Édouard Loubet, les étoiles du Michelin et de la passion

4 mars 2021 Non Par Paul Rassat

— J’ai vendu mes hôtels restaurants de Bonnieux et de Lourmarin. Je vis actuellement dans ma maison d’hiver. J’y demeurais de décembre à févier pendant la fermeture en Provence. Ma femme Isabelle possède le Chalet- Hôtel de la Croix-Fry, avec La Table de Marie-Ange . Nos enfants vont à l’école à Thônes et à Manigod. Je redescends en Provence fin avril parce que j’y ai mon jardin, ma maison que je garde encore une année. Pendant ces vingt-cinq années en Provence, je n’ai fait que travailler. Je vais pouvoir apprécier d’y vivre.

Un chef spontané aux multiples facettes. Photos © Jean-Marc Favre

C’est intéressant parce que cette pause intervient pendant une période un peu délicate liée au Coronavirus.

C’était programmé avant. J’ai démarré Le Moulin de Lourmarin en 92 avec tellement d’ambition que c’est devenu immense en vingt ans. Je ne pense pas qu’il serait judicieux de laisser à mes enfants un aussi gros bateau à diriger, même s’ils ont grandi avec nous et connaissent par cœur notre métier. Je vends tout pour que nous puissions créer quelque chose ensemble. C’est une nouvelle aventure que nous lançons ensemble. J’y serai plutôt l’accompagnant ou le conseil pour leur mettre le pied à l’étrier. Cette démarche permet de resserrer la vie de famille. Quand mes enfants voulaient me voir, j’étais dans ma cuisine de sept heures du matin à une heure du matin le lendemain. Ils venaient m’y voir, vivaient pleinement ma passion, ils la partagent mais je ne les ai pas souvent amenés manger une glace ou faire autre chose.

Un petit air de Provence. Photos © Jean-Marc Favre

Vous pensez qu’ils vont fonctionner de manière différente ?

Je ne sais pas. Ils sont libres de leurs choix. Je n’ai pas envie de leur imposer quoi que ce soit à part la rigueur du travail bien fait. Ma femme et moi réfléchissons à faire autre chose entre la Provence et ici. Jusqu’au Luberon la vallée du Rhône est une terre très agréable, au climat propice. Les conditions de travail y sont intéressantes ainsi que la qualité de vie. Même si je n’ai pas encore choisi précisément l’endroit, j’ai en tête quelques possibilités qui répondent à mes attentes. Ce sera plutôt un travail à la ferme. On pourra y dormir et manger mais ça ne sera plus un hôtel restaurant. Je vais pouvoir produire mes farines pour faire mon pain, planter mes amandiers, mes truffiers, mes oliviers. Les trois quatre endroits que j’ai retenus offrent le nombre d’hectares suffisant. J’ai toujours fait mes jardins, mon maraichage, l’agriculture mais je souhaite les pousser encore davantage.

Avec l’acquisition très rapide d’une étoile, puis d’une deuxième, les 18/20 au Gault et Millau, j’ai des clients engagés, passionnés par ce qu’on fait, à la recherche de bonnes choses. J’ai remarqué cependant que ça devenait pour eux une routine, un dû. Je quitte cet univers la tête sereine : s’ils reviennent demain manger ma cuisine, l’état d’esprit sera différent. Ils seront heureux qu’on les reçoive à la maison. Ils n’iront pas au restaurant mais seront reçus dans une maison. Les relations en seront modifiées. Il leur faudra s’adapter. J’aimerais que l’amour de notre beau métier ne soit pas qu’un service mais vraiment une expérience de vie.

Vous évoquez la transmission à vos enfants, vous êtes passé par des établissements prestigieux, comment à travers une formation apprend-on à être soi-même ? À se dégager de ce qu’on apprend ?

J’ai ouvert ma maison à vingt-deux ans. Celles que j’ai faites avant, à partir de dix-sept ans m’ont fait réagir. Très vite j’appelais ma maman pour lui dire que c’était super, que j’avais compris ce qu’on y faisait, mais que les maîtres d’hôtels et les cuisiniers qui y travaillaient ressemblaient à des militaires avec plein de médailles. Je ne voulais pas rester plus longtemps dans ce cursus parce que je souhaitais créer ma cuisine. Rester libre dans ma tête et de ce que je voulais faire.

