propre devenir. Présentes au plus intime du vivant, elles sont une germination (dynamis en grec) dont le déploiement relève du temps même…

La puissance, Aristote l’a identifiée comme la capacité d’un être à grandir dans son devenir. Une graine contient un arbre « en puissance », bien que dans sa réalité matérielle rien ne permette de le discerner….

    La douceur est parfois une décantation qui nécessite en son principe une énergie immense rassemblée, contenue et sublimée jusqu’à devenir immatérielle. En cela elle peut être une activation du sensible en intelligible. Sans elle, y aurait-il de passage possible entre ces ordres ?…. »

Co-naissance

Le sel de la vie, ne serait-ce pas cette graine appelée à grandir en puissance ? Cette co-naissance permanente de soi résultant d’une nécessité intérieure, plutôt que  d’ingrédients ajoutés pour donner à sa vie, à une création quelconque un semblant de goût artificiellement rehaussé ?

L’ancrage et l’oxymore

Pour avancer, pour progresser, une base est nécessaire, un ancrage. À partir de celui-ci vous pouvez bâtir ; sinon, vous vous envolez, porté par le vent des modes, des tendances, des succès médiatiques très changeants. Solide sur vos appuis, vous pouvez expérimenter le contrepied, l’oxymore créatif. «  Le meilleur dans le sucre, c’est le sel. » écrit Pierre Hermé.

Une fois ancrée la colonne vertébrale, il est possible de tenter de nouveaux gestes. La fidélité aux maîtres, à l’apprentissage n’est vivante que dépassée, approfondie, portée par des découvertes personnelles. «  …évoluer en préservant les fondamentaux. » «  Cultiver la différenciation , penser différemment[ car] créer ce n’est pas copier. »

Oser

Afin de permettre à la graine originelle de prendre tout son essor, veiller à supprimer tout ce qui est superflu. «  Se faire confiance, se libérer des limites qu’on s’impose ». Douter, aussi.

En pâtisserie comme en art, le chemin comporte un moment où le regard, le goût, l’oreille séparent, décomposent, analysent pour reconstruire différemment mais toujours en accord avec la nécessité intérieure qui donne sens. Aller à l’essentiel, « ne pas décorer. » Dans Mythologies Roland Barthes dénonce la cuisine bourgeoise qui recouvre tout d’un glaçage censé renvoyer à une forme de perfection. Cette fameuse « excellence » mise à toutes les sauces. Jean Girel s’amuse de ce souci de pseudo perfection. Certains céramistes s’échinent à fournir un travail «  parfait » qui semble provenir d’un procédé industriel. D’autres, à l’opposé, soignent l’accident pour faire artisanal. Sois toi-même !

Holisme et correspondances

Il « suffit » de « décomposer le goût » et de le reconstruire , de l’architecturer en accord avec soi pour « réinterpréter.  Les fondamentaux y sont indispensables. On retrouve ces lignes de force dans toute grande œuvre d’un artiste, ces socles qui permettent de se projeter dans une quête permanente. La curiosité fait partie de l’aventure. La créativité est une façon holistique d’être. Synesthésie à la manière des Correspondances de Baudelaire. Jean Girel est autant jardinier céramiste que céramiste jardinier. Il est autant lui-même à faire pousser ses plantes au pied des paulownias, dans sa serre andine qu’à fabriquer des céramiques, du conditionnement de la terre à la touche finale, via les fours qu’il invente. Il est la matière, dans la matière.

Pierre Hermé  va «  au fond de la connaissance d’un produit pour tenter d’en percer les mystères, d’en capter la quintessence. » Ensuite l’architecture des pâtisseries, les saveurs, l’aspect, le nom forment harmonie.

Donner du sens

Le sociologue Alain Caillé évoque un aspect du don qui rejoint la démarche de Pierre Hermé, de Jean Girel et de toutes celles et ceux qui vivent le sens. Ils s’adonnent à leur art, à leur activité. Ils s’y donnent pleinement : c’est ce qui en fait le sens et résonne avec la pensée d’Anne Dufourmantelle.

Faire naître des étincelles

Jean Girel et Pierre Hermé sont des aventuriers organisés. Ils expérimentent, notent, enregistrent et chaque création est un pas sur le chemin d’une quête. Celle-ci est faite aussi de rencontres. Ce mot prend une acception particulière quand il devient conversations, qui est le titre d’un chapitre du livre Toutes les saveurs de la vie. De cet art de la rencontre et de la conversation, Théodore Zeldin écrit : «  La conversation ne se contente pas de battre les cartes : elle en crée de nouvelles…de la rencontre entre deux esprits naît une étincelle… »

Le sens du sens

Terminons avec une histoire tirée de Contes philosophiques du monde entier, de Jean-Claude Carrière. « Un sculpteur brésilien, qui n’a aucune formation artistique, choisit des morceaux de bois et en extrait des animaux. Certains de ces animaux sont connus de lui, d’autres non.

   Un jour où il sculpte une girafe, sans aucun modèle ni aucune image de cet animal qu’il n’a jamais vu, quelqu’un lui demande comment il procède.

— C’est très simple, répond-il. Je prends mon morceau de bois, je commence à travailler, et tout ce qui n’est pas de la girafe, je le jette. »