Je suis passé par quelques belles maisons. Je suis resté un an et demi chez Marc Veyrat. On m’y a envoyé pour me mater. J’y suis allé parce que ça ressemblait énormément à l’éducation que j’ai eue en montagne. Il expliquait ce qu’il faisait. J’avais vécu avec mon oncle et mon grand père : chasse, pêche, champignons, gnôle, cueillir, ramasser ont fait partie de mon apprentissage de vie. C’est pour cette raison que j’étais plutôt école buissonnière. Un peu Robin des Bois, défenseur des opprimés.

J’ai pris le chemin de la cuisine pour faire plaisir à mes parents. Je n’étais pas sûr de vouloir le suivre. Encore moins pendant ma première année parce que j’avais l’habitude des grands espaces, de la liberté au point de ne pas rentrer le soir et de faire des igloos. Des journées entières entre quatre murs, ce n’était pas du tout ce que j’avais envisagé pour ma vie. Un changement s’est produit lorsque je suis passé aux États-Unis. Les cuisiniers y vénéraient les grands chefs français, ils en parlaient en permanence. Joël Robuchon, Alain Chapel, Frédy Girardet

« Col maestro » Marc Veyrat. Photo © Jean-Marc Favre

Je suis justement rentré pour aller chez Chapel. Je n’étais jusqu’alors passé que par des entreprises familiales et j’ai soudain eu envie de faire partie des meilleurs chefs français. C’était devenu un challenge. Je me suis mis au boulot comme un dingue avec l’idée d’acquérir cette reconnaissance, de faire partie des meilleurs, d’apporter le meilleur à mes clients, un bel accueil, une belle vue, une belle lumière. Une étoile est arrivée très vite en 95 alors que j’avais vingt-cinq ans. Elle a mis le feu aux poudres ! Confirmée par une deuxième étoile deux ans après.

Ma décision de changer de cap vient du fait que je ne veux pas laisser ce type de challenge à mes enfants, obtenir des étoiles, les perdre ou les garder. Il ne faut pas être esclave d’un résultat. Martin Fourcade vient d’obtenir une médaille d’or de plus parce qu’il y avait eu tricherie. Il faut savoir rester heureux de ce qu’on a fait, avec ou sans étoile ou médaille.

Challenge des Chefs Etoilés 2015 – Le Grand-Bornand. Photo © Jean-Marc Favre
La consécration à vingt-cinq ans est arrivée trop vite ?

Non, au contraire. Je la voulais. Je trouvais même que ça n’allait pas assez vite. Là où j’étais peut-être trop jeune, c’était face à tous les changements que ça entraîne. Changements de clients, de comportement, d’exigence, changements pour les équipes bien installées dans le travail mené ensemble depuis deux ans. D’un coup c’était « Chef, on travaille trop maintenant ! On aime ce qu’on a fait avec vous mais… » D’où changement d’équipe, réorganisation. Je découvrais tout ce nouvel univers et quand on est novice et un peu autodidacte, c’est plus de travail que pour quelqu’un qui a été préparé et formé. Mais c’était d’abord plus de décisions personnelles à prendre et j’ai la chance d’une spontanéité.

Comme ma cuisine, mes décisions sont un peu inattendues. Pas déraisonnées mais dans le feu de l’action. Il se trouve que chaque fois j’ai opéré de bons choix. Je pense que l’adrénaline aide beaucoup à vivre son histoire. On ne bifurque pas, on reste dans son idée, dans son tunnel comme quelqu’un qui s’entraîne pendant quatre ans pour les JO. Il faut se fixer des objectifs, les atteindre mais il est interdit de jouer personnel. Pour réaliser la cuisine que je faisais à La Bastide de Capelongue, je devais être suivi par une équipe qui me comprenait. C’est beaucoup de travail, de formation, d’acquis et de professionnalisme qu’on ne peut pas atteindre seul.

Il y a la transmission de génération à génération, l’invention de soi et l’autodidactisme et puis la transmission au jour le jour. C’est un boulot physique mais aussi intellectuel, psychologique.

Il y a une part éducative dans ma façon de travailler. La plupart de mes équipes apprenaient un travail abouti dans une assiette. En amont je leur apprenais aussi à ne pas jeter, à réutiliser, à être économe. Pour me mettre à mon compte à vingt-deux ans, il m’a fallu apprendre à gérer et je l’ai transmis à ceux qui n’avaient pas cette approche. Il ne faut pas considérer qu’une tomate cueillie au jardin n’a rien coûté. Elle a exigé de l’eau, du travail. La jeter, c’est jeter son propre travail au lieu de contribuer à payer ses charges. Il faut aussi être chef d’entreprise. Avoir un jardin y participe.

Quand vous avez créé votre jardin, c’était déjà dans l’air du temps ?

J’ai été un précurseur. Quelques chefs avaient devant chez eux des bouts de jardin pour faire des photos avec les Japonais. Ils n’avaient pas quatre ou cinq hectares de jardins cultivés destinés à constituer la plupart des produits qu’ils cuisinaient. Peut-être certains avaient-ils adopté aussi cette démarche mais ils ne la mettaient pas en avant. Michel Bras avait, je crois, démarré un potager…

D’où vient cette façon d’envisager la cuisine, la relation au produit, à la terre ?

À la maison, on ne mangeait que des produits du jardin de mon grand père. Dès que j’ai ouvert mon restaurant, j’ai eu envie de reproduire ce que j’avais vécu, mon éducation. Quand on a ses propres produits on ramasse le matin pour la journée, sans passer par le frigo. On vit avec.

Cette relation particulière aux produits doit jouer un rôle dans la création. On voit les produits différemment.

La couleur, l’odeur, la forme apportent à la créativité. Et puis il y a la contrainte du moment. Il faut travailler les produits qui arrivent à maturité avant qu’ils soient trop gros, passés. Je ne réalise pas les mêmes cartes s’il fait chaud, s’il pleut, s’il fait froid. Pour la génération qui m’a précédé, il y avait quatre saisons donc quatre cartes. Au Luberon, il y a six saisons, un long printemps, un été trop chaud, un hiver très rude, l’automne avec les produits de la chasse, les champignons… Ce qu’on voit dans les histoires pagnolesques, on le vit vraiment en Provence. Les anciens parlent de recettes réalisées avec pratiquement rien, une patate, une roquette, une truffe. Ces saisons, ces climats, la nature, mes cueillettes, mon potager, les bourgeons, les feuilles, les racines m’ont aidé à établir mes cartes, à faire vivre mon restaurant, à donner une histoire pour laquelle les clients venaient. Pour vivre cette histoire et ce travail.

Tout ce que vous évoquez, ce parcours, cette cohérence nous ramènent au début de la discussion et au projet à venir qui va rassembler tout ce que vous énoncez.

C’est ça. À la différence que ce sera moins à raconter et plus à vivre. Que le client ne passe pas simplement trois heures à table mais plus de temps partagé avec nous.

Pas jusqu’à faire la cuisine à votre place !

Non, mais ceux qui le voulaient ont toujours été accueillis dans notre cuisine pour une journée de cours, pour des recettes réalisées ensemble. Les rencontres autour d’une réalisation sont toujours excitantes. Une recette, des cartes, des plats, ce sont aussi des rencontres.

Les chefs de Savoie viennent féliciter Emmanuel Renaut pour sa troisième étoile dans son restaurant Flocons de Sel de Megève. L’amitié. Photo © Jean-Marc Favre
Il vous est arrivé de réaliser un plat à la demande d’un client ?

Oui, surtout quand un client reste plusieurs jours à l’hôtel. Il arrive qu’il souhaite goûter tel ou tel produit du marché. D’autres veulent retrouver un plat qu’ils connaissent mais qui n’est plus à la carte.

Ce sera différent avec votre nouveau concept.

En fonction uniquement des produits de la ferme et du moment. Je suis dans une continuité de ce que je faisais à la Bastide de Capelongue et au Moulin de Lourmarin. Je n’ai jamais acheté un produit issu de la région et hors saison. C’est mon éducation et c’est aussi ce que j’ai eu la chance d’entendre et de voir chez Alain Chapel. Il y a tellement de choix dans notre pays ! Ils ont de très bonnes choses en Italie ou en Espagne mais pas un choix aussi riche. En France, chaque région est marquée par le climat, par des traditions, par un savoir qui se mêlent entre le nord et le sud.

Vous recherchez une sorte de métissage entre le nord et le sud en vous installant vers la Provence ou la Vallée du Rhône. Ce sont des voies de passage.

C’est la cuisine du Comté de Nice qui était un chemin de transhumance et de colporteurs. On retrouve pas mal de traditions similaires en Savoie, en Italie, dans le sud, d’Arles à Nice, et en passant par Monaco jusqu’aux Alpes. On montait le bétail en alpage l’été, ce qui entraînait des échanges. Il n’y a pas que la tomate, l’ail et l’aubergine dans le comté de Nice. On retrouve la morue dessalée au bassin avec les pommes de terre en Savoie ! Je suis un cuisinier de la Savoie, du Luberon et de la Provence. J’ai grandi en Isère, à Prébois, à proximité de Lus-la-Croix-Haute, donc à la rencontre des deux climats. Ce qui nous renvoie aux textes de Jean Giono. Provence, Isère, Vercors, Savoie, Hautes Alpes, retour en Provence, je voyage sans arrêt de l’un à l’autre à la manière de Giono. Ma cuisine retranscrit toutes ces influences.

Vous avez utilisé le mot « autodidacte », vous parlez de spontanéité, il y a aussi énormément de respect de l’Histoire, l’ensemble forme tout un feuilletage.

Je  représente aussi le respect de tout ça. Je ne l’ai pas inventé, je m’en suis imprégné. J’ai écouté, j’ai lu. J’ai toujours eu envie de servir et d’embellir cet héritage en le faisant vivre au goût d’aujourd’hui parce que les choses doivent évoluer. De la même manière, j’ai toujours aimé m’adapter au lieu où je me trouve. C’est ce que j’ai fait en Corse, à Saint Florent où nous avions un établissement, mes parents et moi. Si j’étais demain à Saint-Malo, je regarderais ce qui se fait et je m’en inspirerais pour être encore plus créatif. Pour mes asperges, en Provence, j’ai enlevé le beurre de la sauce hollandaise, par exemple. La pointe acidulée vient de ce que je fais fermenter la sauce avec de la sarriette. Au bout de deux ou trois jours, je l’émulsionne en une crème onctueuse avec une touche de fruité d’orange.

Chercher, créer, ça inclut des échecs ?

Pas beaucoup. Il est toujours possible de rattraper une recette, comme une mayonnaise qui prend mal. En plus des herbes, des écorces, des racines que j’adore cuisiner, j’ai un goût pour la cuisine d’Asie, pour les épices que les femmes marocaines utilisent si bien. Même si je ne fais pas cette cuisine, j’y trouve énormément d’inspiration et de ressemblance avec mon univers. Des subtilités très féminines. Je tente de faire toujours une cuisine goûteuse et marquée venue de ce que j’ai appris avec Monsieur Chapel, que j’ai retrouvée chez Marc Veyrat. Une ou deux choses, simples, avec le goût du produit embelli si possible avec l’accompagnement. Nous pratiquons un métier d’art et de nuances. Rien n’y est figé. Chaque service est différent. L’attente des clients n’est jamais la même. Nous faisons tous les jours la même chose en n’étant jamais pareils.

La cuisine est un voyage. Photo © Jean-Marc Favre

Quelque chose bout en moi que j’aime bien partager ; mais j’aime aussi goûter le silence, le chant d’un oiseau.

Une dernière question. Quel est le produit que vous préférez manger ?

La patate ! Il n’y a rien de meilleur. Une bonne purée de pomme de terre étalée sur du pain croustillant cuit à l’instant. Ma tartine du matin. Le croustillant, le moelleux, l’adéquation parfaite, la touche onctueuse, un peu grasse. Incroyable ! La même pomme de terre froide, coupée en morceaux avec une mayonnaise pour le soir. Énorme ! D’une patate, on peut même faire un dessert.

De cette conversation en bord de lac d’Annecy se dégage l’impression d’engagement, de passion et de vérité. Cuisiner, c’est chercher, fabriquer, donner, savoir repérer et prendre ce que donne la nature. Édouard Loubet dit « mes » asperges. Un chef utilise volontiers l’adjectif possessif. Un possessif qui n’exprime pas basiquement une notion de propriété mais bien davantage une appartenance, une identité qui se noue par l’intermédiaire d’une appropriation et d’un échange entre le chef et le produit. Pour transformer un produit, il est indispensable que celui-ci ait une forte identité. On ne transforme pas de l’inexistant, de l’insipide. Ce travail de transformation révèle et enrichit l’identité d’un produit, permettant le partage qui autorise le sacrifice de celui-ci.